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Octave Pradels

Littérature du vin et de la table (1913)

LE ROI DU DESSERT

LE VIN ET LA CHANSON

Le 16 novembre de l’an de grâce 1737, des sons de voix joyeuses et de verres choqués faisaient s’arrêter les passants devant le large soupirail du cabaret portant cette enseigne : "Au Caveau", situé au carrefour de Bussy (ou Buci) en plein faubourg Saint-Germain. Des chansonniers, des écrivains, des artistes, célébrant leur agape bimensuelle, étaient attablés dans le sous-sol, devant des débris de victuailles et des flacons vides. C’étaient les membres de la société chansonnière naissante, le "Caveau". [...J

Le garçon apporta quelques bouteilles de champagne mousseux. Il allait décoiffer la première bouteille. Collé, le président du dîner, l’arrêta d’un geste et s’adressant aux convives

- Chers camarades !... Suspendez vos libations... j’éprouve le besoin de porter un toste. [...] Je vous propose de boire à l’homme de génie, au bienfaiteur de l’humanité qui, par des procédés, évidemment inspirés des dieux, a fait, du champagne, ce nectar mousseux, lequel, à la fin des banquets, fait éclore dans les cerveaux toutes les fleurs de la chanson... Je bois à dom Pérignon’.

- A dom Pérignon ! clamèrent tous les convives en avalant d’un trait la coupe remplie. Et les quatre bouteilles y passèrent, témoignant de leur reconnaissance infinie, insatiable, pour le célèbre moine d’Hautvillers.

Puis on convint qu’au prochain dîner chacun des chansonniers chanterait des couplets sur le champagne ; le peintre Boucher promit un dessin allégorique : "La Réception de dom Pérignon au Caveau", [...] Collé, séance tenante, improvisa ce couplet

Pour couronner un fin dessert

Il n’est que le champagne

De lui, jaillit tout un concert

Que l’esprit accompagne ;

1. Dom Pérignon n’a pas "inventé" le champagne ; voir p. 11. De plus, en 1737, personne n’avait encore eu l’idée de lui en attribuer la paternité (voir la note de la p. 819).
De sa mousse par la chanson, La faridondaine, la faridondon... ’Que dom Pérignon soit béni Biribi ! A la façon de Barbari, Mon ami ! ’

De nos jours, plus d’une actrice célèbre a demandé au champagne, avant d’entrer en scène, l’éclaircissement de la voix ou la conjuration du trac. La grande Malibran y avait recours et aussi la Cruvelli. Sur cette dernière, une jolie anecdote

On donnait, à l’Opéra, les "Vêpres siciliennes". Sophie Cruvelli bissait chaque soir le "boléro" que le public applaudissait à outrance. Un soir, avant le lever du rideau, elle annonce sèchement au régisseur qu’elle est indisposée, qu’elle ne bissera pas son boléro. [...] « Envoyez-moi le médecin de service. »

Une minute après arrive son valet de chambre, venant du dehors. Adolphe Dupeuty, qui était dans la coulisse, aperçoit, sous la houppelande du valet, une bouteille de champagne. II comprend tout ; il s’empare de la bouteille et court frapper à la porte de la loge : « Ouvrez !... ouvrez !... voilà l’ordonnance du médecin ! » La Cruvelli ouvre, voit le précieux flacon que Dupeuty brandit en l’air et part d’un éclat de rire. Ils vident la bouteille séance tenante... et, ce soir-là, la belle chanteuse trissa son boléro. [...]

La vaudeville et la revue comme l’opéra-comique et leurs personnages ont chanté la vigne champenoise. Qui, parmi les anciens, ne se rappelle le rondeau des "Sept Châteaux du diable", où Clairville et Dennery exaltaient le pouvoir "diabolique" du champagne, sur l’air de la "Petite Margot" ?

C’est le champagne,

Vin de Cocagne,
Philtre enchanteur créé par
Videz nos tonnes,
Que nos Bretonnes
Boivent ce vin, chef-d’aeuvre de l’enfer !
C’est un poison dont le goût électrise,
C’est un démon qu’on avale gaîment,
C’est le nectar, qui de la gourmandise
Est aujourd’hui le premier talisman.

Vin des grisettes,

Vin des lorettes,
L’amour lui doit ses plus chères faveurs
Quand ce vin mousse,
La vie est douce,
Et le péché peut s’emparer des coeurs.
Lucifer ;
1. L’anecdote et le poème sont apocryphes.
C’est le secret de beaucoup de faiblesses ; C’est le fléau des malheureux époux ; Serments d’amour, baisers, tendres caresses, Ce n’est pas cher, c’est quatre francs dix sous.

A la fin d’un bon repas, réunion d’amis ou fête de famille, quand apparaît le champagne, bouquet indispensable de tout feu d’artifice, les fronts s’éclairent, les yeux scintillent. On était joyeux, la joie va doubler. C’est de l’esprit liquide qui entre en scène : c’est la gaieté française qui soulève le bouchon, impatiente de s’échapper. [...]

Et puis, nul vin n’a d’apprêts plus joyeux pour se faire déguster. Le débouchage de la bouteille, à table, est déjà tout un plaisir. Les enfants battent des mains, les fillettes se bouchent les oreilles ; on dirait qu’on va mettre le feu à quelque pièce d’artifice. On salue son entrée comme celle d’un acteur aimé et on l’applaudit avant même qu’il ait dit le premier mot de son rôle.

LE TONNEAU ET LA CAVE

Quel plaisir de faire le tour de sa cave !... d’en montrer les richesses aux amis extasiés ! Jamais cet amusant voyage n’a mieux été décrit que dans cette chanson, d’un vieux chansonnier du Caveau

Franchissant rivière et montagne,

J’arrive, comme électrisé,
Dans les vallons de la Champagne,
Source d’un vin blanc ou rosé ;
Soudain j’avise
Mareuil, Avize,
Reims, Épernay, Sillery, pleins de feu ; Aï scintille, Bouzy pétille ;
Le bouchon part à la grâce de Dieu...
Vieux captif, brise ton entrave,
Jaillis à flots jusqu’à demain ;
Ton gaz éclaire le chemin
Dans le fond de ma cave.
J. BROT
1913