UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Le commerce

Les bourgeois ont toujours participé, avec la noblesse et le clergé jusqu’à la Révolution, à la production et à la commercialisation des vins de Champagne, mais le marchand de vins est devenu progressivement le rouage principal du marché. On a vu qu’à la fin du XVIIe siècle, le commerce des vins se partageait entre Reims, où il remontait au XVIIIe siècle, et Épernay, où les commissionnaires courtiers venaient de s’établir marchands de fait, après avoir été depuis longtemps dépositaires de colle, poudre à dégraisser, soufflets, bouteilles, bouchons de bois, petits et gros bouchons de liège, étoupe, ficelle, goudron, cire, caisses, paniers [1].

Au XVIIIe siècle les marchands de Champagne sont nombreux. Ils vendent principalement des vins tranquilles. Les plus connus, sans parler de ceux qui exercent dans les bourgs du vignoble, s’appellent Geoffroy, Bertin du Rocheret, de Partelaine, Chertemps et Moët à Épernay, Drouin de la Vieville à Reims. Mais il se crée des maisons de commerce qui n’ont plus seulement pour vocation d’acheter, de vendre, et pour certaines, de faire occasionnellement mousser, mais qui, dès leur fondation ou peu après, font leur activité principale de l’élaboration du vin effervescent.

C’est la conséquence logique de la mise au point d’un produit dont la relative complexité demande des moyens importants, à partir du moment où il faut fournir suffisamment pour répondre à une demande croissante.

On voit ainsi apparaître en 1729 Ruinart à Épernay, en 1730 Chanoine à Épernay, en 1734 Fourneaux à Reims, en 1743 Moët à Épernay, en 1757 Vander-Veken (Abelé) à Reims, en 1760 Delamotte à Reims, en 1765 Dubois et Fils à Reims, en 1772 Clicquot à Reims, en 1785 Heidsieck à Reims, en 1798 Jacquesson à Châlons. Parmi ces maisons de commerce, origine du négoce champenois, certaines existent encore aujourd’hui et sont l’honneur de leur profession14. Plusieurs d’entre elles ont au XVIIIe siècle une histoire qui facilite la compréhension de la situation du commerçant en vins de Champagne de l’époque.

Nicolas Ruinart est marchand de draps. Sous la raison sociale Ruinart, il ouvre à Épernay le 1er septembre 1729, au nom de Dieu et de la Sainte Vierge, son premier livre de comptes, et le clôt en 1739 sans avoir encore eu à y inscrire des ventes de vin mousseux, que l’on verra mentionnées dans les registres ultérieurs. On y trouve des opérations concernant des tissus, estamine en particulier, et, assez tard, quelques ventes de vins de Montagne en tonneaux et de vin rouge en tonneaux et en bouteilles. En 1764, Nicolas associe à ses affaires son fils Claude et l’entreprise prend la raison sociale Ruinart Père et Fils. Elle est transférée à Reims en 1769, à la mort de Nicolas.

Claude Moët, qui possédait vignes et vendangeoir à Cumières, achète en 1716 une charge de commissionnaire à Épernay. Il devient ainsi marchand de vins et expédie d’abord en tonneaux, plus tard en tonneaux et en bouteilles. Il ouvre en 1743 le premier registre comptable de la maison Moët d’Épernay. Il se consacre exclusivement à la production et à la vente de ses vins, les premiers notés comme mousseux étant expédiés en avril 1744 au maréchal duc de Noailles à Douai. À son fils Nicolas-Claude succède en 1792 son petit-fils Jean-Rémy Moët, grande figure du champagne dont on reparlera au prochain chapitre.

Philippe Clicquot est banquier et drapier à Reims lorsqu’il y fonde en 1772 une maison de vins de Champagne Clicquot, activité annexe qui lui permet de tirer le meilleur profit de vignes qu’il possède à Bouzy et à Verzenay et dont il avait l’habitude de vendre les vins à une petite clientèle faite d’amis et de relations d’affaires [2] . Son fils François devient son partenaire et entreprend la production du vin mousseux, après avoir épousé en 1799 Nicole-Barbe Ponsardin, autre grande figure du champagne dont on reparlera également.

Florens-Louis Heidsieck, jeune commerçant d’Outre-Rhin, épouse à Reims en 1785 la fille de Nicolas Perthois, marchand de laine, et y fonde la même année une firme de vins et tissus Heidsieck qui consacre bientôt toute son activité à la production et à la vente des vins de Champagne effervescents.

En raison de la vogue de ces derniers, mousseux ou non, dans la haute bourgeoisie et la noblesse, la clientèle des producteurs et des marchands de vins de Champagne a ceci de particulier qu’elle comporte des personnages éminents. Les Bertin du Rocheret vendent au bibliothécaire du roi, au maréchal d’Artagnan, au marquis de Polignac, au comte d’Artagnan maréchal de Montesquiou, qui commandent pour eux et leurs amis, le comte d’Artagnan faisant par exemple envoyer 100 bouteilles à l’adresse de Monsieur de Puysegur, lieutenant général des armées du Roy (B 34). Ruinart inscrit sur ses livres de comptes, dès 1775, la noblesse de Saint-Pétersbourg, le prince de Ligne, le prince héréditaire de Prusse, et quelques années plus tard, des princes italiens, les ducs d’York, de Beaufort, de Cumberland, de Marlborough, le prince d’Aremberg, le prince d’Orange. Moët expédie en 1751 à la marquise de Pompadour et, dans les années qui suivent, au maréchal de Richelieu, au prince de Rohan, à toute l’aristocratie européenne. Mais les plus illustres clients sont les cours royales : Angleterre et Pologne, entre lesquelles Philippe-Valentin Bertin du Rocheret partage ses cuvées, Hanovre, Würtemberg, Saxe, Prusse, Danemark, Hollande. Quant à la cour de France, les marchands de vins de Champagne l’approvisionnent par l’intermédiaire de quelques-uns des douze marchands qui ont le privilège de la pourvoir en vins nécessaires pour la Maison et bouche de sa Majesté.

Après avoir été « outrés » à la fin du XVIIe siècle, les prix des vins tranquilles baissent de 30 à 40% entre 1720 et 1735, comme l’avait prévu l’intendant Larcher. Ils restent ensuite constants jusqu’à la Révolution. Ils peuvent varier d’une année à l’autre, parfois du simple au double et davantage, en fonction des particularités de la récolte en quantité et en qualité.

C’est ainsi que des producteurs locaux notent en 1788 : Bon, rouge et solide, les meilleurs depuis 1779. Vendu 120 livres la pièce, et en 1789 : Ni bon, ni beau, vin de cabaret. 70 livres la pièce, plus qu’il ne valait [3].

Il y a aussi un rapport étroit entre les prix des vins et la cote des crus qui les produisent, telle qu’elle est établie par la « vox populi » en fonction de leur qualité reconnue. En 1790, dans le district d’Épernay, les vins blancs s’établissent à 540 livres la queue à Ay, 412 à Pierry, 375 à Hautvillers, 300 à Ablois, 252 à Moussy et Vinay, 216 à Avize et au Mesnil, 135 à Morangis [4]. Dans les mêmes crus, les vins rouges sont de 30 à 45% moins chers que les blancs, ce qui est vrai dans toute la Champagne, à de rares exceptions près, comme Sillery dont les vins rouges jouissent d’une telle réputation que le prix en est plus élevé que celui de ses vins blancs, pourtant si renommés.

Désormais les vins de Champagne valent plus cher que ceux de Bourgogne. À Reims, lors du sacre de Louis XV, les prix des vins tranquilles en bouteilles sont les suivants : Le flacon du plus vin fin de Champagne 21,5 s ; le flacon de la qualité au-dessous du fin 1 l, 10 s ; le flacon de vin de Bourgogne 2 l ; le flacon de vin de Bourgogne de la seconde qualité 1 l. À titre de comparaison, on paie le pot du petit vin 12 s ; le pain blanc de 7 onces 1 s ; la livre de viande 7 s [5].

Les vins utilisés pour mousser, parfois les meilleurs, sont souvent de qualité modeste, valant moins cher en tonneaux que de bons vins vendus comme vins tranquilles. Le 15 février 1712, Philippe-Valentin Bertin du Rocheret offre au maréchal de Montesquiou trois poinsons de vin de Pierry à 400 livres queue, et un poinson à 250 livres queue pour faire vin mousseux et il ajoute : Sy en voulez plus grande quantité pour mousser et meme meilleur marché de 100 livres par queue, je peux facilement satisfaire à vos ordres (B 33). Les vins effervescents peuvent valoir plus cher à la bouteille en raison des pertes dues à la casse. À Ay, de 1742 à 1746, Malavois de la Ganne a vendu ses vins 25 à 30 sols la bouteille pour le mousseux, 20 sols pour le rouge, 25 sols pour le blanc non mousseux (C 2) .

Le règlement des achats s’effectue en numéraire et par tous les moyens utilisés à l’époque, y compris, à partir de 1789, les assignats avec tous les risques que cela comporte. Mais il arrive qu’au lieu de vendre les vins on les échange contre d’autres biens, forme de troc qui s’explique aisément de la part de marchands ayant plusieurs activités. L’un d’eux écrit : J’ai vendu des vins en 1763 sur le pied de 40 à 50 livres la queue à un marchand de St Quentin, en échange d’une pendule à répétition estimée 400 livres, d’un réveil et de six aunes et demie de dentelles pour mes filles [6].

Pris dans son ensemble, le commerce des vins est devenu prépondérant dans la province de Champagne dont le Dictionnaire geographique portatif d’Eschard précise que le commerce principal consiste en d’excellents vins. Voici ce que dit à ce sujet le Dictionnaire universel du commerce, en 1742 : Les vins de Rheims, de Sillery, d’Hautvillers, d’Espernay, de Château-Thierry... et tout ce qu’on nomme plus précisément Vins de Champagne, ont trop de réputation en France, et dans toute l’Europe, où on les transporte, pour douter que le grand débit qui s’en fait ne répande beaucoup de richesses dans les lieux où se cultivent d’aussi excellens vignobles [7].

La progression du commerce est freinée par des facteurs divers, dont en premier lieu un problème d’approvisionnement dû à la fréquence des mauvaises récoltes. Une importante fraction des vins est vendue dans les deux années qui suivent les vendanges et il arrive que la demande dépasse l’offre. D’après les inventaires de l’année 1747, les caves de l’abbaye d’Hautvillers abritent 12 000 bouteilles de 1746, 6000 de 1745 et 4000 de 1742. Les années 1743 et 1744 sont épuisées (À 25).

Outre les difficultés dues aux guerres et au protectionnisme des pays étrangers, qui seront examinées plus loin à propos des exportations, les transports soulèvent aussi de nombreux problèmes. C’est essentiellement en tonneaux que circulent les vins de Champagne, et cela pendant tout le XVIIIe siècle, qu’il s’agisse des vins fins, ou des vins ordinaires qui, comme on vient de le voir, constituent en volume la part principale des expéditions. On envoie en bouteilles les vins mousseux bien entendu, mais aussi, et de plus en plus, des vins tranquilles destinés à de longs voyages ou aux acheteurs qui le demandent. Savary note à ce sujet l’emploi des bouteilles de gros verre dont l’usage et la consommation sont devenus très considérables, depuis que l’on a cru que les plus excellens vins se conservoient mieux dans ces bouteilles que sur leur lie.

Les voies de communication laissent à désirer. C’est par les rivières que se font la majeure partie des expéditions, par la Marne en particulier ; Hamilton évoque la rive hautaine / D’où Thierry rapporte à la Seine / Ses vins avec ceux de Volnay [8]. On fait appel aux mariniers de Bisseuil, de Mareuil, d’Épernay et de Cumières, mais la navigabilité est incertaine. Le 21 décembre 1713, le comte d’Artagnan demande à Adam Bertin du Rocheret de faire partir 100 bouteilles dès que la riviere le permettra (B 34). Les Rémois, pour leur compte, n’ont pas vu aboutir un projet de canalisation de la Vesle auquel s’étaient intéressés les marquis de Sillery.

On utilise la voie de terre pour certains envois. En 1745, Malavois de la Ganne expédie 250 bouteilles de mousseux au Canada par voiturier par terre pour être embarqué à Rochefort sur le vaisseau Le Leopard (C 2) . Le réseau routier est insuffisant, et mal tenu exception faite des grandes routes de Colbert qui desservent Nancy-Strasbourg et Metz-Mayence. Rendant compte d’un voyage qu’il effectue en février 1741, le sieur de Saint-Quentin, écuyer de la bouche du roi, écrit que les débordements... avaient rendu les chemins effroyables, et que le chemin de Soissons à Reims était affreux [9]. Dans la mauvaise saison certaines routes sont tout à fait impraticables aux rouliers, si bien qu’en hiver, lorsque les rivières sont gelées, le commerce des vins est parfois inexistant. Les cahiers de doléances de Vertus demandent qu’il soit accordé à toutes les villes et gros lieux, surtout dans les pays de vignoble, des chemins ou routes d’embranchement sur les routes principales du royaume, pour que la traite des vins puisse se faire pendant l’hiver, saison où le commerce de cette denrée est le plus en activité. Une annotation portée sur l’exemplaire des Archives de la Marne précise que Vertus est inabordable, faute de routes et chemins praticables.

Un autre obstacle est l’interdiction du transport du vin en bouteilles qui avait été prononcée pour des raisons fiscales par un arrêt de la cour des Aides du 15 février 1676, confirmé en 1680. Cette décision n’est pas toujours respectée. En 1721, Frère Oudart tire à Pierry des flacons dont 400 pour conduire à la mer. Les puissants de l’époque, abbés mitrés, grands seigneurs, s’en affranchissent plus facilement que les marchands, témoin Adam Bertin du Rocheret écrivant en 1705 au maréchal de Montesquiou : Je croirais que 50 flacons vin vieil, les plus exquis du royaume que je peux vous fournir, avec 50 bons, pourraient vous convenir [10].

En 1724, les échevins de Reims demandent la suppression des restrictions apportées au transport des bouteilles de vin gris, en faisant valoir que ceux qui font usage de vin de Champagne gris préferent celui qui mousse à celui qui ne mousse pas : que d’ailleurs le Vin gris ne peut être transporté en Futailles, tant dans l’interieur du Royaume que dans les Pais Etrangers, sans perdre de sa qualité. En réponse, par Arrest du Conseil d’Estat du Roy du 25 mai 1728, Sa Majesté voulant... favoriser le Commerce et le Transport du Vin de Champagne gris, à l’article II permet d’expédier en Normandie le vin gris en bouteilles pour la consommation des Habitans et interdit d’y faire entrer en bouteilles des Vins d’aucune autre qualité, le tout à peine de confiscation et de cent livres d’amende, et à l’article III permet pareillement de faire passer par ladite Province du Vin de Champagne gris et rouge, et de tout autre crû et qualité en Paniers de cinquante ou de cent bouteilles, pour être transportés dans les Païs exempts des Droits d’Aydes, ou pour être embarqués pour l’Etranger dans les Ports de Rouen, Caen, Dieppe et le Havre, et non dans aucuns autres Ports, sous les mêmes peines (B 12).

L’application de l’arrêt de 1728 est en France territorialement limitée, et des difficultés continueront à survenir avec des provinces ou cités s’arrogeant le droit de prendre des mesures particulières pour restreindre la circulation des vins lorsqu’elle porte tort aux intérêts de leurs vignerons. Mais ces nouvelles dispositions sont capitales pour le commerce extérieur des vins de Champagne qui, seuls parmi les vins de France, peuvent désormais être envoyés en bouteilles en Angleterre, en Hollande et dans le reste du monde, qu’ils soient tranquilles ou mousseux. C’est ainsi qu’en 1739, Malavois de la Ganne envoie du vin effervescent en demi-panniers de 60 bouteilles d’Ay à Rouen, par eau, avec transbordement à Charenton et à Javel, destiné vraisemblablement à être embarqué Rouen pour l’Angleterre (C 2) .

Ce n’est toutefois qu’en avril 1776 que le commerce des vins se trouve enfin libéré par l’édit royal de Turgot, aux termes duquel Sa Majesté permet de faire circuler librement les vins dans toute l’étendue du royaume, de les emmagasiner, de les vendre en tous lieux, et en tout temps, et de les exporter en toutes saisons, par tous les ports, nonobstant tous privilèges particuliers et locaux à ce contraire, que Sa Majesté supprime.

La perception des droits à divers échelons reste cependant une gêne pour le commerce, mais tous les vins paient les mêmes droits. d’entrée, ce qui avantage les vins fins. Louis-Sébastien écrit à ce sujet : Le tonneau de l’excellent Bourgogne, du délicieux Champagne ne paie pas plus d’entrée que le tonneau de Brie, et le vin qui déchire le gosier du tailleur est taxé au même taux que le nectar qui parfume la bouche du conseiller d’Etat [11].

Quelle est l’importance des expéditions de vins de Champagne au XVIIIe siècle ? Faute de documents précis s’y rapportant, il faut se baser sur le volume de production. Il semble que celle-ci ait doublé de 1740 à 1776 [12], puis diminué considérablement dans le dernier quart du siècle [13]. Connaissant les surfaces en rapport et en prenant comme rendement moyen celui des années précédant la Révolution, soit 11,5 hectolitres à l’hectare, on en déduit que des 50 000 hectares probables de la fin du siècle on retire bon an, mal an, 575 000 hectolitres. En 1801, d’après Le Parfait Vigneron, à peine la dixième partie du territoire de la Champagne produit des vins de qualité supérieure. Compte tenu d’un rendement relativement faible dans les terroirs correspondants, on peut chiffrer à environ 40 à 45 000 hectolitres la production des vins fins de Champagne, approximation large, hasardeuse même, en l’absence de renseignements certains.

Encore plus problématique est l’évaluation de la production des vins effervescents. Les rares données chiffrées qui nous soient parvenues ne les distinguent pas des vins tranquilles en bouteilles. En 1724, les échevins de Reims déclarent : Le commerce des Vins gris de Champagne est considérablement augmenté depuis quelques années, par les précautions que l’on prend de les faire tirer en bouteilles afin de les rendre mousseux (B 12). Mais après un bon départ, le champagne effervescent, comme on le sait, ne poursuit pas sa marche conquérante. La production stagne, et même régresse, d’autant plus que les risques que fait courir la casse découragent les praticiens. C’est ainsi que les successeurs de frère Oudart préfèrent renoncer aux gros tirages et font preuve, jusqu’en 1774 tout au moins, d’une préférence marquée pour les ventes de vins en cercles. Les tirages, en tout état de cause, sont toujours modestes, de l’ordre de 3 000 à 20 000 bouteilles pour les marchands, de 5 000 à 15 000 pour les abbayes. Lorsqu’en 1746 Moët expédie 50 000 bouteilles, on considère ce chiffre comme prodigieux. Pour toutes ces raisons, on peut tenir pour certain qu’à la fin du XVIIIe siècle la production et les expéditions du champagne effervescent sont encore très faibles et sans commune mesure avec sa célébrité. On les évalue généralement à un maximum annuel de 300 000 bouteilles, soit environ 6% des vins fins de la vallée de la Marne, de la Montagne de Reims et de l’actuelle Côte des Blancs, et à peine 0,5% de la production totale de la Champagne. Ce n’est en définitive que pour Reims, Épernay et quelques bourgades de leur voisinage que la mousse est un facteur réel de prospérité.

Au XVIIIe siècle, comme de nos jours, la France exporte ses vins et la Champagne commence à y participer dans une notable proportion. Sur un total de 24 600 000 livres, montant total des exportations de vins pour l’année 1778, on la trouve à la deuxième place, avec 1 410 000 livres, le Bordelais occupant la première, avec 4 360 000 livres et la Bourgogne la troisième, avec 1 260 000 livres [14]. Il s’agit essentiellement de vins tranquilles dont la qualité reconnue au-delà des frontières en facilite le débit à l’étranger. Les vins de Champagne sont renommés dans toute l’Europe, note en 1752 le Dictionnaire de Trevoux. Le rapport Legras, cité plus haut à propos de la solidité insuffisante des bouteilles, précise que le revenu de la Champagne consiste dans les vins qu’elle produit, tant blancs que rouges, que l’on enlève une grande partie des uns et des autres pour les provinces voisines et surtout pour l’étranger [15]. Ce commerce d’exportation existait déjà au Moyen-Âge, on le sait, mais il a pris de l’ampleur au fil des ans. L’abbé Pluche, en 1763, écrit des vins de Champagne qu’ils sont l’honneur des tables de Londres, d’Amsterdam, de Copenhague, et de tout le Nord et que l’on assure même qu’ils ont plusieurs fois passé la Ligne impunément : ils la passent deux fois pour arriver à Pondicheri où l’on en envoye [16]. Ce sont surtout les vins de la Montagne de Reims, rouges en majorité, que l’on vend à l’étranger car ils supportent mieux les voyages lointains. Le chanoine Godinot écrit : Ceux qui sont chargez d’en envoyer dans les Païs étrangers, doivent choisir du Vin de Montagne. Comme il a plus de corps, il soutient bien mieux le transport que le Vin de Rivière [17]. Les vins de la vallée de la Marne ont par contre pendant longtemps le quasi-monopole de l’exportation du champagne effervescent. Celle-ci commence dès le début du siècle, mais porte toujours sur de faibles quantités.

Le Traité sur la culture de la vigne de Chaptal et de ses collaborateurs donne les chiffres comparés des exportations des vins de France en 1720-1725 (moyenne des cinq années) et en 1788. Il indique d’autre part les chiffres de 1778, extraits des dossiers de Turgot. Voici un état comparatif des exportations des vins de Champagne établi d’après ces données15 :

D’intéressantes constatations s’imposent à l’étude de ce tableau et à sa comparaison avec celui dressé par le Traité sur la culture de la vigne pour les autres vins français :

1. Après avoir augmenté de 144% en 50 ans, les exportations champenoises diminuent de 68% entre 1778 et 1788. Cette chute brutale n’affecte que les vins communs puisque les exportations de vins en bouteilles progressent au contraire de 36%. Analogue pour les vins de Bordeaux, elle semble due, en grande partie tout au moins, à la concurrence des vins de table à bon marché, dont les exportations, pour ceux du Languedoc en particulier, prennent une ampleur considérable. Grâce à eux, les exportations de l’ensemble des vins français ont presque doublé en 60 ans [18], tandis que dans le même temps, c’est-à-dire entre 1725 et 1788, celles des vins de Champagne baissaient de 22 %.

2. En retenant les chiffres de 1778, qui reflètent le mieux la situation du commerce des vins au XVIIIe siècle, on voit que les exportations de vins de Champagne en bouteilles sont alors devenues sept fois plus importantes qu’en 1725, mais que les 212 498 bouteilles dont il est fait état ne représentent encore que moins de 11 % du volume exporté.

3. Rien n’indique la part du champagne effervescent dans les chiffres relatifs aux exportations de vins de Champagne en bouteilles, ce qui prouve une fois encore le caractère marginal de ce marché au XVIIIe siècle.

Le commerce extérieur est irrégulier et souvent difficile. Les guerres lui sont néfastes car, non contentes de fermer les frontières des pays belligérants, elles désorganisent en outre les transports. Malavois de la Canne écrit en 1748 que le Commerce interrompu par la Guerre se trouve cette année retabli par la Paix et nous facilite le transport de nos vins dans les pays etrangers dont ils étoient chassés depuis 1740 (C 2) . Les exportations sont à nouveau interrompues pendant la guerre d’Indépendance américaine, à laquelle participe la France de 1778 à 1783. Les négociants et le conseil de la ville de Reims adressent en 1780 un placet au ministre Sartine pour lui exposer qu’en raison de la guerre ils se trouvent chargés d’une très grande quantité de vin de Champagne, tant de leur cru que d’autres, dont ils désirent l’exportation. En temps de paix les marchés s’ouvrent et se ferment au gré des pays importateurs, en fonction des variations des droits qu’ils imposent. Ceux-ci s’élèvent en Russie jusqu’à 100%. En Autriche, les vins de France sont taxés à partir de 1773 de 21 florins, soit 52 livres, pour 80 bouteilles, droit que Joseph II majore encore de 50% [19]. En Suède et dans les pays héréditaires allemands de l’empire germanique, l’entrée des vins français est interdite.

Avec les Anglais, les meilleurs amis du champagne, les relations commerciales sont hérissées de difficultés. Depuis le traité Methuen, signé en 1703 entre le Portugal et l’Angleterre, les exportateurs champenois sont obligés de lutter à armes inégales contre le porto et le xérès, dont les droits d’entrée sont huit fois moins élevés que pour les vins de France. Leurs produits entrent en concurrence avec les boissons nouvelles, gin, curaçao et autres eaux-de-vie, et même café et chocolat. Ils saluent donc avec satisfaction les traités d’ Utrecht de 1715 dont une des clauses donne Outre-Manche à la France le statut de la nation la plus favorisée. Mais le gouvernement anglais impose un système de licences d’importation qu’il distribue avec une décourageante parcimonie. Le 28 mai 1728, un bill de Walpole, signé de George II, interdit l’entrée du vin en bouteilles par crainte d’évasion fiscale 16. Cette décision est de nature à priver totalement les Anglais de champagne effervescent mais ils en sont déjà trop friands pour pouvoir s’en passer. Les privilégiés obtiennent des dérogations, et pour les amateurs qui ne peuvent en obtenir par la contrebande hollandaise, on recommence à faire mousser sur place les vins de Champagne comme on le faisait au XVIIe siècle.

En 1728, P.V. Bertin du Rocheret envoie à son correspondant, James Chabane des tonneaux de vin gris en lui donnant les instructions nécessaires pour le faire mousser : il faudra tirer à Londres en bouteilles au 5° et 6° de la lune, c’est à dire au 13, 14 et 15 de mars (B 35). En 1747, à propos de la casse attribuée à des bouteilles fabriquées dans l’Argonne, l’Académie des sciences constate dans un rapport que les Anglais et les Flamands ne, font pas à beaucoup près des pertes si considérables, lorsqu’en achetant des vins de Champagne en fust, ils les mettent chez eux en bouteilles (B 13).

Certains assouplissements ont lieu en 1745 et P.V. Bertin du Rocheret note sur son journal, à la date du 24 mai 1746, les flacons permis en Angleterre (B 35), mais en 1778 on ne trouve toujours pas d’exportations en bouteilles vers l’Angleterre dans les chiffres des dossiers de Turgot. Et ce ne sera qu’en 1800 qu’interviendra enfin l’autorisation donnée par George III d’importer en bouteilles les vins français... moyennant encore certaines restrictions.

En 1763, les droits d’entrée sont augmentés en Angleterre de 30% mais la vogue des vins de Champagne y est telle que la clientèle des milieux fortunés leur reste acquise alors qu’elle se détourne des autres vins français. Un grand espoir naît en 1786 avec le traité commercial signé par William Pitt avec la France. Il spécifie que ses vins ne doivent jamais être plus imposés que ceux du Portugal.

C’est de lui que Talleyrand a écrit : S’il augmentait pour la France la facilité de satisfaire la prédilection et le caprice que les gens riches avaient pour les marchandises anglaises, il procurait aussi à l’Angleterre des jouissances plus abondantes et payées à la France par la diminution des droits sur les vins de Champagne et de Bordeaux, diminution qui devait en faire augmenter la consommation en Angleterre [20].

L’euphorie est hélas de courte durée. À partir de janvier 1794 l’Angleterre en guerre avec la France ne peut plus recevoir les vins de Champagne qu’en petit quantité, lorsqu’ils peuvent être acheminés par des voies détournées, entre autres par les îles anglo-normandes.

En 1778, d’après les chiffres de Turgot, l’Allemagne est de loin le premier marché des vins de Champagne.

Ses importations se montent à 12 091 hectolitres en tonneaux et 165 944 bouteilles. Monsieur de Francheville, général d’infanterie du Roy de Pologne, avait raison lorsqu’il écrivait le 30 septembre 1719 à P.V. Bertin du Rocheret d’envoyer deux caques de vin à Varsovie par l’intermédiaire du Résident de Son Altesse Électorale de Baviere... qui peut dans la suite vous faire faire un débit considérable (B 34).

Ensuite viennent, dans l’ordre, la Flandre, l’Angleterre, la Russie, la Pologne, la Scandinavie, la Hollande la Suisse, l’Italie, où Casanova, dans des Mémoires, se pique d’avoir à Venise une excellente cave, garnie de vin de Champagne que lui fournit le comte Bonomo Algarotti, négociant et banquier de la cité des Doges. Les Antilles, que l’on appelait alors les Iles, avaient représenté un marché appréciable ; elles ne figurent plus que pour 698 bouteilles, en raison de la guerre de l’Indépendance américaine.

À la fin du XVIIIe siècle, le marché américain est encore très modeste, mais le vin de Champagne est déjà un familier de la présidence des Etats-Unis. À la suite d’un dîner qui y est donné le 4 mars 1790, Samuel Johnson écrit que l’on a servi un excellent champagne, suivi par un café qu’il a eu l’honneur de boire avec l’épouse de George Washington, une très aimable dame [21]. Sur le livre de comptes du président, tenu par Tobias Lear, on trouve en mai 1792 les frais de camionnage de 6 paniers de vin de Champagne du bateau à sa résidence.

On voit donc qu’au XVIIIe siècle les vins de la Champagne, avec ou sans bulles, ont déjà une vocation universelle. Mais ce n’est qu’au XIXe que le vin mousseux de la province va s’imposer définitivement à la France et au monde.

Notes

[1Bulletin du Laboratoire expérimental de viticulture el d’oenologie de la maison Moët & Chandon. Épernay, 1908.

[2CARAMAN CHIMAY (Princesse de). Madame Veuve Clicquot-Ponsardin. Sa vie, son temps. Reims, 1956.

[3Récoltes (Les) vinicoles de Bouzy et d’Ambonnay de 1788 à 1874. Reims, 1893.

[4CHANDON de BRIAILLES (Raoul) et BERTAL. Archives municipales d’Épernay. Paris, 1906.

[5Taux des vivres et denrées de la ville de Reims. 12 octobre 1722. Reims, 1722.

[6POINSIGNON (Maurice). Histoire générale de la Champagne el de la Brie. Châlons-sur-Marne, 1886.

[7SAVARY des BRULONS (Jacques). Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, d’arts et métiers. Amsterdam, 1726.

[8HAMILTON (Antoine). Lettres et épitres. Paris, 1812.

[9NARBONNE (Pierre). journal des règnes de Louis XIV et Louis XV de l’année 1701 à l’année 1744, édité par J.A. Le Roi. Paris, 1866.

[10BOURGEOIS (Armand). Le Vin de Champagne sous Louis XIV et sous Louis XV d’après des lettres et documents inédits. Paris, 1897.

[11(Louis-Sébastien). Tableaux de Paris. Amsterdam, 1783.

[12ROCHE (Émile). Le Commerce des vins de Champagne sous l’ancien régime. Châlons-sur-Marne, 1908.

[13Traité théorique et pratique sur la culture de la vigne, avec l’art de faire le vin par le Cen Chaptal, M. l’Abbé Rozier, les Cens Parmentier et Dussieux. Paris, 1801

[14Traité théorique et pratique sur la culture de la vigne, avec l’art de faire le vin par le Cen Chaptal, M. l’Abbé Rozier, les Cens Parmentier et Dussieux. Paris, 1801.

[15BONDOIS (Paul). Les bouteilles à champagne et les verreries d’Argentine au XVIIIe siècle dans Nouvelle Revue de Champagne et de Brie, Janvier 1929

[16PLONQUET (J.-L.). Nosographie des principaux vignobles de la Champagne. Troyes, 1878.

[17GODINOT (Attribué au chanoine jean). Manière de cultiver la vigne et déjoue le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces pour perfectionner les Vins. Avignon, 1719. - Seconde édition augmentée de quelques secrets pour rectifier les Vins et des planches des divers pressoirs gravées. Reims, 1722.

[18Parfait Vigneron (Le). Paris, 1801.

[19LAURENT (Gustave). Reims et la région rémoise à la veille de la Révolution. Reims, 1930.

[20TALLEYRAND-PERIGORD (Charles-Maurice de). Mémoires. Paris, 1957.

[21DECATUR (Stephen), Jr. Private affairs of George Washington. Boston, 1933.