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Protection de l’appellation Champagne : le premier jugement dès 1844

Une décision du tribunal correctionnel de Tours, en 1844, a ouvert la voie vers une longue et continue série de jugements qui ont fourni peu à peu, tant en France que dans l’Union européenne et le reste du monde, une protection sans cesse accrue, élargie et solide en faveur de l’appellation la plus prestigieuse et la plus renommée. Pour évoquer cette jurisprudence fondatrice, qui reste méconnue, nous avons sollicité l’ancien directeur général du Comité Champagne, Jean-Luc Barbier, docteur d’Etat en droit, désormais chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de science politique de Reims.

En Champagne, à partir des années 1820, la commercialisation de vins mousseux progresse à côté d’une production de vins tranquilles, essentiellement rouges, qui représente plus de 97 % du total. Les différentes étapes de l’effervescence sont mieux connues et maitrisées, les premières machines (à usage manuel) sont conçues et la production est rationnalisée, des bâtiments industriels spécifiques sont construits, des entrepreneurs audacieux et visionnaires fondent de nouvelles maisons et partent à la conquête des marchés. Estimée à quelque 300 000 bouteilles à la fin du XVIIIème siècle (mais l’effervescence était très aléatoire, voire parfois inexistante), les expéditions approchent 2 millions de bouteilles en 1830 et atteignent même 6 millions de bouteilles au début des années 1840. Si le Champagne est le premier vin mousseux à l’effervescence suscitée et contrôlée, son succès commercial entraîna rapidement des imitations. Dès les années 1820-1830, des vins effervescents revendiquant la même méthode d’élaboration sont produits dans le Jura, à Saint-Péray, à Limoux, dans la vallée de la Loire, en Bourgogne, mais aussi en Suisse, dans le Wurtemberg, en Autriche-Hongrie, puis sur les bords de la mer Noire et en Californie. Constatant que ces vins ne bénéficiaient pas du même succès et se vendaient à des prix fort moindres, quelques producteurs peu scrupuleux cherchèrent à faire croire que leurs vins étaient des vins de Champagne. Pour la première fois, en 1844, des juges sanctionnent une telle pratique.

En septembre 1843, Madame veuve Clicquot, qui avait pris comme associé son fidèle collaborateur Edouard Werlé, est informée par un correspondant situé à Hambourg que plusieurs individus installés à Vouvray utilisent le nom Clicquot-Werlé pour commercialiser un vin mousseux. Madame Clicquot porte plainte auprès du procureur du roi à Tours. Quatre personnes sont identifiées, un ancien médecin, deux négociants en vins et un ressortissant polonais. La fraude porte sur quelques milliers de bouteilles, certaines ont été vendues en France, d’autres ont été expédiées à Hambourg et le solde est resté dans les caves des deux négociants.

Le tribunal sanctionne la vente de vin de Vouvray pour du vin de Champagne

Le tribunal correctionnel de Tours rend son jugement le 12 septembre 1844. En sanctionnant l’apposition sur les bouchons des bouteilles du nom Clicquot-Werlé accompagné du nom de lieux Ay et Verzy, il fait application de la loi du 28 juillet 1824 sur les altérations ou suppositions de noms sur les produits fabriqués qui complète en les renforçant les dispositions en vigueur de la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803). L’article premier de la nouvelle loi s’applique à « quiconque aura soit apposé, soit fait apparaître par addition, retranchement, ou par altération quelconque, sur les objets fabriqués, le nom d’un fabricant autre que celui qui en est l’auteur… ou enfin le nom d’un lieu autre que celui de la fabrication ». Afin de permettre l’application de la loi, le tribunal considère, dans une interprétation extensive, que le vin mousseux en cause est un objet fabriqué. Et au délit d’apposition du nom Clicquot-Werlé « sur des lièges fermant des bouteilles de vins de Vouvray mousseux, dits champagnisés, non fabriqués par la maison Clicquot », il ajoute le délit d’apposition des noms Ay et Verzy qui ne sont pas les noms du lieu de fabrication du vin. Le tribunal ne s’arrête pas là. Bien qu’il soit établi qu’aucun des prévenus n’a eu recours à la désignation « vin de Champagne » pour commercialiser le vin en cause, mais en s’appuyant sur le seul usage du nom de deux communes viticoles champenoises, il tient à ajouter que deux prévenus « ont vendu du vin de Vouvray pour du vin de Champagne et ont ainsi trompé les acheteurs sur la nature de la marchandise par eux vendue ». Toutefois, les condamnations, qui ne visaient pas tous les prévenus et reconnaissaient des circonstances atténuantes, sont apparues bien clémentes.

Sur requête du procureur du roi, de madame Clicquot et aussi des fraudeurs, le tribunal d’appel de Blois statua dans un jugement rendu le 7 mars 1845. Au motif que les trois noms n’étaient pas visibles par les acheteurs des vins, il considéra que l’apposition des noms Ay et Verzy, parce qu’elle était sur la partie du bouchon comprise dans le col des bouteilles, et l’apposition du nom Clicquot-Werlé, parce qu’elle était sur le miroir du bouchon, n’entraient pas dans le champ d’application des dispositions protectrices de la loi du 28 juillet 1824. Toutefois, le tribunal n’hésita pas à confirmer que les prévenus ont « vendu des vins de Vouvray mousseux pour du vin de Champagne » et « ont trompé leurs acheteurs sur la nature des vins qu’ils leur vendaient ». « La gravité de ces faits comme éléments constitutifs d’un délit … prévu à l’article 423 du code pénal » conduit le tribunal a condamné tous les prévenus à une peine d’emprisonnement et à une amende.

L’action collective pour protéger un patrimoine commun

Il convient de remarquer l’intervention comme partie civile, tant en première instance qu’en appel, d’une « commission nommée par les négociants en vins de Champagne ». C’est la première fois qu’un collectif de Champenois fait valoir le préjudice causé à la communauté professionnelle et l’atteinte portée aux éléments d’identité géographique du vin de Champagne. Dans le mémoire qu’elle produit, cette commission constate que les fraudes en cause « menacent les négociants champenois dont l’industrie a donné aux vins de Champagne mousseux une réputation européenne, non pas seulement d’une concurrence déloyale, mais d’une spoliation frauduleuse de droits que doit protéger la justice répressive ». Alors que le tribunal correctionnel de Tours ne retenait aucun préjudice et déclarait mal fondée la demande, le tribunal d’appel de Blois admet que les prévenus, « en livrant au commerce une certaine quantité de vins de Touraine sous le nom usurpé de vin de Champagne, en les faisant notamment passer pour du vin d’Ay et de Verzy, ont occasionné … un grave préjudice », et de préciser que « le préjudice frappe collectivement » tous les négociants. Le tribunal autorise, à titre de dommages-intérêts, aux frais des prévenus, l’affichage du jugement à Tours, Paris, Reims, Châlons-sur-Marne et Epernay et sa publication dans deux journaux de ces trois dernières villes.

Le procureur du roi et les fraudeurs ont effectué un pourvoi en cassation et les parties civiles sont intervenues sur ces pourvois. La cour de cassation, chambre criminelle, a rendu son jugement le 12 juillet 1845. En premier lieu, concernant l’apposition du nom « Cliquot-Werlé » sur les bouchons, elle observe d’abord que la loi du 22 germinal an XI pas plus que celle du 28 juillet 1824 ne déterminent le mode d’après lequel la marque doit être apposée aux produits fabriqués. Ella ajoute « qu’il n’est point méconnu que l’usage des fabricants de vins de Champagne est d’apposer leur marque sur la partie du bouchon qui entre dans la bouteille ». Dès lors, « toute marque apposée conformément aux usages du commerce doit jouir de la protection de ces lois ». En second lieu, s’agissant de l’apposition des noms Ay et Verzy sur les bouchons, la cour de cassation affirme que « les vins de Champagne sont des produits fabriqués, et les lieux où on les récolte et où on les prépare sont des lieux de fabrication ». De cette façon, la cour conduit à considérer comme nécessaire une délimitation de ces lieux constitutifs non seulement de la région d’élaboration des vins, mais aussi de l’aire de production des raisins. De plus, elle valide les jugements de première instance et d’appel qui qualifient la vente de vin de Vouvray pour du vin de Champagne de tromperie des acheteurs sur l’origine et la qualité des vins. En réponse à la commission nommée par les négociants en vins de Champagne, de nouveau partie civile, qui invoquait le « préjudice causé à tous les fabricants de vins de Champagne » et la « propriété collective » que constituent les lieux de fabrication de ces vins, la cour constate que l’usurpation des noms Ay et Verzy « a causé un grave préjudice aux négociants en vins de cette contrée ».

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En reconnaissant que la désignation « vin de Champagne » a été usurpée en vue de tromper les acheteurs d’un vin fabriqué à Vouvray, cette première jurisprudence posait les bases d’une protection judiciaire de l’appellation Champagne. Et les négociants, qui se sont portés partie civile pour faire valoir l’atteinte au patrimoine collectif des Champenois, ont été des pionniers montrant l’action déterminée et inlassable qu’il faudra ensuite conduire, lors de rudes batailles devant nombre de tribunaux, contre des fraudes et des usurpations souvent de grande ampleur tant en France qu’ailleurs.

Jean-Luc Barbier