UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

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Alberto Moravia

Littérature générale (1927)

UN MEURTRE AU TENNIS-CLUB

Le cabinet particulier était une petite pièce remplie d’armoires blanches dans lesquelles on rangeait les balles et les raquettes. Au milieu, une table, et sur la table une bouteille de champagne dans son seau à glace. Le jeune homme ferma la porte, pria la princesse de s’asseoir et lui offrit à boire.

D’autres hommes surviennent et cherchent à dénuder la princesse, qui est ivre et se débat.

- Vas-tu te tenir tranquille, oui ou non, vieille sorcière ? hurla-t-il et, pour donner plus de force à ces mots, il prit une coupe de champagne et jeta le vin glacé au visage et sur la poitrine de la malheureuse. [...]

Une colère terrible l’envahit, en même temps qu’une haine sanglante contre cette femme qui, pour la seconde fois, s’était jetée contre la porte qu’elle martelait de ses poings en hurlant. Il éprouvait le sentiment d’un désastre irréparable, cette angoisse qui fait penser : « Plus rien à faire, le pire est déjà arrivé, autant vaut s’abandonner à la pente... » . Il eut une seconde d’hésitation, puis d’une main qui ne semblait plus être la sienne tant son action était indépendante de sa volonté, il empoigna sur la table la bouteille vide et l’abattit de toutes ses forces sur la nuque de la femme, en une seule fois. [...]

« Elle est morte », pensa-t-il froidement, épouvanté par son propre calme. Il se retourna et posa la bouteille sur la table. [...]

Bouteille et coupes furent enfermées dans une armoire ; le cadavre, traîné, non sans peine, dans un coin, fut recouvert d’un drap-éponge. [...] La lumière fut éteinte, la porte refermée.

Traduit de l’italien.
1927
La Provinciale et autres récits

LES INDIFFÉRENTS

On fête chez Marie-Grâce l’anniversaire de sa fille Caria, avec Michel, le frère de cette dernière, et Léo Merumeci, amant de Marie-Grâce mais qui désire Caria.

Chacun avait devant son assiette une coupe et Léo, l’oeil tendu, lisait les étiquettes de deux bouteilles de vins français, que venait d’apporter la femme de chambre.

- Celui-ci est bon, dit-il enfin, en connaisseur, et celui-là est excellent.

- L’un d’abord et l’autre ensuite, dit sagement la mère. Débouchez-les, Merumeci.

Léo prit une bouteille, la libéra de son fil de fer et compta tout haut

« Une, deux, trois ! » Au « trois », le bouchon sauta et, en toute hâte, pour ne pas répandre la mousse, Léo versa le vin dans les coupes. Tous quatre, sous le lustre poussiéreux, s’étaient levés.

- A ta santé, Carla, dit la mère d’une voix basse et intime, comme s’il se fût agi de quelque secret.

Les coupes s’entrechoquaient ; aimables et émues, les interjections se croisaient : « Maman », « Michel », « Carla », « Merumeci » ... les mots volaient sur la table en désordre, entre ces quatre têtes courbées. Puis tous burent en s’interrogeant du regard.

- II est bon, dit enfin la mère. On voit qu’il est vieux.

- Très bon, confirma Léo. Et maintenant, je vais vous faire un discours, un discours pour chacun. Mais, avant tout, je prierai Michel de ne pas faire cette tête de condamné à mort : ce n’est pas de la ciguë, c’est du champagne. [...]

Léo avait repris la bouteille et versait du vin aux deux femmes, à la fille surtout. « Je perds mon nom, pensait-il, si je ne fais pas boire à Carla au moins une de ces deux bouteilles. » Il savait que l’ivresse faciliterait sa victoire ; [...] le désir, sous l’effet du copieux repas, tendait son corps

- Souvenez-vous, dit-il d’un ton sévère, que nous ne quitterons pas la table avant que ces deux bouteilles soient finies.

- Buvez-les, vous, dit la mère qui riait beaucoup et qui, entre deux rires, lançait à son amant des regards enflammés ; vous ou Carla... mais moi, vraiment...

- Très juste, approuva l’homme, nous les boirons, Carla et moi... N’estce pas, Carla ?

De sa coupe, il toucha la sienne. Ce vin ne plaisait pas à la jeune fille, il la dégoûtait même ; mais il y avait dans le geste de Léo et dans le regard qui l’accompagnait quelque chose d’impérieux, d’irrésistible et de menaçant qui la fit obéir bon gré mal gré.

- Tout, n’est-ce pas, jusqu’à la dernière goutte !

Carla regarda Léo, puis sa mère qui riait. « M’enivrer », pensa-t-elle soudain. Ces visages, dans la lumière blanche de l’après-midi, l’épouvantaient. « Ne plus voir tout cela ! » Elle leva sa coupe, et, surmontant sa répulsion, la vida d’un trait. Le liquide mousseux, douceâtre et irritant lui remplissait la bouche. Elle tardait à l’avaler et, l’espace d’une seconde, elle

eut le désir de le cracher à la face de Léo ; mais elle se contint, ferma à moitié les paupières et entendit les glouglous du vin qui descendait dans sa gorge. Puis elle rouvrit les yeux ; la bouteille, dans la main de Léo, était de nouveau suspendue sur sa coupe, qui se remplissait d’un flot écumeux et jaune. [...]

- Et maintenant, dit-il, buvons à la santé de ton futur mari.

- Alors je bois aussi, dit Marie-Grâce dans le ravissement.

Carla hésita. Un commencement d’ivresse déformait déjà sa vision. [...] Elle sourit confusément, leva sa coupe en refoulant une nausée et but. Elle eut aussitôt l’impression d’avoir fait dans le ciel de l’ivresse un bond immense ; une grande gaieté l’envahit, un besoin de parler, de montrer aux autres qu’elle avait toute sa raison.

1929
Traduit de l’italien.
L’ENNUI

Le jour de la fête du narrateur, qui vient de prendre la décision de vivre chez sa mère. Au cours du déjeuner.

Encore un silence. Puis ma mère dit d’une manière inattendue

- Ta mère est une femme seule, qui n’a que toi et qui est heureuse que tu reviennes vivre avec elle.

Je compris qu’elle était émue au fait qu’elle parlait d’elle-même à la troisième personne. Je voulus lui dire, à mon tour, quelque chose d’affectueux, mais je ne trouvai rien [...]. La femme de chambre sortit et réapparut presque aussitôt avec une bouteille de champagne dans un seau.

- Maintenant, buvons une coupe de champagne à ta santé.

Avec des gestes qui témoignaient d’une longue habitude je vis Rita sortir la bouteille du seau, ôter le papier d’argent et faire sauter le gros bouchon presque sans bruit et sans mousse. Elle versa le champagne dans nos deux verres puis, comme si elle ne voulait pas troubler le rite de fête par sa présence, elle sortit rapidement.

J’étais donc, une coupe de champagne à la main, debout en face de ma mère qui, elle aussi debout, me tendait sa coupe. Je prononçai, ne sachant que dire : « Cent autres jours semblables ! » [...)

Traduit de l’italien.
1960