UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

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Marcel Proust

Littérature générale (1952)

LES PLAISIRS ET LES JOURS

Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais madame Frener, comme s’inclinant avec résignation devant la fatalité d’une loi naturelle, dit lentement : « A quoi bon tout cela ? il y a aura toujours des riches et des pauvres ». Et tous ces gens dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.

1896

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - II

À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEUR

(Prix Goncourt 1919)

Depuis longtemps déjà j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand-mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé [...] de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans l’euphorie causée par l’alcool.

Les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu’aux oreilles tant ils furent impressionnés quand Bloch père, pour se montrer royal jusqu’au bout envers les deux "labadens" de son fils, donna l’ordre d’apporter du champagne. Seulement, si le défaut de son fils, c’est-à-dire ce que son fils

croyait invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l’avarice. Aussi, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux.
1918

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - IV

SODOME ET GOMORRHE

Monsieur de Charlus au restaurant.

« Mais j’avais demandé du champagne ? dit-il au maître d’hôtel qui avait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupes remplies de vin mousseux. » « Mais, Monsieur. » « Otez cette horreur qui n’a aucun rapport avec le plus mauvais champagne. C’est le vomitif appelé "cup" où on fait généralement traîner trois fraises pourries dans un mélange de vinaigre et d’eau de Seltz. »

1922

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - VI

ALBERTINE DISPARUE

Dans le salon d’une maison close fréquentée par la haute société parisienne.

La "sous-maîtresse", grande lectrice du "Gaulois", commentait les nouvelles mondaines, [...] parlant à un gros monsieur qui venait chez elle boire sans arrêt du champagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, il voulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être pris si jamais il y avait une guerre.

Au restaurant.

A une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux universitaires, prenait des airs faussement à l’aise [...] et, mêlant la littérature à la gourmandise, il opina tout de suite pour une bouteille de champagne qu’il aimait à voir d’une façon tout à fait symbolique orner une causerie.

192 5

OEuvre posthume

JEAN SANTEUIL

(1896)

A la salle de garde de l’hôpital de la Pitié.

Pour avoir dit une bêtise qui fut couverte d’un vacarme étourdissant Etrat fut condamné à payer une tournée de champagne et comme il résistait un ami de Savone, le voisin de Jean, un grand jeune homme blond, à l’air doux, Servais, lui prouvait avec tranquillité et un luxe d’arguments ironiques qu’il devait le payer, quand un garçon entra. On venait chercher l’interne de garde. « Qu’est-ce que c’est ? demanda Servais. - C’est un homme qui étouffe, répondit le garçon, il devient violet. - Bien, ne dérangez pas l’interne, je vais y aller. » Le garçon partit et Servais continua à prouver tranquillement à Etrat qu’il devait payer le champagne. Les dernières résistances d’Etrat tombèrent devant l’indignation générale. Et ayant dit à la bonne qui entrait à ce moment : « Apportez du champagne que paye M. Etrat, du meilleur, du plus cher », il descendit près du malade non sans avoir dit de la porte à Etrat : « Et fais attention à ne pas me chiper mon verre. » Quand il remonta, on était en train de plaisanter Etrat sur ce que son champagne était de la tisane et Savone demanda à la bonne

« Félicie, avouez que M. Etrat vous a défendu d’apporter du vrai champagne. - Monsieur Etrat ne m’a rien dit, Monsieur Savone », répondit Félicie avec un sourire doux où était empreint le respect qu’elle avait pour Savone, et le respect qu’elle savait que lui portaient tous. Pendant ce temps Servais était revenu reprendre sa place à côté de Jean. A peine eut-il goûté qu’il dit : « Cela du champagne ? c’est de l’eau ! » et il le jeta en éclaboussant Etrat et il cria : « Félicie, M. Etrat demande une autre bouteille de champagne, et du vrai cette fois-ci, ou c’est vous qui payez tout. - Et votre malade comment va-t-il ? demanda Jean à Servais. - Il est mort, lui répondit Servais. - Oui ? - Vous entendez, Félicie, du champagne pour M. Etrat et un peu vite. Moi je n’en ai pas encore eu. »

1952
OEuvre posthume.