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Louis-Marie de Chevigné

Fils de Chouans de Vendée, Poète et Ecrivain. Amoureux de la Champagne et de Clicquot. Le 30 janvier 1793, à Chavagnes-en-Paillers, jadis Chavagnes de Montaigu, Marie Henriette Pélagie du Chaffault offre un fils au comte Louis de Chevigné. Louis Marie de Chevigné, le plus rémois des conteurs, naît vendéen dans l’ancienne province du Poitou... Un Poitou farceur et iconoclaste qui sait engendrer les utopistes et les poètes : Rabelais qui y séjourna longtemps, Voltaire, Jean de La Fontaine qui en était par sa mère et même Rodolphe Salis, le créateur de l’enseigne du Chat Noir...

L’Union des maisons de Champagne UMC remercie
Éric Poindron, Ecrivain-Editeur
pour le texte ci-dessus.

Deux mois après la naissance de Louis, la Vendée s’insurge. La paroisse de Chavagnes se trouve un chef royaliste et le père de Louis combat à ses côtés. Le nouveau-né ignore que sa mère, ses sœurs, et son grand-père maternel s’engagent dans une lutte épique et vaine. Le père meurt aux côtés de Charette en commandant une division. La mère est emprisonnée au Mans avec ses enfants et une sœur de Louis est fusillée comme “brigande” ; statut dérisoire ou triste titre que nos dictionnaires ont oublié.

L’autorité révolutionnaire, à force de décès dans les prisons, permet aux familles du Mans de recueillir les enfants. Une demoiselle Duchenet promet à la mère de Louis, mourante, de s’occuper de ses petits. Quatre d’entre eux ne survivront pas. Mademoiselle Duchenet recueille une fille et confie le jeune Louis à Madame de Rouillon, qui l’élève comme son propre fils. Après une enfance au Mans puis à Nantes, au sein de la vieille société aristocratique éprouvée par la Révolution, Louis entre au lycée impérial de Nantes.

Jeune homme érudit
En 1815, il est admis dans les gardes du corps sous le commandement de Gramont. Il suit Louis XVIII à Gand pendant les cent jours et fait partie de l’escorte royale lors du retour du monarque en France. A des élégances militaires, Louis associe la panoplie de l’honnête homme. Il lit, réfléchit sur le rôle du devoir et versifie à l’occasion.

A vingt-deux ans, il traduit le Moretum du poète latin Virgile. Si la traduction passe inaperçue dans le cénacle des latinistes, un personnage essentiel, dans la carrière intellectuelle et les aspirations artistiques du comte, encourage l’aspirant poète. Le bel ange gardien s’appelle Louis Castel ; il est savant, politicien et humaniste. Tour à tour détenteur d’une chaire de Belles Lettres à Louis le Grand, professeur de rhétorique et député à l’occasion - fonction qu’il délaisse ou qu’on lui fera délaisser pour feuillantine - les modérés ou constitutionnels qui siégeait en 1791 au couvent de feuillants - et incivisme -, Monsieur le député poète consacre plus de temps à la chimie, à la botanique et à Louis qu’à sa charge citoyenne. Personnage libéral avant tout, c’est sans nul doute sous son action et sa conversation que le comte envisagera un pouvoir différent de celui de l’aristocratie et ses privilèges. Durant la correspondance qu’ils échangent de 1813 à 1832, Castel instruit son élève et ami. Il l’entretient de politique et d’histoire, de versification et de morale, de botanique et d’horticulture. Au gré des humeurs et des curiosités, Castel rend compte d’une promenade au Palais Royal ou conférence sur l’Académie et ses fonctions... Étonnant et passionnant Castel qui encourage Louis dans ses velléités latinisantes :

Mon ami, si tes désirs s’accordaient avec les miens, tu couronnerais ton nom de la gloire littéraire : notre vie est courte ici bas ; il est un moyen de la prolonger, de l’éterniser même, c’est l’emploi d’un beau talent quand la nature nous l’a donné. Je ne puis te dire la joie que j’ai ressentie quand j’ai vu chez toi germer ce talent : dis-moi si tu as le courage d’aspirer à la renommée, si tu veux sortir de cette foule périssable et prendre place parmi les humains. »

Louis de Chevigné

Louis retient les conseils de l’aîné, s’adonnant aux lettres, aux voyages et bientôt à la passion. En 1817, il rencontre Clémentine, une gracieuse et jeune rémoise dont il s’amourache. Point de père chez Clémentine à qui faire une demande en mariage. Et la demande, Clémentine s’en charge : elle menace sa mère, dit-on, d’entrer au couvent si on l’empêche d’épouser le Nobliau désargenté dont elle est éprise. Si Clémentine est indocile, elle n’en est pas moins célèbre. Bien que veuve, sa maman est une figure emblématique de l’Histoire Champenoise et internationale, une égérie, non point d’un prince mais d’une région et d’un vin. Et puis ce n’est pas une veuve, c’est La Veuve... Née Nicole-Barbe Ponsardin, c’est sous le nom de Clicquot que l’histoire retiendra son nom.

Impossible de ne pas glisser un mot d’histoire sur celle qui laissera Louis devenir son unique gendre ; sur celle qui sut envoyer ses vins pétillants, qu’on appelait alors AÏ, jusqu’au fin fond des steppes russes...

Fille du filateur François Ponsardin, un notable qui collectionne les titres comme d’autres les souvenirs, elle épouse civilement, le 10 juin 1798, le banquier François Clicquot. La cathédrale étant fermée et interdite au culte, on raconte que la cérémonie religieuse eut lieu dans une cave de craie avec comme autel de fortune une planche installée sur des barriques aux parfums tanniques. Le prêtre non assermenté qui unissait les époux bénissait la légende.

Le 20 mars 1799, les époux se réjouissent de la naissance de Clémentine, la future Madame de Chevigné. Dès lors,
François Clicquot délaisse de plus en plus souvent la banque pour s’intéresser au vignoble familial. Longues promenades en compagnie de sa femme, observations assidues de la vigne et de la vinification et projets aventureux qui s’échaffaudent. À l’aube du XIXe siècle, la notoriété du champagne dépasse les frontières françaises et l’Europe s’entiche du vin saute-bouchon.

En 1805, à la mort prématurée de François Clicquot, Nicole-Barbe décide de poursuivre le travail de feu son mari. Son beau-père cherche à vendre les vignobles, mais la jeune femme oppose hargne et intelligence. Aidée de Monsieur Fourneaux à l’assemblage des vins et de Monsieur Bohne, un expert rhénan en négoce international, elle crée sa société. Nicole-Barbe, l’épouse amoureuse, s’efface pour laisser place à l’émérite et aventureuse veuve Clicquot-Ponsardin.

La veuve Clicquot-Ponsardin, belle-mère de Louis de Chevigné

En pleine guerre napoléonienne, dans une Europe meurtrie, la Veuve envoie sur les routes ses émissaires. Durant ce temps, dans ses caves froides et sombres, elle inspecte, contrariée, le vin trouble à la lueur d’une chandelle. En effet, dans la méthode champenoise, une seconde fermentation produit un dépôt de levures mortes collant à la coupe quand on sert le vin. Penchée sur ses tonneaux, la Veuve cherche à donner à son breuvage la transparence du cristal. À force de recherche, elle met au point un pupitre en forme de chevalet troué où prennent place les bouteilles, tête en bas... Durant des mois, les bouteilles seront remuées pour faire descendre le dépôt dans le goulot...

Madame Clicquot invente ainsi le procédé de remuage qui clarifie le vin. Désormais le champagne peut garnir, sans rougir, les plus beaux verres d’Europe .

En 1814, les cosaques du Tsar sont à Reims et pillent les caves à grands cris de “bistro, bistro - vite, vite !”. Les populations viticoles s’indignent mais la Veuve les rassure, sourit et laisse faire. Aujourd’hui ils boivent, laissons-les, qu’ils profitent, qu’ils s’amusent... Demain, il leur faudra payer...

Dans le livre qu’il consacra à la Veuve, Victor Fievet raconte :

Tous les officiers russes avaient porté la coupe mousseuse à leurs lèvres. On dit même que beaucoup préféraient les détonations de la bouteille rémoise à celles des canons de l’empereur. Madame Clicquot espérait que lorsqu’ils regagneraient la Russie, les cosaques célébreraient si bien nos vins que d’innombrables commandes arriveraient du Nord.

Dans l’instant, la Veuve charge son associé Bohne de mener, sur un navire hollandais, une cargaison de plusieurs dizaines de milliers de bouteilles à la frontière Russe, via la Prusse orientale. La cargaison est écoulée sans peine. Là où l’empereur et sept cent mille grognards ont échoué, la Veuve - et ses flacons - réussit une conquête pacifique qui durera plus d’un siècle. La France s’enorgueillit et Prosper Mérimée s’enchante :

Madame Clicquot abreuve la Russie. On appelle son vin Klikovskaya et on n’en boit pas d’autres.

A Saint Petersbourg, Pouchkine en personne consacre des vers à la boisson des Tsars et compare le vin bénit à la fontaine d’Hippochrène où les poètes puisent l’inspiration.

En 1821, Edouard Werlé, un négociant rhénan, entre chez Clicquot pour travailler, de concert, avec Madame Clicquot, au retentissement international de la digne maison. Quand la Veuve décède en 1866, Werlé, devenu son associé, reprend la propriété. Aujourd’hui encore, La cuvée La Grande Dame, pour ne citer que la plus prestigieuse, ou les champagnes rosés parlent pour la Veuve... Quittons l’Histoire romanesque, revenons à nos moutons et au pré où deux amoureux alanguis s’ébattent d’un même élan.

1817-Louis de Chevigné & Clémentine Clicquot pour le meilleur

Le 13 septembre 1817, Louis Marie de Chevigné épouse Clémentine. Au verso de la médaille frappée à l’occasion du mariage, les invités peuvent lire : “l’amour et l’hyménée unis trop rarement”. La Veuve confie sa fille, non point à une grande fortune, mais à un grand homme et à un grand esprit.

Quand il rédigera ses contes, Louis de Chevigné se souviendra de son mariage d’amour - si rare à l’époque et en tel contexte social, conservant toujours une aversion subtile mais explicite à l’égard des unions intéressées ; raillant chaque fois qu’il le pourra les fiers bourgeois, les nobles commerçants et portant, chaque fois, son affection aux galants courant la prétentaine auprès d’épouses esseulées ou délaissées.

A partir de 1822, c’est à Boursault, une charmante commune coincée entre Epernay et Dormans, à quelques lieux des bords de Marne, que les époux goûtent au charme de l’hymen. La Veuve y possède une propriété. Louis reçoit ses amis pour des repas, auxquels il participe, et des chasses auxquelles il ne participe pas. Dans la château XVIIe siècle, aux tours rondes qui rappellent la librairie dans laquelle Montaigne écrivait et méditait, Louis peut alors s’isoler et réfléchir à son tour. Montaigne est son écrivain favori, c’est un précieux compagnon. Dans son existence, comme dans ses contes, Louis imitera le sage bordelais, s’engageant à ne point juger ; se contentant de relater des épisodes humains - par conséquent nourris de paradoxes, mettant en lumière des poses et des faiblesses de tous ordres humains.

De 1842 à 1848, la veuve Clicquot fera construire le château de Boursault sur les ruines romantiques de l’édifice précédent. D’une imitation Renaissance, l’édifice hésite entre flamboiement et lourdeur. Le comte lui préfèrera le petit château - qu’on appelle encore ainsi aujourd’hui - où il conservera son cabinet de travail et d’écriture... Il s’y réfugiera durant plus de vingt-cinq ans.

Le château de Boursault en Champagne
"Edifié en 1843 le Château de Boursault de style néo-renaissance a été commandité par Madame Veuve Clicquot. Sur sa façade, face au bassin, une plaque porte l’inscription NATIS MATER (une mère à ses enfants). Elle immortalise le don généreux de cette demeure par Mme Veuve Clicquot à sa fille Clémentine, (épouse Louis de Chevigné) puis à sa petite fille Marie-Clémentine qui le recevra en cadeau de mariage et aura pour fille celle qui deviendra Duchesse d’Uzès".

Dans les Souvenirs de ma vie littéraire, Charles Monselet, raconte :
« M. de Chevigné se plaisait à réunir la société champenoise, imaginait les distractions, organisait les fêtes , chasses, charades, bals pour lesquels les femmes faisaient assaut de toilette. Le jour de la fête de Saint Louis un feu d’artifice illuminait le parc. Madame Clicquot se prêtait à tout. »
« Quant au comte de Chevigné, c’était le type du « beau » par excellence ; il avait cette beauté officielle de l’homme du monde, l’embonpoint du bonheur, un teint reposé et fleuri, la bouche souriante et ferme, la barbe en collier. Sa fortune lui avait permis de sacrifier aux muses dans les meilleures conditions »
(…)
« Ces antécédents littéraires avaient commencé à me prévenir en sa faveur ; le dîner acheva de me conquérir tout à fait. »
Parfois, c’est à Villers-en-Prayère, dans la vallée de l’Aisne où ils ont acheté un château, que les jeunes mariés savourent le temps aimant qui glisse à pas lents. A Paris, le comte loge rue Caumartin et partage son temps entre fréquentation littéraire et promenade... Il observe le comportement faussement naïf des dignes demoiselles, faisant de Paris et ses jardins le décor de quelques contes...
Loin d’être oisif, Louis de Chevigné occupe à Reims, de 1830 à 1849, la fonction de colonel de la garde. Il réprime sans violence les émeutes ouvrières des ateliers de Saint Brice et de Courcelles... En 1838, il sauve la vie à un prédicateur de Saint Jacques. Après un discours enflammé de ce dernier, le presbytère est mis à sac par la population. Le colonel de la milice - représentant de la Garde Nationale - secourt le prophète énervé au nez et à la barbe des émeutiers. L’épisode tragique et farfelu fera l’objet d’un conte. Malgré ses racines aristocrates, le comte se mêle au peuple et, libéral, approuve la révolution de Juillet :
« Mes sentiments ont rompu à mon regret plus d’un lien de famille ; j’en ai trouvé une ample compensation dans les journées de Juillet et dans les témoignages d’affection que m’a donnée la Garde de Reims », écrit-il à Castel, le professeur de poésie et d’amitié.
Pour preuve des loyaux services, le gouvernement de Louis Philippe lui décernera la croix de la légion d’honneur et le Second Empire le fera officier du même ordre.
Quand, en 1831, il tâte de la politique, le dieu vigilant des poètes l’en protège. En février, il s’essaie à la députation. En vain. Ce sera un rémois, avocat et célèbre, qui lui ravira le siège et ses mérites : Chaix d’Est-Ange. Reims perd un député, mais les lettres vont gagner un poète et le - ou la - champagne un émissaire. La politique oubliée, le comte peut enfin se consacrer à sa plus belle aventure : son œuvre littéraire, gracieuse et rare puisque presque unique, tant dans le nombre de volume que dans le ton.
Le comte est taquin, et l’écriture est de plus en plus l’objet de cette taquinerie. Après Virgile, il traduit des odes consacrées au vin de Champagne et de Bourgogne, puis une ode au cidre et des poèmes consacrés à la chasse et à la pêche. L’ensemble des écrits dessinant un homme de lettres certes, mais avant tout un homme de (bonne) chair et de (bon) goût.
En 1832, Louis de Chevigné publie La Chasse et la Pêche suivies de poésies diverses. Quatorze contes galants, célébrant l’amour et ses vertus, y sont inclus. Cet ouvrage rare et réservé aux amis de l’auteur préfigure Les Contes Rémois.

1836-Les Contes Rémois de Louis de Chevigné

En 1836, l’éditeur parisien Firmin-Didot publie Les Contes Rémois sous ce titre et sans nom d’auteur. Voici l’aveu, mâtiné de secret, que peuvent lire les acheteurs chanceux ou éclairés dans l’épilogue des Contes Rémois :

Avec l’Ay on se grise aisément,
Un soir l’Amour (j’étais gris, à ma honte)
Me dit : “Allons, gai rimeur, rime un conte”
Je pris la plume, au lieu d’un j’en fis cent...

Dressons le décor... Imaginons un gentilhomme installé dans l’Hôtel Ponsardin - aujourd’hui propriété de la chambre de commerce - et entouré de deux précieux flacons, l’un rempli d’encre guillerette, le second de vin pétillant. Lève-t-il les yeux qu’il peut observer sur les murs et les trumeaux, les amours du temps jadis. Des frises délicates s’animent, évoquent la galanterie d’antan. Et pour peu, quand les murs racontent de lestes épisodes, le comte n’a plus qu’à prendre la plume pour devenir le scribe des voluptés passées...

1864-Les Contes Rémois
LE JOUR DES ROIS
— Tiens ! C’est Benoît, l’aumônier du collège,
Dit le curé ; Manon, que te disais-je ?
« J’attends Benoît, le meilleur des amis.
Mets son couvert. » Tu le vois, il est mis.
Assieds-toi donc. Mais le joyeux champagne
Se tient au frais, dans ma cave il m’attend.
Lequel veux-tu ? de rive ou de montagne ?
L’aï, si fier, au premier rang prétend ;
Moi, je préfère un Sillery crémant.
— Mettons d’accord ces rois de la Champagne,
Dit l’aumônier, buvons les deux gaîment.
EPILOGUE
Est-il un vin plus gai que le champagne ?
La bonne humeur en tout lieu l’accompagne :
Il rit de tout, même de ses amis,
Et je lui dois mes plus joyeux récits.
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Le Docteur offre le champagne au Curé
(Illustration des contes rémois de Louis de Chevigné par Ernest Meissonier)
Louis de Chevigné n’écrira pas cent contes, comme il le confie dans l’épilogue, mais la moitié : cinquante et un peu plus au fil des éditions. Chaque fois, il insère de nouvelles histoires ; des choses vues, des morales sans morale, des souvenirs et des sagesses populaires qu’il versifie sans vergogne. Toute sa vie, il réécrit, peaufine, dore et redore à l’or fin les précieux contes. Il améliore, dépoussière, lustre et repasse les maroquins en artisan consciencieux. Si certains ont vu des emprunts à Boccace, à Rabelais et à La Fontaine - rappelons s’il le faut ce que La Fontaine devait à Marot et Marot à Esope, etc. Fables et contes existant pour être réécrits et récités sans cesse - voyons-y, pour notre part, hommage et malice. Appliquant à l’écriture des recettes œnologiques, le comte a laissé fermenter de nombreuses fois pour qu’à la fin ses contes clairs champagnisent tout naturellement.
En 1843, une seconde édition, toujours sans nom d’auteur, voit le jour. La fine fleur des Lettres lit en cachette, s’en vante, et par conséquent, se dénonce.
En 1858, la troisième édition paraît chez Michel Lévy. Elle est signée Monsieur le Comte de C. , et pourtant, dans les salons rémois, l’identité du géniteur est sur toutes les lèvres. Le nom de Chevigné apparaît pour la première fois sur la quatrième édition. On peut y trouver une explication historico-politique : en 1862, à Reims, le siège de député au corps législatif est vacant. Edouard Werlé, candidat de l’Empire, partisan d’une politique autoritaire, et Ruinart de Brimont, qui par son libéralisme reçoit les faveurs des royalistes et républicains, s’affrontent. Bien qu’ayant des intérêts communs avec Werlé - qui dirige avec maestria la maison Clicquot - le comte n’approuve sans doute pas ses convictions politiques. Pourtant les deux hommes se fréquentent et se respectent. Werlé est élu et Napoléon le visitera à l’automne 1858. Chevigné n’ayant donc rien à craindre de l’Empire et de la censure, on peut imaginer qu’il signa enfin l’ouvrage.
Selon les éditions, un certain nombre de contes, réservés , furent insérés puis retirés par le comte qui les jugeait peut-être trop licencieux pour l’époque... Jouant à cache-cache avec leur maître, ils apparaissent dans la dixième édition pour disparaître dans la onzième. Au nombre de huit, ces contes réservés font partie de la présente parution.
Au fil des éditions, un succès sans démenti rejaillit sur la cité rémoise : l’antique ville des sacres, grâce au concours versifiant du comte, fait enfin parler d’elle... Le champagne, ses ivresses et mœurs diverses feront désormais s’arrêter les amateurs, en plus d’Epernay ou d’Ay, à Reims.
Suivront de toutes aussi prestigieuses éditions chez Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, ou des réalisations d’orfèvres telle l’édition miniature de Bonnedame père et fils, ouvrage d’art qu’on ne trouvera que chez Honoré Champion, librairie parisienne d’érudition, et chez Collet à Epernay.
C’est ainsi onze ou douze éditions, selon les comptables, qui garniront les vitrines des bons libraires du vivant de l’auteur. Les mauvaises langues affirmant que Chevigné se contente de rééditer son ouvrage pour payer ses dettes de jeux... Si c’est vrai, saluons-le de ne point donner trop d’importance à la littérature...
Qui souhaite oublier, ne serait-ce qu’un instant, l’univers des belles lettres ouvrira, par conséquent, l’ouvrage comme un manuel galant utile à tous et à plus d’un titre : Les femmes infidèles y trouveront de nouvelles astuces pour s’égarer. Les maris éconduits et myopes y verront un bréviaire utile pour contrer les stratagèmes de leurs épouses légères. Comme on le lira au fil des pages, Louis de Chevigné n’hésite jamais à donner le beau rôle à l’infidèle et à railler le cocu, qui plus est lorsqu’il est nanti ou gentilhomme. Rejetant le voile de la mélancolie romantique cher à Musset ou le désespoir amoureux de Lamartine, Chevigné badine avec l’amour et la morale. Ici, nulle mélancolie, ni bonheur d’être triste selon l’aimable mot de Victor Hugo... Louis de Chevigné propose un bréviaire “anti-romantique” dont chacun disposera à sa guise.

Contes de Chevigné et champagne Vve Clicquot :
une vivacité commune
On raconte que Madame Clicquot, offusquée par la verdeur littéraire de son gendre, se plaisait à acheter l’ensemble des éditions pour mieux les censurer. L’anecdote est amusante, mais à en croire d’autres sources, elle semble inexacte. La Veuve qui sut apprivoiser les cosaques terribles appliqua, à moindre coût, l’imparable recette avec les critiques. Elle n’hésitait pas, comme le confirme une lettre de Jules Janin - qui des critiques en était le prince - à livrer, en sus des contes, vingt flacons effervescents qui se mariaient à merveille avec les vers de son gendre. Pour remercier la généreuse famille, Jules Janin, écrivit une longue lettre gaillarde dont voici un extrait exalté :
« Honte à ces poètes stériles qui vous laisseraient mourir de soif et en vile prose ! Je veux écrire à la porte de ma cave ce qui est écrit au frontispice de mes livres : “ pour moi et mes amis”. »
En effet, pour l’homme de goût, amateur et sage, existe-il plus belles pièces qu’une cave et une bibliothèque ? Puisque Chevigné et belle maman les disposent côte à côte, suivons l’exemple et la visite, contes dans une main, coupe dans l’autre.
Chacun le sait, littérature et vin font bon ménage... Dans les repas fastueux que donnait Alexandre Dumas à, parfois, cent amis, le prestigieux chef Monsieur Verdier, de La Maison Dorée, avait ordre de frapper le champagne Clicquot. Dumas n‘est point cité ici comme un faire-valoir puisqu’on apprendra, que le père des Trois mousquetaires possédait un portrait de Chevigné au crayon offert par Ernest Meissonier, l’illustrateur le plus célèbre des dits-contes.

Les contes et les contours…
Pour rehausser les contes d’orfèvre, il fallait un écrin et ce sont les peintres qui en ont esquissé le modèle. L’idée ne vient pas de Chevigné mais des éditeurs. L’ouvrage est délicat, de délicats dessins ne peuvent qu’agrémenter l’ensemble. Louis de Chevigné ne s’y oppose pas. Les dessinateurs sont nombreux à s’essayer au périlleux travail de l’illustration : Perlet, Valentin Foulquier, Jules Worms... S’il n’est pas le premier, Ernest Meissonier, est sans conteste le seul dont on se souvient. Élève de Cogniet, puis autodidacte inspiré et copiste au Louvre, c’est aujourd’hui, hélas, un petit-maître XIX - qui trouve grâce à nos yeux comme Léon Lhermitte - parfois pompier, mais injustement ignoré. Meissonier s’acquitte de sa tâche, déposant çà et là de précieuses gravures sur bois, à la manière du XVIIIe ou d’un petit Watteau... Peu ou prou de décor et encore moins de vie et de verve paysanne. Trop de perruques et trop de pourpoint. Bien que talentueuses, les illustrations du petit-maître demeurent des gravures de Meissonier auxquelles on aurait adjoint les contes... On peut parfois regretter une vision minutieuse dans l’esprit d’un Jacques Callot ou la facture enjouée et précise d’un Jean Louis Forain, cet autre rémois...

Un poète, 1859, Jean-Louis Ernest Meissonnier

Dans La Muse Champenoise, Louis Lacour, l’ami de Chevigné écrit :

Je ne reprocherai qu’à Meissonier d’être resté lui-même au milieu de cette variété de sujets ; sans doute le pastiche aurait trop coûté à ce maître raffiné des délicatesses ; mais il incombe à un éditeur de l’avenir d’approprier à un ensemble varié comme l’œuvre de Louis de Chevigné des illustrations multiples et qui rappellent, chacune dans son genre, les contrastes infinis des Contes Rémois.

Les contes et les comptes-rendus…
Outre Jules Janin, feuilletons la presse ancienne afin d’apprendre ce qu’en pensait la gent porte-plume...
Même si, avec une régularité frisant la méprise, Sainte Beuve s’abstient de citer les contes, la critique salue l’ouvrage d’une louange commune. Chaque fois les mêmes noms illustres sont évoqués : Marot, Regnier, Bérenger, Rabelais, Boccace, La Fontaine, Voltaire, qu’ils s’illustrent en vers ou en prose, en français ou en vieux françois. On pourrait ajouter à cette déjà longue liste, Restif de la Bretonne ou Claude Tillier, l’auteur de Mon Oncle Benjamin.
Des revues prestigieuses telles Diogène, Europe, L’Illustration, L’Univers illustré, Le Charivari, Le Siècle, L’Echo de Paris, Le Courrier de Paris s’enthousiasment.

L’Emancipation belge, Le Tintamarre, L’Echo de la Mayenne, Le Journal des baigneurs, L’Echo de Saint Quentin, L’Union bretonne, Le Biographe alsacien, L’Italie financière et L’Echo de Vérone, des revues aux titres poético-farfelus reprennent en écho le panégyrique...
"Nous sommes loin d’un texte confidentiel ou régionaliste et Charles Mehl dans Le Biographe alsacien reconnaît l’universalité des contes : ils sont de tous pays, et, à ce titre, ils ont droit de cité dans toutes les bibliothèques."
Dans le conte Les Deux Missionnaires, deux ignaciens font route pour le Japon... Se savaient-ils les protagonistes involontaires d’un beau recueil ? Si oui, peut-être ont-ils raconté leurs cocasses et poltronnes aventures à quelques japonais de passage. Aussi, nous invitons les lettrés du soleil levant à nous diligenter des critiques idéographiques liées à leurs aventures.
Puis les critiques à l’humeur versificatrice s’en mêlent : Colofanelli fit un éloge en vers dans Le Hanneton et Prosper Blanchemain, homme de plume érudit et spirituel l’imita. Dans Le Nord, Marie Ratazzi défend notre poète en usant d’un tour d’esprit bien viticole :
« Qu’on couronne de pampres verts les vignerons de la Bourgogne et du Bordelais, rien de plus juste ; mais leur ivresse ventée ne doit pas faire oublier le charme de mainte joyeuse piquette. L’esprit français n’est jamais plus léger, plus riant, plus saint, que lorsque les lèvres s’approchent des vins égrillards et surets qui ragaillardissent les vrais philosophes. »
D’autres louent la fantaisie et la plaisante humeur des épisodes rémois :
« En ce temps de poésie ultra fantaisiste, maniérée, torturée, alambiquée, il fait bon de trouver sur son chemin un livre vraiment français où pétille comme la mousse du champagne qui l’inspira, notre vieil et jovial esprit gaulois antipathique à cette mélancolie d’outre Rhin, et d’outre Manche dont on a saturé la littérature moderne (ses libres historiettes) placent leur auteur dans la Pléiade des poètes de la franche jovialité nationale. (...) Ce livre d’une rare élégance de forme, très luxueux et coquet, s’adresse donc aux gens qui aiment le rire et un grain de gaillardise sans dévergondage d’expression ». (Alfred de Bougy dans Le Dauphiné)
« Je ne pense pas que le livre de M. de Chevigné puisse être lu sans scrupule par des gens austères, et s’il fallait prendre des airs sérieux pour juger une œuvre légère, j’aurais bien aussi mes réserves à indiquer mais ce serait bien du bruit pour quelques contes un peu gais ». (Auguste Vitu dans Le Pays)
Enfin les critiques reconnaissent une œuvre unique, aux qualités littéraires indiscutables et durables :
« Monsieur de Chevigné aura eu ce rare privilège d’avoir écrit une œuvre qui restera dans les bibliothèques. Notez ce point. Tant de livres aujourd’hui ont une étrange et si contraire destinée ! » (Hippolyte Philibert dans Le Figaro Programme)
« En effet, tous les bibliophiles voudront lire ce livre et le placer dans leur bibliothèque au rang de ceux ou brillent l’esprit et la gaîté . » (Charles Brunet dans Le Nord)
« Vos Contes Rémois, monsieur, vous feront surnommé plus Boccace que La Fontaine. Heureux l’auteur que l’on place tout de suite entre deux génies. » (Charles Coligny dans Le Journal des baigneurs)
Toutefois, si la critique s’enflamme, certains n’hésitent pas à émettre de simples et légitimes objections. Dans La Revue des provinces, Ferdinand Gremont écrit :
« Il y a un tel charme dans ces contes qu’on oublie facilement qu’il serait possible d’adresser à l’auteur un reproche légitime, mais un seul. Le voici : je ne suis certes pas farouche en fait de rimes, Dieu m’en garde ! Je crois qu’il convient de dire avec Alfred de Musset : “pensons d’abord, rimons ensuite Monsieur de Chevigné pense à ravir mais il ne rime pas toujours assez bien. Il me répondra : “La Fontaine ne rimait pas mieux” et ce sera justifié. »
Adrien Léloux remarque qu’il renonce au vers libre, s’applique, au contraire à croiser les rimes, fabrique des vers de dix syllabes avec césure au quatrième pied qui donne à l’écriture une allure “roide et maniérée”. Pour notre part, évitons le jargon et résumons : si le conte est un mets champenois et la versification sa sauce accompagnatrice, Chevigné est l’égal d’un Vatel ou d’un Grimod de la Reynière quand il n’est qu’apprenti saucier.

Poëte, comme on l’écrivait jadis, Chevigné l’est assurément, avec ou sans rime. Aussi préférons le rire à la rime, oublions le vers de Chevigné et levons le nôtre à sa santé... Et que nos femmes, infidèles ou non, ne soient jamais veuves.
Avant de laisser la place aux contes, rappelons un épisode héroïque et gentilhomme de la vie de Louis de Chevigné. Nous sommes en 1870 et les Prussiens sont en assaut sur le sol français.
Louis de Chevigné a 78 ans, il est veuf depuis bientôt sept ans. Un incident va contrarier sa retraite précieuse. Durant le mois de novembre, un train de blessé prussien qui relie la ligne Paris-Chatillon déraille ; et ce non loin du château ; les Prussiens se rendent au château et accuse le propriétaire d’être responsable de l’attentat. Sans se laisser intimider, il proteste. On l’emmène de force ainsi que quelques serviteurs jusqu’à Epernay. Le comte Blücher, gouverneur militaire prussien l’avertit : soit le comte verse un dédommagement de 400 000 Francs, soit les représailles seront immédiates. Louis de Chevigné rappelle son grand age et déclare que la somme exigé ne vaut pas sa vie. On le conduit en prison, et après deux semaines, il se retrouve à nouve devant Blücher. « J’ai pu patienter, dit l’Homme, désormais il faut payer, sinon, c’est le peloton d’exécution. »
Louis de Chevigné, chouan de son presque état et quasi-mousquetaire reste en sa position de seigneur Il a gagné quinze jours sur le trépas, il ne sourcille pas, il ne payera pas. « La somme vaut encore moins » déclare-t-il. Il demande seulement le temps, avant l’exécution, d’écrire à Anne, sa petite fille, la Duchesse de Mortemart. Plus tard, dans Souvenirs, la petite fille écrira que cette lettre fut un exemple de dignité et de réjouissance héroïque. Blücher, l’officier prussien, est impressionné par la dignité du vieil homme et le fait libérer. Louis de Chevigné quitte la Champagne sur le champ pour la Belgique, à Chimay.
Les Prussiens n’on pas dit leur dernier mot. Ils veulent faire la lumière sur le déraillement qu’ils considèrent comme un attentant. Tandis qu’ils prennent la ville de Reims, il font prisonnier Edouard Werlé, maire de Reims, ancien associé de la veuve, nouveau propriétaire de la maison, et son fils.
Apprenant la Nouvelle, Louis de Chevigné revient à Reims et se rend aux Prussiens. Comprenant et admirant le courage du vieil homme, les envahisseurs le libèrent.

Le comte et son épilogue…
Reprenons notre promenade rémoise, longeons sans presser le pas la triste rue de Chevigné, et arrêtons-nous devant l’Hôtel Ponsardin...
L’hiver approche et, malgré les brumes opaques qui s’installent sur la cité, les hautes fenêtres sont éclairées... Le comte veille et songe peut-être au couplet qu’il récitait dans sa jeunesse :

A mon départ, en vérité,
Je songe sans murmure
O gaîté lorsque tu fuiras
Invoquant la nature
Je dirai : fais quand tu voudras
Avancer ma voiture.

Sentant le trépas, le comte a quitté le château de Boursault. Malgré le feu doux, il a froid. Il songe à son ami Castel, mort en 1832, d’un choléra venu des pays rhénans. Dans le parc de Boursault, Chevigné a fait élever une statue à son ami, au milieu des arbres qu’il aimait.
Peut-être songe-t-il à sa fille ou à l’héritier qu’il n’a pas eu... Une fois seulement, il a fait une confidence sous forme de dédicace à Monsieur Brissard-Binet, libraire et ami rue du cadran Saint-Pierre :

L’hymen m’a dit : prends femme et fais un comte
J’y travaillais quarante ans vainement.
L’amour aussi me dit : “je veux un conte...”

On raconte aussi qu’avant le trépas, le comte chuchota : « Je suis léger, léger, léger »
À bien tendre l’oreille, comment fallait-il l’entendre ?
Nous connaissons la suite... Louis de Chevigné soupire puis ferme les yeux.Il décède le 19 novembre 1876 à quatre-vingt-trois ans.
La cérémonie religieuse eut lieu à la cathédrale et l’on fit silence à sa mise en terre. Aujourd’hui, il repose avec son ami Castel au cimetière du nord. Côte à côte : stèle modeste pour l’ami des plantes, caveau Clicquot pour le comte. La maudite guerre, qu’on qualifia injustement de grande, et ses obus surent épargner et respecter les dignes demeures mortuaires des deux poètes. Lecteurs, portez-y une fleur ou un pétale de rose trempé dans du champagne et, à défaut d’un vœu, faites un vers.
Un exemplaire de la première des éditions des Contes rémois de Louis de Chevigné est conservé par la bibliothèque de Reims. Dédicacé par le Comte lui-même, illustré de 34 dessins d’ Ernest Meissonnier, il est relié de chagrin rouge aux armes de la ville de Reims. Outre ces Contes rémois (dont certains passages un peu lestes déplaisaient à sa belle-mère Mme veuve Clicquot), le Comte réalisa des traductions d’œuvres latines et quelques œuvres poétiques.