UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

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Michel Déon

Littérature générale (1970)

LES PONEYS SAUVAGES
(Prix Interallié 1970)

Le champagne nous rendit à nous-mêmes.

BAGAGES POUR VANCOUVER

1970

Une veille de Noël, Mademoiselle Chanel invite l’auteur à dîner, alors qu’il se préparait à aller rejoindre des amis.

Il était plus de dix heures quand nous traversâmes la rue pour gagner l’entrée du Ritz. Toutes les tables étaient occupées. Le maître d’hôtel désolé n’y pouvait rien.

- Je voudrais seulement une soupe et un quignon de pain, dit-elle.

Il parut abominablement choqué mais se refusa quand même à la servir dans le hall d’entrée.

- Alors qu’on me monte ça dans ma chambre ! Et vous, Michel, que voulez-vous ? Du caviar, du saumon, du champagne ?

Elle connaissait mes faiblesses, mais j’optai pour la soupe (toujours l’idée de me garder pour mon dîner) et du champagne. Dans la chambre sur cour qu’elle habitait depuis vingt ans, on nous apporta une triste soupe, du pain et du dom Pérignon parce qu’il n’y avait pas de raison de se priver

c’était Noël. [...]

- C’est pour vaincre ma timidité, avouait-elle, que j’ai pris le parti de ne céder la parole à personne.

Je n’eus donc pas plus la parole que les autres fois et je me contentai de l’écouter avec cette fascination qu’exerçait sur moi une vieille dame de quarante ans mon aînée, qui avait tout vu, savait tout et racontait n’importe quoi avec une vertigineuse logique. [_]

Je lui tenais compagnie, je l’aidais à oublier cette enfance qu’elle avait enfouie sous des tas de mythes. Livrée à elle-même, elle aurait peut-être pleuré. Un spectateur la sauvait. A la seconde bouteille de dom Pérignon (Mademoiselle Chanel ne m’aidait guère) j’étais résigné. Il y avait quelque part dans Paris une jolie jeune femme qu’elle avait habillée pour me plaire, qui ne m’attendait sans doute plus et dansait avec d’autres pendant que j’écoutais le débit intarissable de cette dame chapeautée, maquillée, couverte de bijoux somptueux, serrée dans un petit tailleur de tweed blanc troué aux coudes. J’entendais sa voix par-dessus la table dressée dans la chambre anonyme du Ritz, et je ne savais plus si le dom Pérignon était la cause de ma somnolence.

1985