Propos recueillis par Anne-Laure Herbet en 2002
Depuis les années 1950 les Maisons expérimentent divers procédés de lutte contre le gel. Différents systèmes sont imaginés, inefficaces parfois, mais toujours fort ingénieux. Certains perdurent aujourd’hui, dont nous vous proposons l’évaluation par trois amoureux de leurs vignes.
Mumm passe du feu des chaufferettes...
Spécialiste de la protection des vignes contre les gelées de printemps, Olivier Brun évoque les premiers systèmes antigel qui se sont développés dès la fin du XIXe siècle. La Champagne ne se penchera sérieusement sur ce sujet que dans le courant des années 1950, époque où le problème prit des proportions préoccupantes : les années au cours desquelles les gels "brûlent" les récoltes de certaines parcelles jusqu’à 100 % (comme en 1951 avec un rendement moyen de 2 900 kg/ha) se multiplient, tandis que la région connaît un véritable boom économique avec un développement rapide des expéditions.
Maisons et Vignerons doivent tenter de sauvegarder leur récolte et Mumm investit des moyens importants dans une recherche dynamique de techniques antigel. Pendant 20 ans, les recherches menées seront intensives et iront jusqu’à mesurer la température à l’intérieur des bourgeons, notamment dans les vignobles d’Avize. Quand on aime ses vignes, quand on veut progresser, il faut y mettre le prix.
Certains des systèmes mis au point se sont souvent révélés efficaces, et Mumm acquiert des compétences de pionnière en la matière. Elle met au point et commercialise en 1972 le système "Haltogel" qui permet l’automatisation du remplissage et de l’allumage des chaufferettes. Leur efficacité en fut sensiblement accrue par un déclenchement automatique (en particulier la nuit) dès que la température descendait à un niveau dangereux. Leur pouvoir calorifique est en outre singulièrement accru grâce à une alimentation en fuel pulvérisé envoyé sous pression dans les tuyaux. Pour Olivier Brun l’esprit d’innovation ingénieuse qui anime Mumm confirme sa passion pour faire progresser la technique.
... à l’aspersion d’eau
Mumm préconise et utilise maintenant l’aspersion comme méthode complémentaire alternative reconnue très efficace. Elle consiste à arroser sans interruption les bourgeons durant toute la durée du gel (grâce à des arroseurs disposés tous les 15 ou 20 mètres) afin que la température de ceux-ci ne puisse pas descendre sous 0 degré : c’est l’utilisation du principe selon lequel la glace fondante ne peut pas être à moins de 0 degré.
Elle fit ses preuves dès 1967 à Chambrecy où le seul hectare sauvé après la terrible gelée qui a sévi sur la Champagne fut celui protégé par ce système. La difficulté réside dans l’approvisionnement en eau car il faut disposer d’une grande quantité pour être certain de ne pas en manquer faute d’abandonner des bourgeons tout humides à un gel certain. En effet, 50 m3 par heure et par hectare sont nécessaires. L’efficacité des deux systèmes n’est plus à prouver. En 1991 par exemple, toutes les surfaces protégées n’ont connu aucun dommage. Aujourd’hui Mumm n’utilise plus que l’aspersion et aux seuls endroits à risques. II gèle en effet nettement moins et les rendements ne sont pas les mêmes qu’autrefois. Ainsi, malgré les fortes gelées de 1991, la récolte fut tout de même de 11 500 kg par hectare.
Bricout-Delbeck évolue de l’aspersion...
Ecouter parler Pierre Martin des vignes de ses Maisons, Bricout et Delbeck, c’est entendre un Père de famille parler de ses enfants : même attention, même affection, pourrait-on dire ! Or, une partie de celles-ci se situent dans la côte des Bar, région qui est l’une des plus gélives de la Champagne.
Les dégâts causés par le gel dans ses précieux vignobles l’ont incité à combattre durant des années cet ennemi mortel des fragiles et graciles bourgeons. Non seulement le gel brûle les espoirs de récolte, parfois dans leur totalité mais il contribue en outre au vieillissement prématuré du cep de vigne.
Dès 1966, Pierre Martin installe tout un réseau de chaufferettes au cœur de son vignoble de Bouzy. Ce système, Pierre Martin l’a peu à peu modernisé en installant une canalisation principale qui approvisionne en fuel toutes les chaufferettes, l’une après l’autre. Dans chacune de celles-ci se trouve une réserve de carburant avec un flotteur qui en contrôle l’approvisionnement. L’allumage de ce dispositif se fait par un fil électrique auquel est fixé un détonateur au sein de la chaufferette. Le courant est mis en route par une dynamo puis s’introduit dans le flotteur, ce qui enflamme le fuel.
La valeur de l’enjeu justifiait d’avoir une seconde corde à son arc, et un système d’aspersion a conjointement été mis en place. Ces deux systèmes nécessitent une surveillance constante de l’hygrométrie, c’est-à-dire l’humidité de l’air. L’aspersion exige en particulier des données météo très fiables et des volumes d’eau disponible énormes car toute interruption de l’aspersion avant la fin des gelées serait catastrophique. C’est grâce à ce double système de protection que la Maison a pu sauver ses récoltes en 1971 et 1991, ce qui ne fut malheureusement pas le cas de tous les producteurs.
... à une simple veille
Pour ce praticien de la vigne qu’est Pierre Martin, le bilan de plus de 22 ans de lutte acharnée contre le gel est nuancé. Il a appris à vivre avec cet ennemi naturel et s’interroge sur l’intérêt économique de le vaincre. Le diagnostic n’est plus le même aujourd’hui et la Maison a suspendu ses luttes de protection contre le gel.
Cette évolution intellectuelle résulte davantage d’un pragmatisme raisonné que d’une tentation de facilité. La dernière gelée à 100 % remonte à 1957 où trois nuits successives ont connu des pointes à moins neuf degrés, température très exceptionnelle en Champagne. Dans les années récentes les gelées sévères sont de plus en plus rares, non seulement du fait du réchauffement climatique général, mais aussi du recul des jachères. Sur une terre en jachère il fait beaucoup plus froid que sur des sols en production, ce qui accentuait les risques de gel.
La progression généralisée des rendements permet en outre le blocage en réserve d’une partie de la récolte pouvant être utilisée en cas d’année gélive. La protection s’avère donc nettement moins vitale. La sélection opérée sur les cépages permet en outre aux vignes de mieux "remonter" : les contrebourgeons après une gelée portent plus de grappes que par le passé. En conclusion, le coût d’installation et de fonctionnement doit être comparé au coût occasionné par la perte d’une partie de la récolte. C’est pour cela qu’après avoir eu la satisfaction de sauver plusieurs fois son vignoble dans les années où cela était indispensable, Pierre Martin a décidé de suspendre ces protections, tout en restant prêt à y revenir si l’avenir l’imposait.
La lutte historique de Moët & Chandon...
Responsable de l’exploitation viticole de Moët & Chandon pour la Montagne de Reims, Michel Saunier aime évoquer ses luttes contre son vieil ennemi le gel ! Il le combat sans relâche depuis son arrivée dans la Grande Maison avec plusieurs systèmes qui se sont succédés dans l’histoire des plans de lutte contre le gel élaboré par la Maison.
Dès le début des années 1960, Moët & Chandon mène ses premières batailles et met en place des chaufferettes. Au début, ce sont des chaudières d’une capacité de 50 litres. Elles sont ensuite remplacées par le système Brentag. Le fuel y est pulvérisé grâce à des tuyaux. Le dispositif par chaufferettes est abandonné dans les années 1970 du fait de l’augmentation du prix du pétrole après la crise de 1973 et aussi à cause de la trop grande pollution causée par la fumée noire qui se dégageait lorsque le fuel brûlait.
C’est alors le gaz qui prend la relève. Une citerne à gaz de propane est installée en bordure des vignes à laquelle sont reliés des tuyaux et des brûleurs. Ce système a perduré 10 ans puis a été abandonné du fait de sa trop grande dangerosité.
C’est maintenant le système par aspersion qui retient les faveurs de la Maison avec cette disposition en quinconce pour éviter les trous dans la zone arrosée. Se pose toujours le problème de l’approvisionnement en eau. La Maison utilise alors des puits.
... perdure avec courage
Chez Moët & Chandon, l’aspersion reste le seul système opérationnel, Michel Saunier est convaincu que la lutte reste indispensable. Les vignobles de la Maison sont gélifs, et 50 à 55 hectares dont la production est irremplaçable restent protégés contre le gel.
Cette année 2001, seulement deux nuits entières d’arrosage ont été réalisées, car la température était descendue à moins 4,5 degrés. Mais en 1977, ce sont six nuits d’affilée qu’il avait fallu arroser. La méthode par aspersion a été choisie car elle est économiquement plus rentable malgré les coûts élevés d’investissement. L’eau est en effet disponible et sans effet nocif pour l’environnement. Ce système d’apparence merveilleuse reste capricieux : lorsque les arroseurs tombent en panne ou quand l’arrivée d’eau se tarie, les bourgeons encore tout humides gèlent et sont détruits. L’érosion des sols doit également être surveillée pour éviter tout ravinement en cas de perméabilité insuffisante.
Avec son expérience, Michel Saunier confie que la décision de mise en route de la protection est chaque fois une lourde responsabilité à prendre. L’hygrométrie, le vent, l’humidité des sols, le stade de développement des bourgeons, tout doit être rapidement pesé à sa juste valeur, car un gel peut tout détruire en quelques minutes seulement...