UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Vendanges de millésimes exceptionnels

1988 - Vers un retournement de situation

Tout en procurant plusieurs éléments de satisfaction, la dernière récolte laisse en Champagne une légère déception.
L’année dernière, à la même époque, la question qui se posait était de savoir si la vendange engendrerait un état d’équilibre très confortable ou d’abondance modérée. Bien des indicateurs allaient dans le sens d’une franche euphorie.

Mais la prudence qu’il convient de ne jamais quitter quand il s’agit de l’économie champenoise incitait à rester dans l’expectative.

Que les expéditions s’envolent au moment où les raisins sont moins nombreux, et voilà la conjoncture qui amorce un nouveau virage.

L’alternative est maintenant bien différente. Les termes à retenir vont du quasi-équilibre au déficit restreint.
La cigale du poète champenois Jean de La Fontaine serait ravie d’une récolte qui donne l’équivalent de 224 millions de bouteilles. Et de chanter puisque les 218 millions de bouteilles vendues en 1987 sont facilement remplacées.

Mais la fourmi ne manquerait pas, elle, de comparer le volume récolté aux quelque 237 millions de bouteilles qui viennent d’être commercialisées en 1988 et de se lamenter puisque le surplus expédié a entraîné un prélèvement équivalent sur les stocks.

Nous allons nous efforcer dans les rapides explications qui vont suivre de fournir toutes les données nécessaires à une appréciation objective de la situation présente et de son évolution à court terme.
II restera ensuite à décrire les faits marquants de la vendange et qui concernent le volume, la qualité, le prix du raisin et l’approvisionnement du Négoce.

Des stocks amputés

L’écart entre le volume de la dernière récolte et les quantités expédiées l’année écoulée n’est pas contestable. Il manque 13 millions de bouteilles pour assurer l’équilibre parfait.

Ne tirons pas pour autant le signal d’alarme. Ce déficit demeure modeste et il succède à une série impressionnante d’excédents. Dans ces conditions, la durée moyenne de vieillissement des vins de Champagne rapportée aux expéditions de l’année, marque le pas sans toutefois descendre en dessous de la cote de sécurité.

Une telle moyenne ne rend pas compte cependant de l’inégalité de la répartition des stocks entre Vignoble et Négoce. Le ratio est un peu supérieur à 4 années pour le premier et un peu inférieur à 3 années pour le second.

L’exactitude oblige à ajouter qu’une partie du stock au Vignoble est destinée à approvisionner le Négoce après la vendange sous la forme de vins en cours d’élaboration et qu’une autre partie détenue souvent par les vignerons les plus âgés est immobilisée pour des raisons fiscales ou en vue de constituer une source de revenus disponibles le jour de la retraite.

Une expansion trop forte

Est-ce à dire que la vendange 1988 a été marquée par un faible rendement proche de ceux déplorés en 1980 ou 1981 ? Comme on le constatera plus loin, les quantités obtenues à l’hectare sont un peu supérieures à la moyenne et si, bien sûr, les Champenois avaient espéré un niveau supérieur, le volume de la vendange ne peut pas sérieusement être incriminé.

C’est du côté du rythme des expéditions que les regards se tournent. D’une année à l’autre elles ont progressé de 9%. Tous les observateurs de l’économie champenoise s’accordent à admettre que c’est trop. Avec une progression annuelle raisonnable de 2 à 4%, ces 237 millions de bouteilles n’étaient pas attendues avant 1990.

A l’évidence la machine s’est emballée, particulièrement en France où la part des vins proposés en grandes surfaces à des prix très attractifs a progressé de manière spectaculaire. L’abondance des récoltes 1986 et 1987 a endormi la vigilance de certains tandis que les plus précautionneux engrangeaient pour mieux affronter l’avenir.

L’état des stocks, au moment du prochain recensement le 31 juillet 1989, variera selon l’évolution des expéditions.
L’hypothèse d’une augmentation des ventes est à écarter, chacun le comprendra. Le simple maintien ne semble pas suffisant pour préserver toutes les chances d’une reprise de l’activité au moment opportun. La stabilisation sur la crête des 230 millions de bouteilles atteinte au cours de la campagne 1987-1988 répondrait au souci justifié de maintenir les stocks à un niveau convenable.

Finalement, l’économie penchera vers l’équilibre ou le déficit selon le mouvement que vont connaître les ventes de Champagne durant les six prochains mois.

La situation actuelle appelle le renfort d’une belle récolte en 1989. Si elle était abondante, il faudrait sans doute recourir à la mesure si utile du blocage car une meilleure sécurité suppose l’existence d’une réserve immédiatement disponible, égale au quart ou au tiers d’une récolte moyenne.

Evoquons aussi, avec lucidité, la malchance d’une petite vendange : elle provoquerait alors aussitôt une réduction drastique des expéditions. La plus belle fille du monde ne peut faire étinceler plus de charmes que ceux accordés par une nature toujours imprévisible.

VOLUME : UN PEU SUPÉRIEUR A LA MOYENNE

Le rendement moyen obtenu durant la dernière décennie ressort à 9.200 kilos à l’hectare. Cette statistique recouvre en fait des situations extrêmement contrastées : les récoltes de disette comme 1978 (3.700 kilos à l’hectare), 1980 (5.300 kilos à l’hectare) et 1981 (4.300 kilos à l’hectare) côtoient les récoltes pléthoriques de 1982 (14.000 kilos à l’hectare) et 1983 (15.000 kilos à l’hectare).

Avec un rendement de 9.650 kilos à l’hectare cette vendange se place loin des extrêmes, à un niveau un peu supérieur à la moyenne. Les récoltes les plus proches sont celles de 1984 et 1974 qui avoisinaient les 9.000 kilos à l’hectare.

Cuidage ou décuidage ?

Telle est l’interrogation cruciale qui vient à la bouche de tout Champenois durant la vendange. Rappelons qu’il y a cuidage lorsque la récolte obtenue est plus importante que l’estimation ; à l’inverse il y a décuidage quand le volume réel est inférieur à la prévision.

La pondération des pronostics officiels, qui passèrent entre fin juillet et début septembre de 690.000 à 775.000 pièces, ne pouvait que laisser ouverte la perspective d’une issue favorable. Et beaucoup de professionnels ne cachaient pas leur conviction d’une récolte proche de 900.000 pièces. Chacun comptait sur un gonflement rapide et massif des dizaines de milliards de grains répartis sur l’ensemble des surfaces en production.

Le résultat final, qui porte sur 820.000 pièces, dépasse certes les espérances circonspectes des plus sages sans toutefois répondre à l’attente des plus optimistes.

Ce constat mitigé doit en fait être considéré comme un aboutissement très honorable. Dès le mois de mai, en effet, il était certain que la récolte en gestation ne pourrait pas se comparer avec celles des deux années précédentes ; un nombre insuffisant de grappes par pied pouvait même faire craindre le pire. Bien plus, le millerandage et des orages violents, parfois accompagnés de grêle comme le 26 mai dans la région du Bar-Séquanais, réduisaient encore les chances d’une vendange volumineuse.

Quant au poids des grappes, il n’a pas progressé aussi favorablement qu’on aurait pu le supposer. Au cours des semaines qui ont précédé la cueillette, les raisins de chardonnay ont suivi une courbe ascendante, mais les pinots noirs sont restés étales et les meuniers ont eu tendance à diminuer.

Ce dernier cépage couvrant 39% des surfaces, il fallait se rendre à l’évidence et abandonner tout rêve de grosse récolte.
Cette situation explique les variations de rendement à l’hectare selon les secteurs géographiques : 10 à 11.000 kilos dans la
Côte des Blancs, 9 à 10.000 kilos dans la Montagne de Reims, 7 à 8.000 kilos dans la vallée de la Marne. Pour sa part, le vignoble aubois se place largement au-dessus de la moyenne avec près de 11.300 kilos à l’hectare.

Le rendement autorisé à l’hectare avait été fixé à 10.500 kilos. Cependant, un classement supplémentaire pouvait être accordé dans la limite de 20%, sur décision individuelle.

Une superficie en progression continue

Les surfaces en production à la vendange s’élevaient à 26.171 hectares, soit un gain de 506 hectares par rapport à l’année précédente. Certes 1.120 hectares de jeunes vignes plantées il y a deux ans sont venues en supplément, mais dans le même temps 614 hectares ont été arrachés.

Les arrachages retrouvent ainsi leur allure habituelle après trois campagnes de renouvellement intense entraîné par les gelées de l’hiver 1985 dont le bilan quasiment définitif se solde par environ 1.000 hectares détruits.

Cet avatar a freiné les effets de l’entrée en production des plantations nouvelles résultant de la mise en œuvre du programme décidé par le C.I.V.C. en 1980. Depuis cette date, l’extension du vignoble s’est effectuée à la cadence moyenne de 500 hectares supplémentaires par an. En outre, il est prévu, à partir de 1989, des contingents de 300 hectares pendant cinq ans.

La vendange 1988 marque incontestablement la première étape significative du développement qui va résulter de ces plantations.
Dès la vendange prochaine près de 1.000 hectares vont s’ajouter à la superficie actuelle et avant l’an 2000, c’est-à-dire demain, la barre des 30.000 hectares sera atteinte. En un demi-siècle le vignoble champenois aura été multiplié, grosso modo, par trois. L’horizon insaisissable que vignerons et négociants scrutaient dans les années cinquante est aujourd’hui à portée de nain.

Quelle autre région viticole de même notoriété a connu une telle croissance à un moment où les autorités de la Communauté économique européenne ont posé le principe, assorti malgré tout de quelques exceptions dont bénéficie la Champagne, de l’interdiction des plantations nouvelles ?

QUALITÉ : UN MILLÉSIME PROBABLE

En dépit d’une météorologie assez banale, les raisins obtenus offrent des caractéristiques qui laissent augurer une évolution favorable des vins auxquels ils ont donné naissance.

Un hiver doux mais des gelées printanières, un mois d’avril précoce puis des bourrasques pluvieuses en mai, un été d’abord sec et ensuite orageux, l’inconstance capricieuse du ciel champenois n’a pas particulièrement choyé la récolte à venir.

Pour être complet, il faudrait cependant noter tous les maux auxquels la vigne a échappé, à commencer par la pourriture grise, souvent latente, qui ne s’est pas propagée contrairement aux craintes des vignerons.

Mieux étaler la période de cueillette

On se souvient que la Charte de qualité, adoptée par la Commission consultative du C.I.V.C. le 10 juillet 1987 et qui entre peu à peu en vigueur, a notamment prévu une meilleure maîtrise des dates de vendange. La fixation de dates seuils régionales puis de dates communales ultérieures vise à prendre en compte l’hétérogénéité de la maturité des raisins selon les secteurs et à retenir dans chaque cru le moment le plus favorable.

Une première expérience a été conduite, avec succès, dès la vendange 1987.

L’entreprise a pris une grande ampleur à l’occasion de cette récolte.

Réunis pendant plusieurs heures, le 16 septembre 1988, sous l’autorité de M. Alain de Vogüé, Président de l’Association viticole champenoise, les délégués de toutes les communes viticoles et les représentants des négociants ont défini la date d’ouverture de la cueillette, dans chaque commune et pour chaque cépage, entre le 26 septembre et le 2 octobre. Par ailleurs, les vignes en 3ème feuille pouvaient être récoltées quatre jours avant la date d’ouverture du cépage concerné dans le cru considéré.

Des progrès restent encore à faire en ce qui concerne la durée de la cueillette. Celle-ci doit être le plus possible étalée dans chaque exploitation. Selon les parcelles, les cépages, les porte-greffes, les lieux-dits, l’âge de la vigne, la charge de raisins, des dates différentes, parfois éloignées, sont à retenir.

Toute précipitation est néfaste à la qualité. Il faut savoir attendre le moment le plus propice et ne pas se ruer dans les vignes, le sécateur à la main, pour couper toutes les grappes le plus vite possible.
Les viticulteurs, et ils sont nombreux, qui n’hésitèrent pas, surtout s’agissant du cépage chardonnay, à arrêter la cueillette quelques jours, ou à passer plusieurs fois dans la même parcelle, et à prolonger ainsi la période de vendange, n’ont pas à le regretter et leur patience a été récompensée par des raisins superbes.

Des différences selon les cépages

Si à la vendange précédente la réussite était du côté des meuniers de l’Aisne et de la vallée de la Marne, comme des pinots noirs de l’Aube et de la Montagne de Reims, elle a favorisé par contre en 1988, outre les pinots noirs de quelques crus, les chardonnays de la Côte des Blancs et des autres régions où ce cépage est présent.

Pour tous les cépages le degré alcoolique est supérieur à celui des deux récoltes précédentes.
L’acidité est un peu plus soutenue qu’à l’accoutumée, ce qui est un gage de fraîcheur et d’évolution favorable des vins. On retrouve des caractéristiques comparables dans les moûts de 1969 qui avaient généré des vins de bonne tenue.
L’analyse des quelque 700 échantillons de moûts prélevés durant la vendange par les services techniques du C.I.V.C. fournit les résultats suivants : moyenne alcool potentiel (% vol) 9,2, moyenne acidité (g par litre) 9,4.

Compte tenu de ces éléments, il est vraisemblable que les meilleures cuvées feront l’objet de soins méticuleux en vue de leur conférer le millésime.

Pour le reste, le bon équilibre entre l’alcool et l’acidité devrait donner des vins très satisfaisants qui apporteront leurs caractères spécifiques dans des assemblages avec des vins de réserve provenant d’années antérieures.
Rappelons ici que le millésime ne concerne en moyenne guère plus de 10 à 15% des vins issus de la seule vendange considérée. Il s’agit évidemment des cuvées les plus remarquables.

Bulletin CIVC 4ème trimestre 1988 n° 167
Analyses réalisées par les Ingénieurs & Œnologues des services techniques de l’AVC - CIVC.