UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Les causes de la mousse et les premiers vins effervescents

On sait depuis toujours que les vins ont une tendance naturelle à mousser, en raison de l’action du gaz carbonique dont ils peuvent être plus ou moins chargés. Parmi les agents responsables, on trouve le sucre, les levures, la température. De leurs effets concomitants peut, dans certains cas, résulter la mousse. Le sucre est fourni par le raisin, comme les levures, agents de la fermentation. Aussi longtemps que celle-ci n’est pas terminée, il reste dans le vin un résidu sucré, toujours susceptible de produire du gaz carbonique et de l’alcool. Si la fermentation commencée en tonneau se termine dans une bouteille fermée, le gaz carbonique ne peut plus s’échapper. Il y a alors prise de mousse spontanée, l’abondance de la mousse étant fonction de l’importance relative des différents facteurs énumérés ci-dessus.

Or, depuis le dernier tiers du XVIIe siècle les vins de Champagne présentaient tous les caractères des vins aptes à bien mousser. Le climat, on le sait, était plus froid que de nos jours ; il est de toute façon plus rude en Champagne que dans les vignobles plus méridionaux. Il en résultait que les raisins étaient le plus souvent cueillis avant d’avoir atteint leur complète maturité ; les vins étaient donc acides et peu chargés en alcool, ce qui facilitait la prise de mousse. Au début du XIXe siècle le chimiste Cadet de Vaux écrira encore que le vin blanc mousseux et piquant de Champagne s’obtient de raisins qui ne sont pas absolument mûrs [1]. Le vin blanc provenant de raisins noirs, autrement dit le vin gris de l’époque, conserve plus facilement que d’autres vins blancs du sucre en fin de fermentation [2]. On a vu d’autre part que la macération des raisins dans la cuve était proscrite dans l’élaboration du vin gris, or la fermentation du moût obtenu par le pressurage de raisins frais est généralement moins complète que celle du moût qui fermente au contact des diverses parties de la grappe. Les celliers n’étant pas chauffés, le froid ralentissait l’action des levures. La fermentation commencée dès la fin des vendanges s’éternisait, elle devenait languissante [3] et s’arrêtait pour ne reprendre qu’à la fin de l’hiver sous l’action de la chaleur printanière. C’est ce que l’on appelait la montée de la sève, la pousse du vin, qui sera étudiée par Pasteur.

À partir du moment où, en Champagne, on disposait de bouteilles solides, avec des bouchons étanches, et où on y tirait le vin gris pour mieux le conserver, il était normal qu’une mousse apparaisse dans celles remplies au printemps ou en été. Cette mousse provenait du gaz carbonique résultant de la transformation du sucre résiduel sous l’action des levures revivifiées par la hausse de la température de l’atmosphère, éventuellement com­plété par celui produit par la rétrogradation malolactique favorisée également par la chaleur. Il est donc vraisemblable que la mousse n’a pas eu d’inventeur et Edward Hyams n’a pas hésité à déclarer que le champagne s’est inventé lui-même [4]. Ce phénomène était la conséquence logique de nouvelles techniques de vinification en blanc et d’embouteillage pratiquées dans une région septen­trionale, la matérialisation empirique d’une idée qui était dans l’air et découlait de constatations pratiques. Le fait a été perçu collectivement, sans aucun doute, refusé par les uns, mais bien accueilli par les autres, qui ont cherché à produire délibérément du vin effervescent. On a commencé à s’interroger sur les causes de la mousse et c’est au chanoine Godinot que l’on doit la première étude technique des particularités du vin de Champagne effervescent,. publiée en 1718. Les sentiments ont été fort partagez, écrivait-il, sur les principes de cette espèce de Vin ; les uns ont crû que c’étoit la force des drogues, qu’on y mettoit, qui le faisoit mousser si fortement, d’autres ont attribué la mousse à la verdeur des Vins, parce que la plûpart de ceux qui moussent sont êxtrêmement verds ; d’autres enfin ont attribué cet effet à la Lune, suivant le tems que l’on met les Vins en flacons [5].

Mais la mousse est capricieuse ; il arrive que le vin ne veuille pas mousser, qu’il mousse exagérément et brise les bouteilles, ou qu’il mousse trop peu et se contente de sabler. Dans une lettre du 20 décembre 1736 à Philippe-Valentin Bertin du Rocheret, l’abbé Bignon [6] parle de deux vins, l’un et l’autre sablant parfaitement, mais ne pouvant s’appeler mousseux. Le verbe sabler s’applique alors à un vin qui, sans mousser, présente en surface quelques bulles de gaz carbonique, comme c’est aujourd’hui le cas pour certains vins rouges suisses, qui doivent faire l’étoile pour être appréciés des connaisseurs. On s’efforce donc d’obtenir une mousse régulière par des moyens empiri­ques et des Marchands de Vin y ont mis souvent de l’alun, de l’esprit de Vin, de la fiente de pigeon, et bien d’autres drogues, pour le faire mousser extraordinairement. Tout le monde convient en définitive de l’importance capitale du choix de l’époque de la mise en bouteilles, qui doit se situer lorsque la chaleur du printemps et de l’été produit la reprise de la fermentation, comme on vient de le voir. Il ne faut point d’artifice, écrit le chanoine Godinot, on sera toujours sûr d’avoir un Vin parfaitement mousseux lorsqu’on le mettra en flacons depuis le 10 jusqu’au 14 de la Lune de Mars. Nicolas Bidet confirme que l’on choisit ordinairement la pleine lune de Mars pour tirer les vins en bouteilles [7] et l’abbé Rozier précisera à la fin du XVIIIe siècle : Le vin mis en bouteille en Mars est plus mousseux que celui qui y est mis au mois d’Août, et si on attend le mois d’Octobre ou de Décembre suivant, il ne mousse plus [8].

Cela étant, on cherche à utiliser les raisins et les vins qui ont le plus d’aptitude à la mousse. Puisque l’on s’aperçoit que les raisins manquant de maturité font mieux mousser, on n’en veut pas d’autres. En général, écrit Maupin, il vaut mieux prendre les raisins un peu plus verds que mûrs [9] . Il arrive que l’on exagère, et que les vins soient acides et peu agréables ; c’est ainsi que PhilippeValentin Bertin du Rocheret écrit de l’un d’eux : il est verd et dur en chien, sec en diable. Mais on choisit ceux destinés à devenir mousseux dans les meilleurs crus, et pour obtenir de bons résultats on prend le parti de mélanger soit les raisins, soit les vins, comme on l’a vu faire dès les débuts du vin gris. L’abbé Pluche l’explique ainsi : J’ai des vignes de différentes qualités ; si je veux réunir ces bonnes qualités en un même vin, et perfectionner l’un par l’autre, je puis le faire, ou à la vigne par le mélange des raisins de différents cantons, ou à la cave par le mélange des différents vins que j’en aurai exprimés [10] . C’étaient les raisins que Dom Pérignon mêlait sur le pressoir, et en 1780 encore, le mémoire déjà cité de Dudoyer de Vauventrier rappelle que le mélange des raisins de différents crus sur le pressoir en Champagne est un point de fait de notoriété publique, ajoutant qu’à Pierry il n’y a dans aucun des celliers des propriétaires bourgeois du vin proprement dit de Pierry, le vin qui s’y trouve étant composé de raisins de Pierry et en même temps de raisins de Moussy, Vinay, Ablois, Cuy, Cramant, Épernay, Ay, Dizy, Hautvillers et autres qui ont été mêlés et dont le jus a été extrait ensemble et confusément sur le pressoir. Néanmoins, il arrive que ce soit seulement au stade du cellier que l’on mélange des moûts ou des vins provenant de différents crus dans un souci de recherche et de maintien de la qualité.

On ne dispose d’abord, en fait de vins gris de choix, que de ceux de la vallée de la Marne, car ce ne sera qu’au tout début du XIXe siècle que les raisins des bons crus de la Montagne de Reims seront utilisés pour le vin mousseux. Un premier événement considérable du commencement du siècle, écrira Maizière en 1846, a été le tirage à la mousse des vins fins de la Montagne de Reims, il y a 40 ans [11]. Mais on fait bientôt appel aux vignobles de l’actuelle Côte des Blancs car on s’aperçoit que leurs raisins blancs procurent une mousse plus énergique que celle obtenue avec les raisins noirs du vin gris. Bidet précise que les raisins blancs de Cramant, Avise, le Mesnil, Auger et autres prennent plus aisément la mousse. D’où l’idée, de plus en plus répandue, de mélanger les vins gris, apportant leur qualité si vantée, et les vins de raisins blancs, assurant une meilleure prise de mousse. Les vins de raisins blancs de la Côte d’Avize, mêlés avec ceux d’Ay et autres vignobles de la première classe, font des vins mousseux qui réunissent toutes les qualités, écrit Jullien [12]. Et Chappaz précisera en 1951 que l’effervescence est plus fréquente de nos jours encore dans les moûts de raisins blancs [13].

Comme le dira cependant Armand Maizière, la nature elle-même avait placé la solution complète du problème de la mousse ailleurs que dans un simple alliage des vins  ; mais c’est au XIXe siècle seulement que des progrès techniques permettront d’obtenir à volonté une mousse régulière. Auparavant, s’est-on servi du sucre pour intensifier la mousse ? On l’a utilisé en Angleterre, mais rien n’indique qu’au XVIIIe siècle il en soit de même en Champagne, systématiquement tout au moins. On n’en fait pas mention dans les manuels d’œnologie, on ne trouve pas de sucre dans les inventaires dressés à l’occasion du décès de fabricants de vin effervescent [14]. On emploie souvent le mot liqueur dans les textes de l’époque relatifs aux vins. Certains en ont déduit qu’on sucre le moût pour le faire mieux fermenter, en ignorant ce que signifie alors la liqueur. On désigne ainsi le vin tout d’abord, dont elle est synonyme, surtout en littérature. Pour le Dictionnaire universel de Furetière, elle se dit par excellence du vin, et particulièrement de ceux qui sont les plus agréables. On qualifie de même, à la dégustation, la présence dans le vin de sucre naturel, constituant un agrément pour les uns, un défaut pour les autres. L’abbé Bignon, dans une lettre à Philippe-Valentin Bertin du Rocheret, datée du 20 janvier 1734, lui dit que les vins de 1733 tiennent de ceux de 1715 par une liqueur que nous prévoyons durer quelque tems, mais un défaut si aimable ne vient que de la maturité d’un trop bon raisin. Ce sera effectivement un défault pour Paris, mais c’est une qualité fort recherchée dans les pays étrangers . Un vin a trop ou pas assez de liqueur, c’est une question de goût, et lorsque c’est nécessaire on s’emploie avec plus ou moins de succès à en faire disparaître l’excès ; dans ce but, le chanoine Godinot recommande d’ajouter une pinte de lait, de laisser reposer et de soutirer . Il est vrai que l’on ajoute parfois au vin du sucre ou du miel, mais c’est toujours en petite quantité et seulement dans une préparation destinée à remédier à un défaut du vin ou dans une recette domestique, comme celle qui consiste à mettre infuser une bouteille de vin blanc avec une demi-livre de sucre candi et deux gros de canelle, et ensemble plein une cuillerée de fleurs de surot [15]. Nicolas Bidet conseille avec un simple bon sens d’adoucir un vin rude et verd en y ajoutant de l’eau-de-vie et du miel. Mais c’est seulement au XIXe siècle que de façon systématique, et d’ailleurs pendant longtemps au jugé, on utilisera le sucre pour l’élaboration des vins effervescents. Pour l’instant on s’en remet à la nature et Malavois de la Ganne écrit en 1735 : Cette année a été favorable pour la mousse, tous les vins tirés ayant eu cette qualité [16].

Le négociant peut toujours vendre comme vins tranquilles ceux qui se refusent à mousser, mais c’est un pis-aller et il se résigne aux gros frais à faire pour corriger l’inertie du vin qui ne mousse pas [17] ; il remonte les bouteilles de la cave au cellier, ou il remet en fûts pour essayer de meilleurs assemblages. Ce faisant, il risque de tomber de Charybde en Scylla et d’être victime d’un excès de pression entraînant l’explosion des bouteilles. C’est le phénomène de la casse, le cauchemar du producteur de vin mousseux qui, bien évidemment, doit en tenir compte dans son négoce pour l’établissement des prix qui, dans tous les cas, sont plus élevés que ceux des vins tranquilles de Champagne ; ainsi, dans son journal, Philippe-Valentin Bertin du Rocheret note à la date du 17 octobre 1747 : À M. Motheux : le risque de la casse est a luy. Très fréquemment en effet, au cours de la fermentation, les bouteilles sont incapables de supporter la pression croissante du gaz carbonique. Il s’en casse des quantités prodigieuses, pouvant atteindre 50% du tirage et même bien davantage. Les exemples abondent. Voici ce que l’on peut lire dans les notes d’un des premiers négociants : En 1746, j’ai tiré 6000 bouteilles d’un vin très liquoreux : je n’ai eu que 120 bouteilles de reste. En 1747, il avait moins de liqueur : j’ai eu un tiers de casse. En 1748, il était plus vineux et moins liquoreux : je n’ai eu qu’un sixième [18]. Un autre producteur note qu’au 6 avril 1760, il a déjà
1 100 bouteilles cassées sur un tirage de 2 000 [19].

Pour pallier ce danger, le chanoine Godinot conseille, sans illusion, de laisser au remplissage un vide dans les bouteilles, sans cela quand le vin viendroit à travailler dans les différentes saisons de l’année, il casseroit une grande quantité de flacons, encore s’en casse-t-il beaucoup, malgré toutes les précautions que l’on peut prendre. Plus efficace est la recherche de bonnes caves que prescrit Nicolas Bidet pour garantir de la casse le plus qu’il est possible, qui ne soient ni trop hautes, ni trop profondes, ni trop chaudes en hyver, ni trop froides en été. Il ajoute que quand on y descend les bouteilles après tirage, il faut les entreiller, c’est-à-dire les coucher sur un treillis de lattes de bois. Et il conseille de faire dans les caves des bassins de ciment avec des pots qui reçoivent le vin qui s’y répand. On trouve d’ailleurs aujourd’hui encore en Champagne des caves avec les rigoles destinées à l’écoulement du vin de casse. On le récupérait parfois pour le remettre en cercles ou en bouteilles mais, comme l’indique Cavoleau, à moins de ces cas extraordinaires où la casse se manifeste avec fureur et où le vin coule à flots, il est rare qu’on puisse tirer parti des vins provenant de la casse ; le moins détérioré n’est plus qu’un bas vin, tout au plus susceptible d’entrer dans la fabrication du vinaigre.

Faute de connaître les vrais remèdes, on a recours à de meilleures bouteilles, dont Nicolas Bidet, en 1759, fait comme suit l’historique :

On étoit autrefois dans l’usage de se servir indistinctement de bouteilles de différentes formes, de différentes qualités, et de différentes contenances ; les uns se servoient de bouteilles planes, couvertes d’osier dont le verre étoit aussi mince qu’un verre à boire, par conséquent fort fragile, et d’une contenance indéterminée. D’autres se servoient de bouteilles rondes, dont le cul étoit fort large, le corps écrasé, et le col beaucoup plus long que le corps, le cul fort épais, et le corps fort mince ; le moindre effort du vin séparoit le cul d’avec le corps de la bouteille. On en est venu enfin à faire des bouteilles en forme de pommes, dont le col écrasoit la partie la plus élevée du corps de la bouteille ; ce qui lui donnoit une forme non-seulement désagréable, mais encore désavantageuse, tant pour les entrailler dans les caves, ou dans les paniers au tems des envois, que pour le coup de bouchon. Vu le désavantage de cette bouteille, les Champenois se sont déterminés à faire donner à leur bouteille la forme d’une poire.

Les producteurs s’approvisionnent en Champagne, où les verreries se multiplient, et en Lorraine : L’usage des flacons ronds est trez commun en Champagne, écrit Godinot. Comme il y a beaucoup de bois dans la Province, on y a établi bien des verreries, qui ne s’occupent la plupart qu’à faire de ces flacons. Une concurrence s’établit entre les gentilshommes verriers pour fournir les bouteilles les plus résistantes, mais on continue à se plaindre de leur solidité insuffisante. Dans un rapport conservé à la Bibliothèque Nationale (fonds Joly de Fleury, 264), le sieur Legras, notable de Reims, se plaint des dommages irréparables que la mauvaise construction des bouteilles qui se fabriquent dans les verreries de Sainte-Menehould cause à toute la Champagne. Les fours de verrier sont au nombre de onze dans l’Argonne, où l’on note la présence de verriers anglais.

La bouteille de champagne fait son apparition officielle avec une ordonnance royale du 8 mars 1735, qui stipule qu’elle contiendra à l’avenir pinte, mesure de Paris, et ne pourra être au-dessous du poids de vingt-cinq onces. La même ordonnance prévoit des demies et quarts à proportion et des bouteilles doubles et au-dessus. En même temps, les bouteilles commencent à être personnalisées aux armes des producteurs, ainsi pour l’abbaye de Saint-Basle à Verzy, ou à celles des clients. Godinot précise qu’il existe des Seigneurs qui font faire les flacons à leurs armes. Cette coutume était en usage en Angleterre depuis le milieu du XVIIe siècle, pour permettre à l’acheteur utilisant ses propres bouteilles de les identifier plus facilement lorsqu’il les faisait remplir au tonneau du marchand de vins. Comme on l’a déjà vu, on utilise en Champagne pour désigner la bouteille le mot flacon, qui apparaît dans le Journal des Sçavans du 7 juin 1706. Ailleurs en France, à l’époque, un flacon est une grosse bouteille qui ferme à vis (Dictionnaire de l’Académie, édition de 1694). Le mot a donc une signification particulière en Champagne, ce que vous appelez flacons dans votre Champagne, écrit l’abbé Bignon le 2 mars 1741 à Philippe-Valentin Bertin du Rocheret. La raison en est, vraisemblablement, que par le système de ficelage en usage en Champagne les bouchons sont assujettis aussi fermement que s’ils avaient été vissés. Dans son manuscrit, Malavois de la Ganne emploie flacon jusqu’en 1735 et ensuite, indifféremment, bouteille et flacon.

On utilise aussi, plus rarement, mais dans tout le royaume, le mot carafon, ainsi qu’il ressort d’un texte de 1724, mentionnant la grande consommation qui se fait depuis quelques années des bouteilles de verre fort, qu’on nomme vulgairement carafons. Là encore il s’agit d’une évolution de la terminologie de la verrerie car voici ce que l’on peut lire dans le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1690 : Caraffon - Grosse bouteille de verre épaisse à long cou, qui sert à rafraîchir la boisson dans un seau avec de la glace. C’est probablement par analogie de forme que la bouteille champenoise, elle-même épaisse à long cou, a pris parfois le nom de caraffon ou carafon.

À bouteilles de qualité, bouchons de qualité. Seul le liège autorise des pressions élevées à l’intérieur de la bouteille. L’Espagne, qui en est le principal producteur, a le monopole de la fabrication des bouchons destinés au vin de Champagne effervescent jusqu’à ce que des bouchonniers s’installent en Champagne dans les années 1740. On ne sçauroit avoir trop de circonspection à les bien choisir, dit le chanoine Godinot, les Vins ne se gâtent dans certains flacons, que parce que les bouchons sont défectueux.

Selon Nicolas Bidet, ils doivent avoir un pouce et demi de longueur et, pour assurer l’étanchéité, le tonnelier qui tirera le vin en bouteilles assurera le bouchon avec la ficelle en la nouant en croix, après quoi, renversant la bouteille, il en trempera l’embouchure dans la composition de la cire fondue jusqu’au-dessous de la bague de façon que toute la ficelle soit goudronnée, mais d’autres personnes se contentent de passer leur ficelle en pelote dans l’huile de lin ou de noix, elle devient aussi ferme qu’une corde de boyau et dure plusieurs années dans la cave sans se pourrir.

L’ordonnance royale de 1735 précitée stipule que le bouchage doit être fait avec une ficelle à trois fils, bien tordue et nouée en croix sur le bouchon. À partir de 1760, le fil de fer ou de laiton double progressivement la ficelle. On peut noter que le ficelage n’indique pas nécessairement que le vin est mousseux car il s’emploie aussi pour les vins tranquilles. L’abbé Pluche précise que l’on peut cacheter le bouchon si l’on veut, pour prévenir les méprises et les infidélités [20].

S’ajoutant à la casse, un phénomène désagréable déconcerte le producteur de vin mousseux, c’est la présence dans la bouteille d’un dépôt, hôte indésirable qui trouble le vin. On ne sait pas encore qu’il est formé par des cellules de levure multipliées pendant la fermentation. On ignore comment s’en débarrasser avant la vente sans perdre le précieux gaz carbonique. Il faut noter cependant que le dépôt est moins important que de nos jours, puisque avant la mise en bouteilles du vin, préalablement soutiré, on n’ajoute ni sucre, ni levures. On procède parfois au dépotage qui consiste à changer le vin de bouteille, en s’efforçant de ne pas transvaser le dépôt. Celui-ci étant en suspension dans le liquide, l’opération ne peut être que très imparfaite. On perd de la pression, le remplissage est difficile. Si le dépôt est trop léger, il passe dans la nouvelle bouteille en même temps que le vin, si la pression est trop importante lorsqu’on débouche la bouteille, le gaz se dilate avec une telle force qu’il déplace le dépôt et le disperse dans tout le liquide  [21]. À la fin du XVIIIe siècle, on commence à utiliser des planches percées de trous dans lesquels on fiche les bouteilles par leur goulot ; une partie du dépôt peut ainsi se rassembler sur le bouchon, par gravité, mais le reste demeure collé à la paroi de la bouteille. René Gandilhon précise que l’unique inventaire après décès où il ait rencontré des planches trouées à mettre du rein sur pied ne date que de 1784. Aucun document n’autorise à établir que l’on ait trouvé avant le XIXe siècle le moyen de résoudre d’une manière satisfaisante le problème du dépôt.

L’’irrégularité de la mousse a pour effet de faire mettre sur le marché des champagnes d’appellations diverses, qui diffèrent selon l’intensité de la pression qui existe à l’intérieur de la bouteille. On rencontre ainsi, depuis l’origine le mousseux, le plus courant, appelé aussi pétillant, depuis 1729 le grand mousseux, depuis 1736 le demi-mousseux [22]. Le grand mousseux, appelé parfois saute-bouchon [23], ou encore sauteur, a une pression plus forte que celle du mousseux ; elle est évaluée à 3 atmosphères. C’est très faible, comparé aux 5 à 6 atmosphères du XXe siècle, et il est certain qu’à ses débuts le champagne moussait peu. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’examiner le tableau de Lancret, Le Déjeuner de jambon, où il est versé de très haut dans de petites flûtes sans que pour autant la mousse déborde, ce qui serait inconcevable aujourd’hui. Lorsque le bouchon saute jusqu’au plafond, et que le vin sort comme un jet d’eau, jusqu’à vuider le flacon à moitié, il faut considérer que c’est l’exception qui confirme la règle. Le demi-mousseux a une mousse légère qui blanchit délicatement le verre et s’évanouit rapidement. On dit qu’il crême. Il existe aussi la ptysanne ou tisane de Champagne, de qualité modeste, qui peut être légèrement mousseuse ou sans effervescence aucune ; d’après Chaptal [24], le vin de tisane est fait avec la seconde taille.

Bouteille elissée. Vin clairet. (G. de la Tour : Le tricheur à l’as de carreau. Détail. Photo Lauros-Giraudon.

Notes

[1CADET de VAUX (Antoine-Alexis). Instruction sur l’art de faire le vin. Nancy, s.d.

[2MANCEAU (Émile). Traité du vin de Champagne. Épernay, 1916.

[3CORDIER (J.A.). Observations biologiques sur la mousse naturelle des vins blancs, dans Travaux de l’Académie nationale de Reims, 1905-1906.

[4HYAMS (Edward-S.). Dyonisus : a social history of the wine. Londres, 1965.

[5GODINOT (Attribué au chanoine jean). Manière de cultiver la vigne et déjoue le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces pour perfectionner les Vins. Avignon, 1719. - Seconde édition augmentée de quelques secrets pour rectifier les Vins et des planches des divers pressoirs gravées. Reims, 1722.

[6L’abbé Bignon était doyen des Conseils, grand-maître de la bibliotèque du roi Louis XV, directeur du Journal des Sçavans, et client ami de P.V. Bertin Rocheret.

[7Né à Reims Nicolas Bidet (1709-1782) publie en 1752 une somme des connaissances sur la viticulture au XVIIIe siècle. Elle s’est ensuite enrichie d’une série de planches finement dessinées par Maugein et gravées par Choffart qui montrent des pressoirs, cuves et divers instruments de vinification. Il fut officier de la Maison du roi et sommelier de la reine Marie-Antoinette.

[8ROZIER (Abbé). Mémoire sur la meilleure manière de faire et de gouverner les vins. Paris, 1772.

[9MAUPIN. Manuel des Vignerons de tous les pays. Paris, 1789.

[10PLUCHE, (Abbé). Le Spectacle de la nature ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit. Paris, 1763.

[11MAIZIÈRE (Armand). Origine et développement du commerce du vin de Champagne. Reims, 1848.)

[12JULLIEN (André). Topographie de tous les vignobles connus. Paris, 1816, 1822, 1832, 1866 (Se édition, revue et corrigée et augmenlée par C.E. Jullien).

[13CHAPPAZ (Georges). Le Vignoble et le vin de Champagne. Paris, 1951.

[14GANDILHON (René). Naissance du champagne. Paris, 1968.

[15POE. Histoires grotesques et sérieuses.

[16ÉCRITS DES PROFESSIONNELS - M. de MALAVOIS de la CANNE : Livre du vin que nous avons fait et vendu depuis notre établissement à Ay en 1730 (avec des notes de vendanges écrites de 1782 à 1806 par son gendre M. Hédoin).

[17CAVOLEAU. Œnologie française ou Statistique de tous les vignobles et de toutes les boissons vineuses et spiritueuses de France, suivie de considérations générales sur la culture de la vigne. Paris, 1827.

[18MAUMENÉ (E. ;J.). Traité théorique et pratique du travail des vins, leur fabrication, leurs maladies. Fabrication des vins mousseux. Paris, 1873.

[19POINSIGNON (Maurice). Histoire générale de la Champagne el de la Brie. Châlons-sur-Marne, 1886.

[20PLUCHE, (Abbé). Le Spectacle de la nature ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit. Paris, 1763.

[21JULLIEN (André). Manuel du sommelier, ou instruction pratique sur la manière de soigner les vins. Paris, 1813.)

[22CHANDON de BRIAILLES (Raoul) et BERTAL. Archives municipales d’Épernay. Paris, 1906.

[23BERTIN Du ROCHERET (Philippe-Valentin). Journal des Elats tenus à Vitry-le-François en 1744, publié par Auguste Nicaise. Paris, 1864.

[24CHAPTAL (Jean-Antoine, comte). L’Art de faire le vin par M. le Comte Chaptal. Paris, 1819. CHASTELAIN (Dam Pierre). Voir JADART.