UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Querelle de santé au XVIII et XIXème siècles Champagne ou Bourgogne ?

Querelle des médecins

Sont en lice les Facultés de médecine de Paris et de Reims, car il n’y a pas d’Université à Dijon.
Pendant un peu plus de 120 ans, entre 1652 et 1780, les médecins assez prétentieux, il faut bien le dire, et c’est là un petit défaut parfois amusant inhérent à la profession, qui voit chaque jour détruites ses affirmations de la veille, au fur et à mesure qu’avance la connaissance, ces médecins, disons-nous, se lancent à la tête des thèses bourrées de citations et truffées d’aphorismes.
A vrai dire, on ne risque pas d’assommer l’adversaire avec un « travail de doctorat » (comme disent alors les Allemands), car une thèse médicale au cours de la seconde moitié du XVIIe et au début du XVIIIe siècle est imprimée sur une affiche de format 27 x 32 cm ; elle aura une dizaine de pages du même format à la veille de la Révolution.
Ces thèses semblent d’ailleurs avoir parfois une finalité publicitaire liée à des aides, offertes par le négoce à des étudiants particulièrement brillants. On n’ose qualifier leurs démonstrations dans ces circonstances de scientifiques.
Les Bourguignons, voyant grandir la renommée du vin de Champagne au détriment de leurs produits, commencent l’attaque.
Edme Béguillet, avocat au Parlement de Dijon, oenologue et historien, grand défenseur des vins de sa province qu’il aime d’un chauvinisme mal dissimulé, dit que l’origine de cette lutte homérique est dans un arrêt du Conseil d’Etat du roi Louis XIV, qui en, 1662, fait l’éloge du vin de Beaune. Toutefois, l’ouverture des hostilités est antérieure de dix ans à l’arrêt de 1662.
En 1652, en effet, Daniel Arbinet, originaire de Beaune, soutient devant la Faculté de médecine de Paris une thèse intitulée : « Donc le vin de Beaune est le plus suave à boire et le plus salubre ».
Les Champenois, bien qu’émus par cette déclaration catégorique, mettent un certain temps à accuser le coup.
Ce n’est que le 8 avril 1677 qu’ils répondent à cette attaque indirecte sous la forme d’une thèse titrée « Donc le vin de Reims est le plus salubre de tous », soutenue devant la même Faculté par L.-B. de Révelois.
Le vin de Reims y est qualifié comme la plus saine des boissons et l’auteur énumère toutes les qualités de ce nectar : pas d’ardeur à la gorge, pas d’inertie de l’esprit et de torpeur des sens, pas de migraine, de dérangements d’estomac, de douleurs d’entrailles. « Prenez-en le soir, écrit-il, et vous pourrez, le lendemain, frais et dispos, vaquer à vos occupations... »

le champagne tue
les microbes
Ce n’est pas le premier docteur qui ait émis une opinion nettement favorable au vin de Champagne.
Le célèbre physicien de Paris, Péna, - raconte Tallement des Réaux dans une de ses Historiettes -, qui vivait au XVIIe siècle, fut un jour consulté par un étranger :

Petite histoire

- D’où venez-vous ?
-  Je suis natif de Saumur.
-  Natif de Saumur !
-  Quel pain mangez-vous ?
-  Du pain de la Belle Cave.
-  Natif de Saumur et vous mangez du pain de la Belle Cave.
-  Que mangez-vous encore ?
-  Du mouton nourri à Chardonnet.
-  Natif de Saumur, mangeant du pain de la Belle Cave et du mouton nourri à Chardonnet !
-  Quel vin buvez-vous ?
-  Du vin des Coteaux.
-  Quoi ! vous êtes natif de Saumur, vous mangez du pain de la Belle Cave et du mouton nourri à Chardonnet, et, vous buvez du vin des Coteaux et vous venez me consulter ?
-  Allez-vous en, vous ne pouvez pas être malade dans ces conditions-là.

Jusque-là, il y a à peu près parité, les deux champions ayant escaladé, chacun pour sa part, les superlatifs en « suavité » ou en « salubrité », mais sans animosité réciproque. La lutte reste courtoise.

Dans cet exposé de la « Querelle des Vins » entre Bourguignons et Champenois qui oppose les membres du corps médical, il ne faut avoir garde d’oublier l’influence de Fagon, premier médecin du roi Louis XIV.

A la fin du mois de novembre 1694, Fagon fait remplacer sur la table royale le vin de Champagne par le vin de Bourgogne.
C’est d’abord une affaire médicale, dont l’enjeu est la santé du roi. Mais c’est aussi le résultat de la rivalité entre deux médecins.

Antoine d’Aquin (1620-1696) est fils du premier médecin de Marie de Médicis et devient médecin ordinaire du roi en 1651. Né à Paris, il a cependant fait ses études de médecine à Montpellier. Il épouse la nièce d’Antoine Vallot, premier médecin du roi, dont il occupe la charge à sa mort en 1672. Il remplit cette fonction pendant vingt ans. Il survit à la mort de la reine Marie-Thérèse en 1683, dont il porte la responsabilité, n’ayant pas indiqué le bon traitement pour l’ulcère à l’aisselle qui l’emporta ; à la fistule royale en 1686, dont il est le spectateur pendant un an, hésitant sur le diagnostique et les remèdes. (C’est le chirurgien Félix, qui opère et guérit le roi.) Mais il succombe aux intrigues et est disgracié subitement le 2 novembre 1693.

Son vainqueur est Guy-Crescent Fagon (1638-1718), petit neveu de Guy de la Brosse, médecin ordinaire de Louis Xlll. Né à Paris, il y fait ses études de médecine. Il entre de bonne heure au service de la famille royale, puisqu’il est en 1668 médecin de la dauphine, et plus tard de la reine. Son travail de sape envers d’Aquin lui réussit, puisqu’il le remplace en novembre 1693.

La question des vins est une de celles qui ont opposé les deux rivaux. Elle est liée au traitement de deux affections du roi : les « fièvres » et la goutte.
Les « fièvres », qui apparaissent surtout en 1688, auraient-elles été dues à l’insalubrité de l’air de Versailles, dont on sait que Saint-Simon s’est tant plaint ? Louis XIV fait alors exécuter des travaux aux jardins de Versailles et de Marly ; des terres marécageuses sont remuées sur de très larges surfaces, et des miasmes paludéens s’en échappent constamment. Le roi, qui se rend chaque jour sur les chantiers respire sans cesse cette atmosphère délétère, cause de ces fièvres intermittentes et rebelles.
D’Aquin traite le roi au quinquina. « Cet heureux rétablissement, écrit-il dans Le Journal de Santé en octobre 1688, qui n’avait pu s’avancer par quantité de saignées et de purgations, n’est dû qu’au seul quinquina bien et longtemps administré ».
C’est sur ce mode d’administration que d’Aquin et Fagon s’opposent, et qu’on rencontre les vins de Bourgogne et de Champagne.

Fagon

" Il est étonnant, écrit Fagon en 1693, qu’ayant dû être convaincu par la nature de cette tumeur [qui fut suivie de la fistule], par celle de tous les accès de fièvre, et des fréquentes vapeurs qui ont si souvent incommodé S.M., que l’acide de l’humeur mélancolique en était la véritable cause, [d’Aquin] n’ait pas tâché d’obtenir [...] que le roi voulut bien quitter l’usage du vin de Champagne, qui s’aigrit très aisément parce qu’il a plus de tartre, et moins d’esprit que celui de Bourgogne, et que, par conséquent, il soutient et augmente l’aigreur de l’humeur mélancolique et de ses effets [...]. Le mélange de vin de Champagne, que le roi buvait à ses heures de repas, en prenant le quinquina dans celui de Bourgogne, ont beaucoup contribué aux fréquents retours de la fièvre, aux chaleurs, aux démangeaisons et aux inquiétudes qui incommodaient S.M. pendant l’usage réitéré du quinquina en infusion dans le vin, et particulièrement dans le vin de Champagne, qu’elle buvait aux petits repas de biscuits qu’elle faisait le matin et après dîner, après les prises de quinquina, au lieu de l’eau pannée que le roi a bien voulu boire par mon conseil, dans ces occasions, depuis que j’ai l’honneur d’être son premier médecin. Cette quantité et ce mélange de vins, dont je remarquai les mauvais effets sans y pouvoir remédier pendant que M. d’Aquin a été premier médecin, m’avaient obligé à insister pour que l’on tâchât de guérir le roi par la saignée, et par les purgatifs réitérés, afin d’emporter par ces évacuations les restes du levain de fièvre, qui ne s’amortissait point absolument, parce que le vin que le roi prenait n’était pas assez chargé de quinquina, M. d’Aquin n’ayant jamais voulu consentir aux trois infusions avec lesquelles j’ai eu le bonheur de guérir le roi en 1694.
Mais la fièvre étant revenue et s’opiniâtrant malgré les purgations, je pris le parti de ne rien proposer directement, de peur que M. d’Aquin ne continuât de s’y opposer. Je déclarai en secret à madame de Maintenon ce que je pensais, et la raison pour laquelle je ne le disais point, afin qu’elle prévint M. d’Aquin en lui parlant de la maladie du roi, et qu’elle lui insinuât, comme d’elle-même, d’essayer le quinquina en bol, ou du moins comme on le prenait autrefois, en poudre, au poids d’un écu à chaque prise dans du vin, et qu’après en avoir donné deux prises par jour de cette manière, pendant trois ou quatre jours, on purgeât le roi [...]. Cela réussit en partie. M. d’Aquin proposa au roi de prendre le quinquina en bol, ce qu’il ne put faire, ne lui étant pas possible d’avaler sans mâcher, et il consentit d’en avaler un gros en substance avec le vin, deux fois le jour. Mais cela ne fut pas assez longtemps continué. Cependant la fièvre disparut presque pour un an, et il y a sujet de croire que son levain aurait été entièrement amorti, si l’on avait soutenu plus longtemps cette méthode qui m’avait souvent réussi dans des occasions de fièvres très opiniâtres ; et j’aurais été ravi que M. d’Aquin se fût applaudi de ce succès entier, comme il a fait de celui qui resta imparfait, étant très content de n’y point paraître avoir de part, pourvu que le roi fût bien guéri. On pouvait prolonger cet usage, sans craindre que le vin échauffât le roi, et lui causât des démangeaisons, comme faisait la simple infusion de quinquina, parce que S.M. n’en prenait que deux verres de celui-ci par jour, et que la quantité du quinquina en substance absorbait la pointe de vin, et empêchait l’impression qu’aurait pu faire l’aigreur de son tartre. C’est par la même raison que le vin au clair que j’ai fait prendre, mais de trois onces de quinquina en pinte, par trois infusions, n’a point incommodé le roi, quoiqu’il en ait pris trois fois par jour jusqu’au dernier jour, parce que le vin était absolument émoussé par cette triple dose de quinquina. "

La goutte est l’autre affection que l’on veut supprimer - ou du moins réduire - en changeant de vin. Le roi en souffre depuis le début des années 1680. La cause en est l’hérédité et l’alimentation. Ragoûts et sauces épicées caractérisent la cuisine de ce temps. A quoi s’ajoute la boulimie.

J’ai souvent vu le roi, écrit-il, manger quatre pleines assiettes de soupe diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiette de salades, deux grandes tranches de jambon, du mouton au jus et à l’ail, une assiette de pâtisserie, et puis encore du fruit et des oeufs durs.

Le vin de Champagne a-t-il sa part de responsabilité dans la goutte royale ?

Fagon le pense. A la fin novembre 1694, il décide le roi :

Sur la fin de ce mouvement de goutte, dont la douleur et l’incommodité avaient mieux persuadé le roi que toutes les raisons que j’avais souvent eû l’honneur de lui représenter pour l’engager à quitter le vin de Champagne et à boire du vin vieux de Bourgogne, il se résolut à vaincre la peine qu’il lui faisait au goût, et d’essayer s’il s’y pourrait accoutumer.

Les arguments de Fagon contre les vins de Champagne et pour ceux de Bourgogne sont les suivants :

" Leurs faux raisonnements sur la préférence du vin de Champagne étaient appuyés particulièrement sur ce qu’il portait plus d’eau que le vin de Bourgogne sans perdre sa pointe, et qu’il passait beaucoup plus vite ; circonstances qui prouvent au contraire l’abondance du tartre dont il est chargé, qui lui conserve le goût agréablement piquant dont la langue et le palais sont pénétrés même avec beaucoup d’eau, mais dont les nerfs sont aussi dangereuse-ment frappés que la langue en est flattée. Au lieu que le velouté des bons vins de Bourgogne, causé par le domaine des esprits, leur donne un goût dont la langue est mollement touchée, lequel devient plat par le grand mélange d’eau, mais aussi doux pour les nerfs qu’il est fade à la bouche. D’où vient que le vin de Champagne, dont la pointe se fait sentir à l’estomac est brusquement précipité, et, s’échappant tout seul, sans être adouci par son séjour dans le ventricule, et par son mélange avec les autres aliments, va bientôt inquiéter les parties nerveuses par les pointes de son tartre, et en aigrir le sang : ce qui n’arrive pas au vin de Bourgogne que l’estomac presse et digère à loisir, sans être pressé de s’en défaire. L’erreur de ceux qui protègent le vin de Champagne est de s’imaginer qu’au contraire de ce que je soutiens, le goût s’en maintient dans l’eau à cause de ses esprits ; mais cette supposition se détruit évidemment par la distillation du vin de Bourgogne qui fournit beaucoup d’esprit, et par celle du vin de Champagne, par laquelle on en tire très peu ; I’expérience de beaucoup de gens auxquels le vin de Champagne excite la goutte presqu’à l’instant qu’il est bu, et que celui de Bourgogne nourrit et fortifie sans les incommoder, marque que le tartre du premier se fait sentir parce qu’il est dénué d’esprits dont la douceur et la quantité enveloppent assez celui du vin de Bourgogne pour le rendre innocent. "

La noblesse des champagnes met en déroute tous les autres vins !

Dès lors, la polémique est lancée et bien lancée.

En 1696, nouvelles attaques des Bourguignons, plus directes et plus violentes cette fois. Chaumel s’interroge devant la Faculté de médecine de Paris sur le fait de savoir si le vin de Bourgogne est préférable au vin de Champagne, tandis que Mathieu Denys Fournier soutient dans une thèse « que le sang engendré par le vin de Reims, pince, picotte les parties nerveuses et rend sujet aux débordements, aux fluxions d’humeur, à la goutte... »

C’est à cette véritable déclaration de guerre sur la question de savoir si « le vin de Reims est plus agréable et plus sain que celui de Bourgogne » que la thèse de Gilles Culotteau apporte quatre ans plus tard une réponse affirmative. Parmi ses arguments, il cite la longévité d’un vigneron d’Hautvillers nommé Piéton, qui se maria à l’âge de 110 ans et mourut à 118.

Accueillie avec enthousiasme par la cité de Reims, cette thèse est traduite en français et amplement répandue. Elle porte pour titre :

Question agitée le 5 mai de l’an 1700, aux écoles de médecine de Reims, sous la présidence de Culotteau, si le vin de Reims est plus agréable et plus sain que celui de Bourgogne.

La réponse des Bourguignons ne se fait guère attendre.

En 1702, Jean-Baptiste de Salins l’aîné, docteur de la Faculté et doyen des médecins de Beaune, écrit, au sujet de la thèse de Gille Culotteau, un factum de vingt-trois pages, intitulé Défense du vin de Bourgogne contre le vin de Champagne, par la réfutation de ce qui a été avancé par l’auteur de la thèse soutenue aux écoles de médecine de Reims, le 5 mai 1700, où il y a plus de mauvaise humeur que de bonnes raisons, pour démontrer que le vin de Champagne n’est que le cadet du Bourgogne.

Ecrire contre le vin de Bourgogne, dit-il, tâcher de diminuer la réputation que cet excellent vin s’est acquise depuis tant d’années et vouloir en place élever le vin de Champagne, c’est une hardiesse indigne, c’est une arrogance contre laquelle je n’ai pu tenir, il faut être pour cela d’une témérité plus que forcenée.

L’ouvrage connaît un tel succès, qu’il est réimprimé trois fois dans l’espace de quatre années, à Beaune, à Paris, à Luxembourg.

La discussion s’envenime d’autant que chaque parti reste convaincu de la supériorité des vins de sa province.
En 1705, c’est François Mimin, natif de Reims, qui s’attaque énergiquement au vin de Bourgogne. Sa thèse connaît un très gros succès. Comme elle est écrite en latin, naturellement, elle est traduite en français pour être mise à la portée de tout le monde.

Le dernier paragraphe est seul consacré au vin de Champagne. « Sa couleur, écrit-il, est si vive que le diamant le plus pur ne brille pas davantage aux yeux ; quelquefois, le rouge est si vermeil qu’on le prendrait pour des rubis distillés ; enfin, c’est de l’union de ces deux couleurs que se forme ce que nous appelons « l’oeil de perdrix », qui, pour n’avoir pas tant d’éclat, n’en est pas moins agréable à l’œil ».

Le fameux argument de la goutte revient alors, retourné comme il sied, en faveur du vin de Champagne qui présente en outre l’avantage de conserver la santé, et de conduire ceux qui en boivent jusqu’à un âge avancé.
Pierre Le Pescheur, médecin rémois très considéré, rédige le 1er avril 1706 une Réponse à la troisième édition de la lettre de M. de Salins l’aîné nouvellement imprimée à Beaune, contre la thèse soutenue à Reims, en faveur du vin de Champagne.

Jean-Baptiste de Salins l’aîné veut répondre à nouveau, mais son frère de Dijon, Hugues de Salins, auquel il a imprudemment envoyé sa réplique, s’approprie celle-ci et la fait publier sous son nom.
« Sa » défense du vin de Bourgogne est tout à fait remarquable. La première édition, en latin, paraît à Dijon ; elle est traduite en français la même année, sous forme d’une Lettre écrite à un magistrat du premier ordre, pour réponse à un docteur rémois auteur d’un libelle diffamatoire, par deux lettres écrites contre l’honneur et la réputation des vins de Beaune, dédiée à M. Le Belin, conseiller du Roi au Parlement de Bourgogne.

Rapportant ses propos dans sa huitième livraison de l’année 1706, le Journal des Savants porte la polémique sur la scène nationale, voire européenne :
« Pour avoir de bon vin, il faut que le terroir ne soit ni trop sec ni trop gras, que l’exposition soit plutôt au levant et au midi qu’au couchant, et que le lieu ne soit point trop éloigné de la ligne équinoxiale. Toutes ces conditions se rencontrent dans le terroir de Beaune ; mais pour le vin de Reims, il n’en va pas de même : celui qui croît sur les coteaux a une terre sèche comme de la craie, et celui qui croît dans des vallons a une terre trop grasse et trop visqueuse ; le pays outre cela est de trois degrés plus éloigné de la ligne équinoxiale que le pays de Beaune ; c’est ce qui fait que le vin de Reims n’a pas de force, et qu’il n’est pas propre à nourrir le corps ; au lieu que le vin de Bourgogne est si plein d’esprits, qu’à peine est-il hors du pressoir qu’il se dégage de toutes ses impuretés ce qui le rend plus capable de se tourner en nourriture et de fortifier le corps. On cite ici le témoignage d’Erasme, qui dit dans la vingt-cinquième lettre du livre cinq qu’étant malade à Louvain, et craignant d’être attaqué de peste, il ne trouva pas de meilleur moyen pour rétablir son estomac languissant, que de boire un peu de vin de Beaune. Notre auteur remarque qu’à Paris, avant l’année 1648, on ne parlait presque pas du vin de Champagne. Il ajoute que sans les soins de M. Le Tellier et de M. Colbert, qui avaient beaucoup de vignobles à Reims, ce vin serait peut-être encore aussi méprisé qu’autrefois.

« Le vin de Champagne, poursuit notre auteur, abonde moins en esprits, en baume, en sels fixes et volatiles, que le vin de Bourgogne ; ce qui fait, dit-il, que le vin de Champagne est sujet à s’engraisser, et qu’il devient presque insipide avant qu’il soit à la moitié du tonneau. De plus, le vin de Champagne s’affaiblit par le transport, celui de Bourgogne au contraire n’en devient que meilleur. »

« Le vin de Champagne n’enivre presque pas, dit l’auteur de la thèse soutenue à Reims, mais c’est en cela même, réplique-t-on ici, qu’on doit regarder ce vin comme un vin privé d’esprit, et par conséquent comme un vin capable de produire des paralysies, des gouttes, des rhumatismes, et une infinité d’obstructions opiniâtres ; au lieu que le vin de Bourgogne, par la subtilité de ses sels, désobstrue les vaisseaux lymphatiques de la rate et des reins, et emporte même toutes les matières qui pourraient donner lieu à la génération de la pierre. Il est vrai qu’il porte à la tête, mais une tasse de thé ou de chocolat remédie bientôt à cet inconvénient. Le vin de Bourgogne rend l’esprit libre, fournit des pensées, fortifie la mémoire, ce qui est le propre de tous les bons vins. »

M. Le Belin lui accuse réception. Après beaucoup de compliments et autres félicitations, il termine par cette remarque qui laisse rêveur : « En vérité, monsieur, pour un buveur d’eau, vous savez trop bien louer le bon vin !
Quelques mois plus tard, le même Journal des Savants publie une réponse « pied à pied » à la lettre du médecin de Beaune, par celui de Reims. Après avoir plaisanté son compétiteur sur son argumentation géographique et historique, on en vient aux faits, et aux explications techniques :

« On demande où M. de Salins a appris que le vin de Reims a été mis en crédit par deux de nos ministres, à cause des vignes qu’ils avaient en Champagne. Tout le monde sait que l’un de ces ministres n’y a jamais possédé aucun autre domaine que la terre de Louvois, dont le revenu ne consiste qu’en bois ; et que l’autre y avait si peu de vignes [...].
« Le vin de Champagne ne souffre ni la mer ni le long transport par charrois [...]. Il passe incomparablement plus de vin de Champagne en Angleterre, en Allemagne, en Danemark et dans tout le nord, que de vin de Bourgogne [.. .]. Depuis qu’on a trouvé le secret de tirer les vins au clair, on mènerait les vins de Champagne au bout du monde [...]. Mgr de La Haye rapporte dans ses voyages que, passant la ligne [l’Equateur], le vin de Reims, s’étant troublé comme les autres, redevint clair et sans aucune altération de ses qualités, ce qui n’arriva point aux autres vins. M. Tavernier assure qu’il a toujours fait présent de vin de Champagne aux souverains [en Perse]. Un voyageur moderne a dit en avoir bu au Siam et Surinam. Mgr de La Feuillade n’a envoyé au duc de Savoie que du vin de Champagne.

« Pour ce qui est du temps que les vins de Champagne mettent à s’éclaircir [...], il est vrai de dire que les vins sont d’autant plus exquis qu’ils sont plus lents à fermenter et à se purifier. C’est ce que nous remarquons dans les années chaudes et sèches, où les vins de Champagne ne sont purifiés que vers Noël. On ne doit donc pas regarder comme un défaut dans les vins de Champagne, de fermenter plus lentement, puisque c’est de là qu’ils deviennent plus chauds de vin, que l’acrimonie de leurs sels s’adoucit, et que leur sève est plus fine. Il est vrai qu’on peut conclure de là que les vins de Champagne abondent en parties oléagineuses, mais ces parties y sont si nécessaires que moins il s’en perd par la fermentation, plus ils sont agréables à l’odorat et au goût. Les vins de Bourgogne au contraire, achevant plus tôt leur fermentation et leur défécation, en deviennent plus grossiers, à cause de l’évaporation de ce qu’ils pourraient avoir de subtil. De là vient que leur couleur est d’un rouge jaunâtre, cette couleur ne pouvant être que l’effet de la terre, des sels, et des souffres grossiers dont ils sont chargés... ».

« Et le défenseur rémois de conclure : « Il n’y a point de province qui fournisse de plus excellents vins pour toutes les saisons que la Champagne. Elle nous founnit les vins d’Aÿ, d’Avenay, d’Hautvillers jusqu’au printemps ; de Sillery et de Taissy pour le reste de l’année et au delà. Léon X, Charles Quint, François ler, Henri Vlll [eurent] du vin d’Aÿ. C’est le plus épuré de toute senteur de terroir, celui qui a le goût le plus exquis. Henri IV se faisait appeler Seigneur d’Aÿ et de Gonesse : honneur qu’il n’a pas fait à Beaune, ni à Volnay.
« Venceslas, roi de Bohême et des Romains, étant venu en France pour quelque négo-ciation avec Charles Vl, se rendit à Reims au mois de mars 1397. Quand il fut dans cette ville, il en trouva le vin si bon, qu’il s’en enivra plus d’une fois, et qu’un jour s’étant mis par là hors d’état d’entrer en négociation, il aima mieux accorder ce qu’on lui demandait, que de cesser un moment de boire du vin de Reims.
« Mais, dit M. de Salins, il y a peu d’années que le sieur Machien (Mathieu) Fournier soutint dans les écoles de médecine de Paris que le vin de Reims causait la goutte. M. Fournier peut dire tout ce qu’il lui plaira, par bonheur sa thèse ne donne pas la goutte. Le vin de Reims a été célébré dans les écoles de Paris dès 1677 [...]. La conclusion de la thèse était Donc le vin de Reims est le plus salubre de tous ».
Toujours est-il que de cette appropriation de Jean-Baptiste de Salins, il s’ensuit une querelle entre les deux frères, querelle dont les échos parviennent jusqu’à Reims.
Les Champenois s’amusent fort de cette lutte des frères « ennemis », et ils vont même jusqu’à parodier, à ce sujet, l’épigramme de Racine contre Leclerc et son ami Coras.

Faites cesser le débat des Salins
Sur le propos de leur lettre imprimée
Plus d’une fois, contre le vin de Reims
Dont ils voudraient ternir la renommée.
Certes, dit l’un, l’ouvrage est de mon cru,
Non pas, dit l’autre, il est mien et non vôtre ;
Mais aussitôt qu’on leur eût répondu,
Point ne voulut l’avoir fait l’un ni l’autre.

La lutte reste sans résultat. Beaune répète que son vin est supérieur à celui de Reims et Reims continue à soutenir le contraire.
Néanmoins, au cours du XVIIIe siècle, la Champagne revient à plusieurs reprises à la charge.
En 1739, Jean François soutient dans une thèse que le vin de Bourgogne donne la goutte.

Lors d’une Question agitée dans les Ecoles de la Faculté de médecine de Reims le 14 mai 1777 par M. Navier fils, Docteur-Régent de la Faculté de Médecine en l’Université de Reims, de l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Châlons-sur-Marne, sur l’usage du Vin de Champagne Mousseux contre les Fièvres putrides et autres Maladies de même nature, publiée à Paris en 1778, en latin et en français, l’auteur soutient que le vin mousseux de Champagne peut, avec succès, guérir les maladies putrides et épidémiques :

« De tous les vins, il n’en est point qui contienne moins de parties tartreuses que le vin de Champagne ; il n’en est point par conséquent, qui soit moins propre à porter avec lui les germes douloureux de la goutte et de la gravelle. Il est également démontré qu’il n’en est point de moins incendiaire, puisque la partie spiritueuse s’y trouve moins abondante. Indépendamment de ces qualités précieuses, que le vin mousseux partage avec les autres vins de Champagne, il contient de plus un principe particulier que les chimistes appellent gaz ou air fixe ; principe reconnu aujourd’hui pour le plus puissant antiseptique qu’il y ait dans la nature et pour un dissolvant efficace des pierres humaines. Le jus délicieux des coteaux champenois réunit donc le double avantage, et de surpasser en agrément tous les autres vins, ce qu’on ne peut lui contester, et d’être le plus propre à maintenir les lois pleines de sagesse, que l’Auteur de la nature a établies dans l’économie animale, pour la conservation de la santé et de la vie.

« Vouloir démontrer ici que le vin de Champagne a la propriété de diviser les humeurs épaissies, de lever les obstructions, de provoquer les urines, d’exciter l’expecto-ration, de remédier aux pâles couleurs, d’éloigner les assauts goutteux, de chasser les germes de la pierre et de la gravelle, ce serait nous éloigner de notre objet. Conclure qu’il est le véritable antidote des maladies putrides, est le seul but que nous nous sommes proposés. Laissons dans les pharmacies ces médicaments insipides, laissons-y ces préparations rebu-tantes. Une liqueur qui sait autant flatter le palais, que conserver et rétablir la santé, mérite sans doute nos suffrages de préférence. On se garantira par son usage des maladies épidé-miques dont on serait menacé. »

Pour Reims, l’affaire est d’importance car la malaria sévit de manière endémique dans les douves nauséabondes stagnant au pied des anciens remparts. Mais, la quinine, découverte en 1820, fut sûrement plus efficace que le vin de Champagne, aussi riche de qualités qu’il soit.
Puis, Robert Linguet présente, le 4 mai 1781, devant la Faculté de médecine de Paris, une thèse titrée Le vin de Reims est aussi agréable que salutaire, et proclame sa préférence pour le vin de Champagne sur le vin de Bourgogne.
Pendant ce temps, la Faculté de médecine de Paris a essayé de trancher le différend : par un arrêt de 1778, elle donne formellement l’avantage au vin de Champagne qui a des vertus diurétiques.
« Ce n’est plus une concurrence au bon vin, dit malicieusement à ce propos J. Roy-Chevrier, dans les notes qu’il consacre dans son Ampélographie rétrospective à Edme Béguillet, mais seulement à l’eau de Contrexéville ou au cidre. »
En dehors des thèses soutenues, il est bon de rappeler l’avis de certains médecins renommés qui, au XVIIIe siècle, eurent à se prononcer sur le vin récolté en Champagne.
A cette époque, il a déjà ses détracteurs. L’opinion tendant à considérer le vin comme une boisson pernicieuse, et l’eau comme étant la seule boisson salubre, commence à s’accréditer.
Dînant un jour de 1729 chez l’abbé Bignon avec Philippe-Valentin Bertin du Rocheret, le docteur Falconnet, médecin de la Faculté de Paris, donne la préférence au vin blanc de Champagne et ajoute : « qu’il décidait hardiment que ce vin ayant acquis une parfaite maturité dans le tonneau, toutefois pris modérément et plus ou moins trempé d’eau, relativement au tempérament et à l’âge, était la boisson la mieux faite pour entretenir et perpétuer la santé de l’homme. »
Jacques de Reims, médecin du roi à Epernay, dans une lettre adressée à Claude-Adrien Helvétius, conseiller d’Etat, médecin ordinaire du roi et premier médecin de la reine, lettre insérée au Mercure de France en mars 1730, s’élève contre cette tendance :

« Il est certain que le bon vin de Champagne, blanc, non mousseux, écrit-il, bu avec modération dans sa maturité, et trempé avec plus ou moins d’eau, est la liqueur la plus propre pour conserver la santé, et le seul vin qui puisse être toléré, ou même conseillé dans plusieurs maladies. Nous ne pouvons donc nous empêcher de nous élever contre l’opinion de certains esprits qui affectent de le faire passer pour une liqueur dangereuse et capable de causer la pierre et la gravelle, la goutte et le rhumatisme. Ces sortes de maladies ne sont connues en Champagne que pour le désordre qu’elles causent chez nos voisins ; on n’y connaît de la goutte que le nom et à peine sait-on ce que c’est que la pierre. Cette espèce de paradoxe n’a rien qui doive surprendre Votre Grandeur, puisqu’il est de fait qu’on ne trouve pas à dix lieues, en remontant ou en descendant la Rivière [de Marne], dix personnes qui en soient même atteintes ; j’ose même ajouter que la chaleur tempérée de ce vin blanc ou gris non mousseux, et sa grande légèreté, sont les deux moyens les plus spécifiques pour conserver la fluidité des vertus et la vertu motrice des fibres dont nos corps sont composés ; au lieu que le vin rouge ne peut faire qu’un effet tout contraire puisque c’est une liqueur pesante dépouillée et désarmée de ses parties les plus volatiles et chargée d’une trop grande quantité de tartre et de soufre grossiers exaltés seulement par la fermentation qui s’est faite dans la cuve avec les pépins et la grappe du raisin. »

Dans son Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, d’arts et métiers, Jacques Savary des Brulons écrit en 1742 :

« Ceux qui ont intérêt au débit des vins de Bourgogne ont affecté de publier que ceux de Champagne causaient la goutte : ce qui de notoriété publique est contraire à la vérité, n’y ayant que très peu de personnes malades de cette maladie dans toute l’étendue de cette Election, bien que les habitants soient un peu trop attachés à boire du vin de leur pays avec excès. »
Des textes analogues figurent dans le traité anonyme intitulé Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins, paru en 1718, ainsi que dans les

Observations, historical, critical, and medical on the wines of the Ancients and the analogy between them and modern wines de sir Edward Barry, publiées en 1775.

Tous sont enfin d’accord sur les qualités du vin non mousseux et reconnaissent « qu’il porte avec lui des principes propres à faciliter la digestion... »

Le bruit de leur querelle est à peine apaisé qu’une nouvelle joute se produit entre les poètes partisans, les uns du vin de Reims ou de Champagne, les autres du vin de Beaune ou de Bourgogne.

« Quand les médecins furent las d’échanger, sans résultat, l’artillerie lourde de leurs dissertations, écrit Maurice Hollande dans son ouvrage intitulé Connaissance du vin de Champagne, les poètes, à leur tour, entrèrent dans l’arène et - chaque parti ayant les siens - échangèrent, des années durant, poèmes didactiques et mordants libelles, odes emphatiques et cinglantes épigrammes. Et les prosateurs venaient à la rescousse. »