UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Vendanges de millésimes exceptionnels

1959 - Vendanges magnifiques, année hors série

Tous les superlatifs ont été épuisés dans les conversations comme dans la Presse pour qualifier la vendange que vient de vivre la Champagne du 10 au 25 Septembre.

La qualité a été exceptionnelle : grappes sans défaut, degrés comme on en voit rarement dans notre région. Des marcs de onze degrés, de douze, de treize parfois !
La quantité y était aussi, comme il arrive souvent en pareil cas, les belles récoltes étant presque toujours de grosses récoltes.
La satisfaction fut donc générale et le sourire était partout de rigueur, dans les vignes et dans les pressoirs, avec cependant un petit regret.
La pluie, en effet, n’était pas venue au rendez-vous.
Le ciel est resté bleu, invariablement bleu. Les rares orages se sont déversés à côté. Il est impossible, se disait-on, que la sécheresse se maintienne jusqu’en plein mois de Septembre. Mais cet impossible s’est pourtant produit. Le juste milieu est bien difficile. Quand il n’y a pas trop de pluie on se plaint qu’il y a trop de soleil. II en est résulté un certain excès de maturité (pour une fois il aurait peut être fallu vendanger en avance).
Mais les soucis ont surtout été pour les acheteurs. Misant sur la pluie, ils comptaient sur 30.000, 40.000, 50.000 pièces de plus.
Les répartiteurs du C.I.V.C. y croyaient bien aussi un petit peu. Comme cela ne s’est pas produit, leurs plans s’en sont trouvés légèrement contrariés.
Ce fut, c’est le cas de le dire, le seul nuage de toute, cette vendange.
Le présent commentaire n’envisage les vendanges que sous leur aspect économique. Il s’agit de raconter la façon dont la récolte a été commercialisée : comment le vignoble a vendu, comment le commerce a acheté.
Le marché n’a pas connu, et pour cause, les angoisses de 1957 et les péripéties mouvementées de 1958. Par quoi mérite-t-il de faire parler de lui ?
Trois sujets sollicitent l’attention : la nouvelle formule de la répartition, le prix fixé pour le kilog de raisin, le déroulement de l’expérience bons rouges - bons blancs.
Après ces explications on trouvera les chiffres par région et par cru tels qu’ils sont présentés habituellement à pareil endroit.

LA NOUVELIE RÉPARTITION

La répartition de 1959 porte le numéro 19. C’est en 1941 en effet que le C.I.V.C. a entrepris pour la première fois de centraliser les offres des vendeurs de raisin et les demandes des négociants acheteurs.
Or jusqu’ici l’opération se déroulait dans l’ordre suivant :
1° temps - on décide le prix du raisin.
2° temps - les vendeurs et les acheteurs fixent leur position.
3° temps - on ajuste les offres et les demandes.

Le premier temps ne prenait qu’un seul jour, mais le deuxième en demandait quatre ou cinq et, la vendange survenant sur ces entrefaites, il ne restait que trois ou quatre jours (et aussi trois ou quatre nuits) pour accomplir le tour de force d’attribuer à 150 acheteurs quelques milliers de marcs provenant de deux cents crus différents, le tout en respectant les désirs de chacun, les références, les susceptibilités aussi, bref quantité d’éléments que ne pourrait pas digérer la machine à calculer la plus perfectionnée.
C’est pour éviter de faire sa répartition « à chaud » en trop peu de temps que le C.I.V.C. a voulu cette fois changer sa méthode et répartir « à froid » un mois à l’avance.
Le seul risque était évidemment qu’il y eut un gros décalage entre la théorie du mois d’Août et la réalité du mois de Septembre.
Mais ce risque ne paraissait pas tellement grave à cause d’un fait nouveau important : les engagements permanents de vente souscrits par 10.800 récoltants sur 15.000, les engagements permanents d’achat souscrits par la quasi totalité des négociants. Ces prises de position devaient en effet donner une première et solide plate-forme à la répartition.
Les positions des acheteurs
Que savait-on des intentions du Commerce ?
Le C.I.V.C. connaissait d’abord les expéditions des négociants pour la campagne écoulée, c’est-à-dire de Juillet 1958 à Juillet 1959. Ces expéditions représentaient au total 32 millions de bouteilles, soit l’équivalence de 128.000 pièces de vendange.
De plus nos répartiteurs avaient en mains les engagements d’achat des Maisons. Appliqués aux expéditions de la campagne, ces engagements obligeaient le Commerce à remplacer près de 41 millions de bouteilles, c’est-à-dire à rentrer dans ses celliers un approvisionnement égal au moins à 162.500 pièces.
Comme on pouvait déjà évaluer à 32.000 pièces les récoltes des vignobles appartenant aux Maisons elles-mêmes, il était clair que pour tenir sa parole le Commerce devait acheter 130.500 pièces (la différence entre 162.500 et 32.000 pièces).
La plate-forme de la répartition, pour les achats, était donc 130.500 pièces.
On se doutait même que cela ne suffirait pas et que le Commerce tenterait d’acheter du supplément afin de combler les vides laissés dans ses caves par trois années successives de pénurie. Combien de milliers de pièces en plus ?
Personne n’aurait pu risquer un chiffre, mais il suffisait de savoir qu’il existait une marge entre les 130.500 pièces à acheter ferme et les besoins réels de l’ensemble des acheteurs.
Evidemment le C.I.V.C. avait pris la précaution de demander par avance aux Maisons les noms des crus où elles voulaient leurs bons d’achat. Joints au reste ces renseignements permettaient d’en connaître assez long sur les intentions des acheteurs.
Les positions des vendeurs de raisin
Elles n’étaient pas aussi nettes que celles de leurs vis-à-vis. Cependant là aussi on pouvait distinguer ce qui était sûr et ce qui était seulement probable.
Les ventes sûres étaient celles attendues des vignerons engagés.
Ces raisins là on pouvait évidemment compter dessus puisque les intéressés étaient liés par leur signature. Mais combien récolteraient-ils ?
On calcula que les 10.800 engagés apporteraient la récolte totale de 5.000 hectares environ. Ce chiffre de 5.000 tenait compte des nombreuses superficies engagées pour le moment à des pourcentages compris entre 30 et 90%, ces superficies étant donc réduites proportionnellement.
Le rendement de ces 5.000 hectares fut estimé à 100.000 pièces en se basant sur une moyenne de l’ordre de 6.000 kilogs à l’hectare.
Il y avait donc 100.000 pièces à prendre pour commencer. Mais après, au-delà de ces 100.000 pièces, à quoi pouvait-on s’attendre ? La question était fort embarrassante.
Cependant le Commerce n’avait-il pas besoin d’en acheter 130.500 pour couvrir ses propres engagements ? Pourquoi ne pas considérer que les quantités mises en vente par les récoltants en dehors des engagements représenteraient à peu près les 30.000 pièces nécessaires pour arriver à ce chiffre de 130.500 ?
C’est le calcul que firent les répartiteurs et il parut sur le moment assez prudent. Il tablait sur une livraison de 1.800 kilogs (six pièces) par hectare non engagé. Même en faisant la part des manipulants cela devait être possible.

LA REPARTITION TRICOLORE

Dans les derniers jours du mois d’Août, à deux semaines de l’ouverture des vendanges, la répartition était faite.
Des bons furent établis pour approvisionner le Commerce de 162.000 pièces :
100.000 pièces correspondant aux engagements de vente du vignoble (bons rouges).
30.500 « correspondant aux ventes volontaires en dehors des engagements (bons blancs).
31.500 « correspondant aux récoltes propres des vignobles du Commerce (bons bleus).

Pour estimer le nombre de marcs attendus dans chaque crû, on se basa sur trois éléments : les superficies engagées du cru, les livraisons de l’année 1955, les prévisions de récolte établies par les enquêteurs qui parcoururent le vignoble au cours du mois d’Août.
Les bons rouges furent adressés aux négociants dès le 1er Septembre. Ainsi ils pouvaient prendre immédiatement leurs dispositions et retenir dans les crus qui leur étaient désignés les raisins engagés correspondant à leurs bons, ceci avec le concours de leurs courtiers, de leurs pressureurs habituels et enfin des Présidents des Sections Locales.
Huit jours après exactement, le mardi 8 septembre, les bons blancs et les bons bleus étaient lancés à leur tour. La cueillette commençait déjà le lendemain à Cumières et à Damery.
Mais entre temps, le Samedi 5 Septembre, le prix du raisin avait été fixé en présence de M. le Préfet de la Marne à l’Hôtel de Ville d’Epernay.

LE DÉROULEMENT DE LA VENDANGE

La cueillette commença le Mercredi 9 et le Jeudi 10 dans la Grande Vallée. Le mouvement s’étendit en fin de semaine à la plupart des autres grands crus.
Cueillette très rapide, car il n’y avait pas à trier ni à éplucher et que le temps était magnifique.
Porteurs de bons d’achats rouges pour 100.000 pièces et de bons d’achat blancs pour 30.000 pièces, Négociants et Courtiers prirent d’assaut les pressoirs et les Commissions de crus locales avant même que la vendange ne soit commencée et alors que les vendeurs de raisins allaient seulement commencer à s’inscrire.
Cet empressement un peu fébrile eut un effet psychologique qui était facilement prévisible. Quand les vendeurs de raisins courent après les acheteurs, comme ce fut le cas en 1954 et en 1955, ce sont les acheteurs qui ont plutôt tendance à se montrer réticents. A l’inverse cette fois-ci la précipitation des acheteurs ne pouvait qu’entraîner une certaine dérobade des vendeurs de raisins.

De presque tous les crus, le même son de cloche parvint au C.I.V.C. dans ces premiers jours de la vendange : trop de bons par rapport aux raisins annoncés à la vente. Les répartiteurs furent un peu déconcertés par cette tournure des événements. Eux aussi ils avaient cru non seulement à la grosse récolte, mais à la très grosse récolte. Dans leur esprit les 130 000 pièces de bons mis en circulation n’étaient qu’un commencement. Ils espéraient ouvrir une tranche supplémentaire à la fin de la vendange.

Les événements n’ont pas justifié leur optimisme. Elle n’est pas venue la pluie qui devait amener des milliers de pièces en plus. Certains vendeurs non engagés se sont réservés en constatant l’orientation du marché. Beaucoup de vignerons ont voulu garder pour eux un peu de ce « vin du siècle » à cause de sa qualité exceptionnelle. Enfin la rapidité de la cueillette et l’engorgement des pressoirs a obligé parfois des raisins destinés à la vente à refluer vers des pressoirs particuliers où s’effectuera finalement leur vinification.
Certes, on le verra dans un instant, la situation n’a pas été la même suivant les secteurs.
Les grands crus de Noirs ont largement tenu les prévisions, les crus de l’Aisne également. Mais cela n’a pas compensé les défections enregistrées dans les crus de Blancs, dans la moyenne et la petite Marne, dans l’Aube enfin.

Le bilan d’ensemble ? Les transactions ont porté sur 126.212 pièces. Au total les bons d’achats distribués représentaient 130.559 pièces. Le déficit de la répartition est donc de 4.347 pièces en ce qui concerne les achats. A ce passif s’ajoute l’espoir déçu d’une distribution supplémentaire.
Une première leçon se dégage ainsi de la nouvelle formule adoptée : quand une répartition est faite un mois à l’avance sur la base d’éléments en partie connus, mais en partie inconnus (livraisons volontaires, rendement exact à l’hectare), il faut plutôt qu’elle pêche par excès de prudence. La sécurité voudrait même que l’on distribue les bons par tranches au fur et a mesure de l’avancement de la vendange. Il est plus agréable de rendre des bons aux acheteurs que de leur en reprendre.
La seconde leçon à tirer est celle de l’utilisation des bons rouges et des bons blancs.

Cette innovation n’avait qu’un caractère expérimental puisque l’on savait d avance que tous les raisins mis en vente trouveraient cette année preneurs. Il s’agissait d’habituer tout le monde à distinguer les transactions portant sur des raisins engagés de celles portant sur des raisins non engagés, les premiers raisins étant prioritaires et les autres ne l’étant pas.
Cette idée a été bien accueillie dans l’ensemble, mais pas toujours tellement bien comprise.
Certains ont cru par exemple que le bon rouge donnait au négociant porteur une sorte de priorité d’achat et qu’il suffisait de servir les bons rouges avant les bons blancs, en prenant tous les raisins disponibles sans distinction entre eux.
En fait c’est du côté des vendeurs qui devait jouer la priorité : il fallait faire passer les raisins des vignerons engagés avant ceux des autres, ou les mettre à part, et les appliquer aux bons rouges.

Dans la pratique ce n’est peut être pas très commode et le mélange cette année n avait en tout cas pas de conséquence. Pour l’avenir il faudra cependant trouver un moyen d’identifier les livraisons afin qu’on s’y reconnaisse plus facilement dans les cours de pressoir.

Un mot pour remercier les Présidents de Section et autres animateurs bénévoles qui se dévouent pour assurer la liaison entre le C.I.V.C. et les vignerons de leur commune. Tout marche bien dans un cru quand la Commission Locale joue bien son rôle qui est de plus en plus important. Rien ne peut se faire non plus sans le concours et sans la bonne volonté des pressureurs et des courtiers. Qu’on le comprenne dans les communes où il y a quelque fois du flottement et qui sont heureusement fort peu nombreuses.

Bulletin du 4ème trimestre 1959 n° 51
Analyses réalisées par les Ingénieurs & Œnologues des services techniques de l’AVC - CIVC.