UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Chocolat, Champagne, la Volupté de Dr Tran Ky

CES SORCIÈRES QUI ŒUVRENT DANS LE MOUT

La transformation du jus de raisin en vin est un processus qui se produit presque spontanément à l’état naturel. Les bactéries normalement présentes sur la peau des baies mûres sont à l’origine de ce processus. Ce sont ces micro-organismes, les levures, qui initient les réactions enzymatiques nécessaires aboutissant à la genèse du vin.

Plusieurs espèces de levures composent en fait la flore naturelle qui pullule autour des grappes gorgées de sucre. A côté des Saccharomycès cereviciae bien connus, d’autres magiciens invisibles oeuvrent également dans l’ombre pour que fleurisse un jour le bouquet.

La plupart des vins produits à l’échelle industrielle recourent aux levures standards visant à activer le processus de fermentation. Un tel procédé permet même d’entretenir une vinification continue :

D’un côté, un circuit de jus de raisin pénètre sans interruption dans l’immense cuve de fermentation dont la température se maintient à 14 degrés. A l’autre bout de l’appareil, le vin est soutiré suivant le même débit. D’où cette uniformité monotone en flaveur et en couleur qu’engendre une telle production de masse !

Il n’en est pas de même, heureusement, chez de nombreux petits exploitants du terroir qui travaillent encore à l’ancienne avec quelques souches de levures indigènes conservées selon les techniques traditionnelles. Ainsi parviennent-ils à élever des crus tout à fait exceptionnels.

Il va de soi que tout champagne de qualité, biologique, s’oblige à utiliser, au moins en partie, des races de levures vivant naturellement sur les grappes bien mûres. Les techniques de vinification doivent ici obéir à un protocole respectant les us et coutumes des vignerons de la région.

D’où vient ce pouvoir étonnant de ces micro-organismes ? Le noyau cellulaire de chaque levure possède 34 chromosomes contre celui de l’homme qui en contient 46. L’écart est minime entre nous et ces microbes qui avaient régné sur notre planète pendant des milliards d’années. A propos des prouesses sexuelles, la levure n’a rien non plus à nous envier. Car, pour courtiser, elle se débrouille merveilleusement comme nos cellules germinales.

Lorsque le milieu ambiant abonde en substances nutritives, sur les baies mûres ou au sein du moût, la levure se multiplie rapidement par bourgeonnement, donnant naissance à des enfants qui portent chacun 34 chromosomes répartis en 17 paires.

Par contre, dès que les conditions de l’environnement deviennent hostiles, la levure mère ne génère que des enfants à 17 chromosomes, chacun d’entre eux ne reçoit que la moitié de l’héritage maternel.

Les microbiologistes désignent les enfants des deux sexes par « a » et « alpha ». Leur mère a pris soin de ne pas les égarer. Elles les unit par quatre ( deux garçons et deux filles ) , à l’intérieur d’une petite poche (asque) afin de faciliter leur union ultérieure. Il s’agit là de véritables cellules sexuelles de la levure qu’on désigne par le terme de spores.

Observés au fort grossissement, nos alchimistes apparaissent sous l’aspect de petites cellules arrondies dotées chacune d’un noyau. La taille d’une levure mesure à peine 5 mu, enveloppée par une membrane à double paroi. Ce qui différencie la levure de la bactérie est que le noyau de la deuxième sorcière apparaît nu, sans membrane nucléaire. Le duo travaille ensemble pour générer le bouquet du champagne.

Surtout ne sous-estimons pas la petitesse de leur taille insignifiante. Notre magicien est un artiste respectable qui a contribué à nourrir l’humanité depuis l’aube de l’Histoire. Rien d’étonnant donc qu’il eût le suprême honneur d’être comparée à l’ardeur de la foi dans la « Parabole du levain » :

« Le Royaume des Cieux est semblable à un levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé. »
Matthieu 13 - 13

Paul lui-même recommanda aux Corinthiens ce rite inattendu de la renaissance :
« Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle. »
Ce levain, cité 42 fois dans le Livre des livre, représentait déjà deux forces antagonistes. Il était craint et respecté en tant que source d’impureté tout en symbolisant l’élan de la Nouvelle Alliance.
De tout temps, la sagesse recommande de distinguer le bon levain du mauvais, car le meilleur peut côtoyer le pire. Pascal, dans ses « Pensées » ne nous rappelle-t-il pas que :
« Ce mauvais levain a sept noms dans l’Ecriture. »

Sous le soleil de l’automne, chaque baie jaunie peut héberger sur sa peau plusieurs millions de spores de levures. On a calculé qu’un vent léger soufflant sur le vignoble pendant la période des vendanges emporte quelques 12 millions de spores par mètre cube d’air.

Cette extraordinaire dispersion s’accompagne aussi d’une remarquable vitalité, pour les bactéries amies comme pour les micro-organismes ennemies. Entre la pourriture noble et la pourriture ignoble, le viticulteur doit veiller en permanence.

N’oublions pas que les spores de certaines souches de levures sauvages peuvent encore germer après 25 ans de vie au ralenti.

Ces micro-organismes sont omniprésents, toujours prêts à rendre service ou à nuire. D’expérience, les vignerons se méfient terriblement des souches sauvages qui altèrent le vin en formant des filaments ou en sécrétant de l’acide sulfurique qui fait tout tourner en vinaigre à l’air libre.

En fait les espèces de levures domestiquées par l’homme depuis des millénaires ne dépassent guère une centaine sur les 160,000 souches recensées vivant dans la nature. C’est sans doute en essayant au cours de multiples tentatives pour obtenir la meilleure fermentation possible pour le champagne que le génial moine Dom Pérignon a fini par découvrir les souches qui conviennent le mieux à cette vinification originale.

De nos jours, on recourt principalement à quelques types de levures fabriquées industriellement. Il est vrai que ces souches parfaitement sélectionnées sont plus sûrs, plus stables, mais aussi plus ternes.
Ces espèces apprivoisées comprennent plusieurs familles dont le célèbre Saccharomycès cereviciae et ses multiples cousins S. uvarum, S. carlbergensis. S. elipsoïdus… patiemment élevés par des générations de vignerons.

A l’évidence l’emploi excessif des insecticides a fini par bouleverser le fragile équilibre de la microflore indigène vivant librement dans les vignobles. Le fait de disposer d’une collection complète de ces micro-organismes vivant spontanément dans chaque terroir enrichira sûrement la recherche en œnologie.

Grâce à ces souches sauvages, les biologistes espèrent, par le biais de la sélection, du croisement et de la greffe, conférer aux levures domestiquées des propriétés inédites. Un travail de longue haleine, car le recensement de ces espèces locales commence à peine. Mais tous s’accordent qu’il faut continuer à enrichir ce patrimoine inestimable accumulé au cours des siècles de labeur.

Si les critères de sélection deviennent si rigoureux, c’est parce que le jus de raisin et le vin constituent des milieux paradoxalement hostiles à la prolifération des bactéries. Ces liquides biologiques ne tolèrent que le développement de certaines souches. Tandis que d’autres espèces meurent rapidement, tout en libérant des déchets nuisibles. C’est leur façon de se venger.

Ainsi donc, tout levurage inapproprié, au lieu de procurer une palette de molécules odorantes, cause au contraire un dégagement d’odeurs insupportables ou fait tourner le vin ! D’ailleurs les ferments ne se montrent pas toujours dociles. Les souches, même parfaitement sélectionnées et domptées, mutent parfois brusquement et changent leur comportement. Les voltes-faces des levures sont hélas imprévisibles, capables de transformer le moût en une mixture putride.

Pour que la fermentation se déroule dans des conditions idéales, le moût doit présenter une acidité optimale. Or son pH normal, c’est-à-dire la concentration des protons, reste aux environs de 3,5 alors que les levures préfèrent un pH de 4,5 lequel est bien moins acide.

D’autre part, les dérivés phénoliques du moût, les traces de fongicides ainsi que les substances inhibitrices issues de la fermentation, gênent souvent les réactions enzymatiques des levures.

Comme pour les humains, la vie n’est pas toujours rose pour les levures. Il arrive que le moût contienne peu de glucose, surtout lors d’une saison anormalement humide. En conséquence, moins de carbone sera extrait des molécules de sucre.

Face à la pénurie en énergie et en matière première, les levures réduisent leur train de vie. Elles bloquent une partie des rouages de leur usine par des phosphates. La fermentation reste donc inachevée, mal accomplie.

Chaque levure dispose normalement de plus de 3000 familles d’enzymes. Plus d’une centaine d’entre elles se retrouvent alors immobilisées par la phosphorylation. La crise oblige une partie des enzymes à se mettre en chômage technique. Elles reprendront leur travail lorsque l’environnement s’avère plus clément.

Ce phénomène explique certaines réactions imprévisibles lorsque la fermentation s’arrête partiellement. Maîtriser tous les paramètres d’un processus aussi changeant, canaliser la dynamique des enzymes dans tel ou tel sens représentent le secret personnel de ces hommes de l’art.

Au fil des générations, les vignerons tâtonnaient pour trouver les moyens susceptibles d’orienter le travail de ces levures de bonne volonté.

Tous ces aléas expliquent la rigueur des viticulteurs champenois fiers de leur savoir-faire. Ils font plus confiance à leurs recettes familiales dans lesquelles entrent aussi certaines souches de micro-organismes indigènes variant d’un terroir à l’autre.

Cependant, les souches sauvages se montrent plus turbulentes. Leurs caprices, leur indiscipline causent bien des soucis aux éleveurs qui savent que seule la surveillance laborieuse sera récompensée par un bouquet féérique.

Jusqu’à présent, la diversité et la complexité des souches de levures naturelles nous échappent encore, à part quelques vignerons qui détiennent encore certaines recettes ancestrales pour les manipuler. D’où ces crus exceptionnels qu’ils sont les seuls à créer sans que l’on puisse expliquer le déroulement exact des réactions biochimiques.

N’oublions pas que cette flore discrète évolue également au cours du vieillissement. C’est souligner le travail à la fois subtil et complexe de ces orfèvres de l’invisible. Bien nombreuses sont en effet ces espèces indigènes encore méconnues, sous-estimées. Les techniques traditionnelles de certains vignerons restés fidèles, sous leur aspect folklorique, représentent un véritable trésor de notre patrimoine œnologique.

Au cours des générations, les vignerons exploraient tous les horizons afin de trouver les moyens susceptibles de canaliser le travail de ces levures peu dociles. Marchant sur les pas de Dom Pérignon, ils découvrirent aussi que la seconde fermentation contribuait merveilleusement à abaisser l’acidité et l’agressivité du vin, tout en enrichissant les arômes du bouquet.

Ils se sont ensuite aperçus que le processus s’avérait d’autant plus harmonieux que la température du retour printanier était plus douce. La technologie moderne exploite cette méthode d’antan en réalisant une atmosphère de cuve voisinant 20°C, après avoir bloqué au préalable la fermentation à 2°C.

Et c’est justement cette deuxième fermentation, jadis codifiée par le génial bénédictin, qui caractérise l’élaboration du champagne.

L’étape cruciale se distingue par les réactions malo-lactiques sous l’effet des enzymes qui scindent l’acide malique en deux acides lactiques à faible pouvoir acidifiant. La prouesse est l’œuvre d’une famille de levures blanches (Leuconostoc cenos) qui est presque la seule espèce survivante en fin de fermentation alcoolique. Ce qui diffère du champagne rosé dont la fermentation malo-lactique recherchée exploite les bactéries lactiques.

Pendant le vieillissement, le dépôt des levures élabore patiemment la palette des parfums au sein de ce liquide vivant. Les levures éclatent les une après les autres. Leur autolyse libère des substances organoleptiques qui embellissent les senteurs.

Un vin de champagne bien élaboré et vieilli procure à l’organisme des molécules biologiques dynamiques facilement absorbables.

Observées au microscope, les levures apparaissent gorgées de substances qu’elles ont extraites du moût. Elles les stockent dans de minuscules poches (les vésicules).

Ces granulations se forment surtout au cours de la seconde fermentation. Cela prouve que chaque levure ne se comporte nullement comme une belle au bois dormant dans l’obscurité du cellier. Toue sa machinerie fonctionne au contraire à plein rendement. Sa membrane se gonfle, devient bosselée, tandis que d’intenses échanges biochimiques se produisent au sein du noyau cellulaire, synthétisant des molécules spécifiques à chaque sorte de levures utilisées.

Ces observations montrent que le vieillissement sur lie lors de la seconde fermentation enrichit surtout un champagne dont les baies d’origine n’ont subi aucune pollution. Pour cette raison, ces vignerons minutieux trient, épluchent, éliminent soigneusement les grains pourris. Ces opérations visent à empêcher l’oxydation avant le pressurage, à éviter toute souillure par les bactéries nuisibles responsables des mauvaises saveurs.

Selon la coutume, la peau des baies bien mûres doit être translucides, saine, gorgée de jus. Car elle est la partie la plus noble du raisin. Cette membrane délicate cache en effet le stock de matière première, source des arômes et des substances salutaires du champagne.

En fait, les baies, qu’elles dérivent du pinot noir, du chardonnay ou du pinot meunier, possèdent toutes les ingrédients nécessaires pour réaliser leur propre palette enchanteresse. Leurs composantes se présentent sous forme d’acides organiques, d’alcools supérieurs, de cétones, de phénols… combinés aux sucres tels que le glucose, l’arabinose, le rhamnose… Les hémi-celluloses qui sont des fibres en triple-hélices tissées de glucose en retiennent également une partie importante.

Parmi ces ingrédients se distinguent les esters, les polyols, les terpinéols, l’eugénol, le cadinol, l’hexanol… dont le chœur s’élève doucement du bouquet.

Mais le problème qui se pose est que ces molécules d’arômes demeurent séquestrées, endormies, attelées à leurs supports. Elles demandent à être activées, réveillées de leur torpeur avant de pouvoir s’épanouir, composer leur symphonie.

C’est là que réside tout le secret du vigneron talentueux qui parvient à les inspirer, à leur conférer une poésie qui les entraîne dans une valse éblouissante. En absence de leur maître dévoué, les baies abandonnées adopteront ni plus ni moins un comportement de cancres qui pourraient toujours mieux faire.

Ars cratia artis. Ces artisans hors du commun, gardiens de la tradition, sont les survivants des acquis du passé qui avaient nécessité tant de patience et d’efforts. Leur originalité, leur expérience, leur savoir-faire, constituent notre mémoire collective, offrant quelque chose d’unique, inédit, éblouissant. Une chance qui enrichit le choix et la découverte de la diversité.

Le temps est venu d’apprendre à mieux connaître ces maîtres de l’art détenteurs des recettes traditionnelles miraculeusement sauvegardées. Les consommateurs avisés et gourmets trouveront désormais une gamme de champagnes prestigieux de grandes qualités biologiques dotés de charme ineffable de chaque terroir, œuvres de ces artistes anonymes.

En dépit des aléas inévitables, ces viticulteurs de race ont su briller par leur volonté d’échapper à l’uniformité, de marier l’esthétique aux vertus salutaires du champagne.