UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

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Henri Bourrillon

Littérature générale (1913)

LA PEINE DES HOMMES

MARÉE FRAÎCHE - VIN DE CHAMPAGNE

A sept heures du soir, [...] M. Brizet, maître verrier, gagnait sa fabrique de bouteilles champenoises. [...]

Devant douze ouvertures crachant des flammes blanches aux fines pointes bleues, trente-six hommes maniaient des morceaux d’étoile. [...]

Au bas bout de la canne que l’homme virait par l’extrémité froide, le verre rouge roulait sur le marbre poli. [...] Promptement le souffleur mettait les lèvres au bout sucé par son aide. Maître ouvrier, sa poitrine fournissait en huit heures la force d’une tempête.

M. P.-K. Hartmann appréciait hautement le chef caviste, capable à maintenir la saveur particulière que la maison faisait suivre d’une année à l’autre pour ne jamais surprendre la clientèle connaisseuse par une variation de ce produit de grand renom : Champagne P.-K. Hartmann. [...]

La maison triplait pour la mise en bouteilles son personnel et acceptait tout venant capable de porter un panier pour trois francs (9 euros 2004) par jour, les femmes, deux francs (6 euros 2004) cinquante. Elles nettoyaient les champenoises de la verrerie d’Hornis ; chaque équipe de six tabliers blancs rendait en dix heures sur les grandes machines à rincer, vingt mille bouteilles frottées, dans un jet d’eau acidulée, par des perles de verre et des goupillons métalliques, qui passaient pures aux mains des remplisseurs.

Au milieu du cellier, dans un trou de puits gardé par une barrière en fer, une chaîne sans fin descendait aux crayères les paniers pleins et remontait les paniers vides. [...] Les cavistes conduisaient avec maîtrise leur architecture de verre montée sur des lattes de hêtre créosoté. Dûs de six heures et demie à six heures et demie et absents pour dîner de midi à deux heures, ils déduisaient encore deux quarts d’heure de goûter : à huit heures et à quatre heures : neuf heures et demie de travail pour dix heures de présence, ce qui suffisait à les vouer aux rhumatismes articulaires.

Mr. W. N. Balcombe représentait à Londres la marque Hartmann. [...] vint en décembre, déguster les cuvées "goût anglais". [...] M. Hartmann et Mr. W. N. Balcombe se saluèrent avec un plaisir apparent. [...]

M. P.-K. Hartmann railla la pauvre clientèle : « Le Français n’apprécie que le champagne vendu par un duc, un comte ou une veuve. Il ne sait pas boire. Le mousseux l’amuse, il veut que le bouchon marque le plafond et que les femmes se bouchent les oreilles. Il débouche pour le bruit, à la fin du dîner. Alors, le goût fatigué de mangeaille, il avale n’importe quoi. II satisfait sa vanité plus que sa gourmandise. » [...]

W. N. Balcombe fit suivre la supériorité de sa race : « Le Français est frivole, l’Anglais ne prend pas le champagne pour rire, avec les douceurs, mais au commencement du repas. Son palais, reposé, ne se trompe pas. Il lui faut un bon vin. » [...]

W. N. Balcombe demanda au mois de juin l’expédition sur Londres d’une première fraction de dix mille bouteilles de sa cuvée réservée. Droites dans les paniers à six cases, elles arrivaient au jour, salies par cinq ans de ténèbres. [...]

Les habilleuses travaillaient à califourchon, à deux en vis-à-vis, la colle et les feuilles d’étain à trente-deux francs (93 euros 2004) le mille, posées entre elles. [...] Elles appuyaient le culot sur leur ventre protégé par un coussinet de jute. Maniant quinze cents bouteilles par jour, elles pressaient autant de fois sur leur sexe et trouvaient à cette posture d’onaniste la possibilité de supprimer les grossesses jusqu’au moment où elles passaient s’asseoir plus convenablement à la fabrication des muselets ou au marquage à feu des bouchons.

M. Hartmann avait dû défendre sa marque contre les imitateurs. Un négociant avisé s’associa un commis nommé Hartman, pour user de son nom sur des bouteilles achetées un franc cinquante aux fabricants d’Épernay qui habillaient leurs produits à toutes marques.

Hartman ne connaissait ni vignes ni caves ; il vendait deux syllabes sur du papier doré.

Hartmann, avec deux "n", plaida, obtint l’obligation pour Hartman, un "n", de s’annoncer "Maison fondée en 1902".

Hartman n’en fit pas de plus mauvaises affaires. Il plaçait beaucoup à Paris dans les établissements de nuit qui subventionnent les courtisanes racoleuses du client capable d’étancher leur soif de grand cru. On leur versait, par confusion du nom célèbre, la tisane Hartman payée trois francs (9 euros 2004) et revendue dix-huit à ces hommes soûls, ce qui était de plus grand bénéfice que de compter vingt le Hartmann authentique acheté neuf francs (26 euros 2004).

Hartman cacha une pièce de cinquante centimes sous ses capsules et confia ce secret aux garçons. Sa vente monta en un an à cinq cent mille bouteilles.

1913