Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opéra-comique. Il y trouvera la gaieté mousseuse et légère que réclame le genre.
Charles Baudelaire, Paradis artificiels, « Le Vin », 1860.
Le talent des Maisons de champagne réside dans l’élaboration de cuvées qui reflètent de façon immuable le style caractéristique de chaque Marque par l’assemblage de vins issus d’années, de cépages et de crus différents. La cuvée ainsi assemblée garantit, année après année, la qualité et le goût caractéristiques d’une Grande Marque de champagne.
Les Maisons de champagne achètent des raisins dans les principaux crus de l’A.O.C. champagne : la Montagne de Reims, la Vallée de la Marne, la Côte des Blancs et la Côte des Bar, chacun d’eux ayant des caractéristiques et des qualités différentes.
Les raisins font l’objet de soins spécifiques et attentifs de la part des Vignerons qui les cultivent. Après la première fermentation, les Chefs de caves et leurs équipes réunissent, dans une harmonie parfaite, l’ensemble des qualités dispersées des vins blancs qu’ils ont sélectionnés, pour obtenir une cuvée enrichie, présentant les caractéristiques nécessaires au maintien constant du goût de la Marque d’une année sur l’autre. Le Chef de caves se fait ainsi le gardien de la pérennité et de la personnalité des vins de sa Maison.
A la manière d’un chef d’orchestre qui va moduler les aigus et les graves, arranger les pauses et les reprises, pour aboutir à la formation d’un chorus cohérent et harmonieux, le Chef de caves et ses œnologues vont entreprendre l’assemblage de vins complémentaires issus de crus, de cépages et d’années différentes, pour retrouver chaque année le goût qui fait la réputation de leur Maison. Mais pour ce faire, le Chef de caves n’a pour seule partition que son savoir-faire et ses connaissances œnologiques. Seuls son expérience et son palais vont conduire leur choix dans la recherche de l’excellence.
Dès janvier, le Chef de caves et les œnologues de chaque Maison de champagne goûtent attentivement les vins provenant des différents vignobles. Tel le musicien, ils cherchent par des combinaisons variées à élaborer la plus parfaite harmonie qui restituera la qualité du vin de leur Maison. L’élaboration de cette cuvée constitue toute la spécificité de la méthode champenoise. Pour réussir, les Chefs de caves font preuve d’une habileté et d’une habitude de la dégustation telles qu’ils arrivent à prévoir l’évolution dans le temps de leur assemblage de vins.
A l’image du chef d’orchestre qui travaille à l’oreille, le Chef de caves se livre à un travail de dégustation et d’analyse qui repose essentiellement sur ses capacités sensitives. Les vins variant à chaque récolte, ses capacités à goûter et à humer les divers crus doivent le conduire chaque année à redécouvrir les saveurs, afin de se faire une idée très précise des proportions qui mèneront à l’alliance parfaite d’un goût et d’arômes. Il assemble d’abord des vins d’un même cru ou de crus voisins pour obtenir une cuvée homogène. Il les assemble ensuite dans des proportions telles que la délicatesse, la nervosité, la vinosité et l’arôme soient optimaux. Ces mariages sont répétés à plusieurs reprises après essais, dégustations et confrontations. La mise en œuvre est ensuite réalisée dans de grands foudres ou cuves qui assurent l’homogénéité irréprochable souhaitée.
Véritable artiste de l’harmonie et de la minutie, le Chef de cave doit aboutir à un vin devant posséder trois propriétés lors de son passage en bouche : l’attaque, la plénitude et la longueur. Ces trois qualités sont le résultat de l’alliance de vins apportant chacun leur spécificité.
L’élaboration du vin : L’assemblage
Cette expression courante trouve pleinement son sens dans l’élaboration du vin de Champagne. C’est en effet l’union de chacune des spécificités de chaque cru qui formera la force de caractère des cuvées issues d’un assemblage. C’est bien pour cette raison que le champagne est si riche de saveurs et nécessite tant de qualificatifs quand on cherche à le décrire :
Je m’attendais à quelque chose de dégourdi, d’insolent, mais de gai, de brave et de vivace, quelque chose comme le pétillement du vin de Champagne.
Alfred de Musset, Confessions d’un enfant du siècle, 1836.
Les trois cépages utilisés pour l’élaboration du vin de Champagne jouent tous, à l’image des solistes de notre orchestre, un rôle crucial en apportant leur originalité : Chardonnay, Pinot noir et Meunier.
C’est la symbiose harmonieuse et délicate de toutes ces caractéristiques qui permet de donner naissance à un vin unique, dont la synergie d’arômes se dévoilera après la mise en bouteille et "la prise de mousse". L’assemblage de ces spécificités crée un chœur aux accents mélodiques et enivrants.
Le plus souvent, le Chef de caves complète la cuvée de tirage avec une certaine proportion de vieux vins ou "vins de réserve" ; ceci pour donner à la cuvée plus de moelleux, améliorer la maturation d’un vin encore jeune, assurer la permanence du goût maison et apporter aux vins de l’année certains éléments complémentaires qui leur manquent.
Ces vins, filtrés et entreposés en foudres ou en cuves à l’abri de l’air, proviennent des vendanges précédentes. On obtient alors un vin "sans année" ou "non millésimé", qui mettra au moins 15 mois pour s’épanouir en bouteille, cette durée étant le minimum requis par la réglementation de l’AOC entre le tirage en bouteille et la commercialisation.
Si, par contre, le produit d’une année présente des caractéristiques ou des qualités exceptionnelles, l’assemblage n’est réalisé qu’avec des vins de cette seule année. C’est un vin dit "millésimé" avec inscription de l’année ou "millésime" sur l’étiquette et le bouchon de la bouteille. Dans ce cas, un minimum de trois ans de vieillissement entre le tirage et le dégorgement est requis par la réglementation de l’AOC. Un millésime se caractérisant par sa grande force de caractère, on comprend qu’on puisse plus difficilement les comparer entre eux, contrairement aux cuvées d’assemblage d’années qui garantissent la constance d’un goût.
Il existe des champagnes élaborés exclusivement à partir de l’assemblage de raisins blancs. Appelés "blanc de blancs", ils sont considérés comme particulièrement fins, élégants et légers. Issus uniquement du cépage Chardonnay, ils sont composés de raisins de la même année ou d’années différentes selon qu’ils sont millésimés [1] ou non, d’un ou plusieurs crus selon qu’ils sont "monocrus" ou non. L’origine des raisins a aussi une grande influence : selon qu’ils viennent de la partie orientale de la Montagne de Reims, de la Côte des Blancs, du Sézannais ou de la Côte des Bar, les chardonnays sont plus ou moins fins ou charpentés et on peut y déceler des arômes de fruits secs ou blancs, d’agrumes ou de fleurs.
A l’opposé, le "blanc de noirs" est conçu à partir des seuls raisins noirs, Pinot noir et Meunier. Il peut être millésimé ou monocru. Puissant, et d’une belle longueur en bouche, il reflète son terroir et possède un caractère animal, avec une odeur de cuir, de musc, de petit gibier.
Souvent millésimé, le "rosé" est un vin obtenu selon deux procédés :
Millésimées ou non, les cuvées "spéciales", dites aussi "de prestige", représentent le fleuron d’une marque et se distinguent par leur qualité due au choix des cépages, des crus et à la durée du vieillissement. Elles portent un nom prestigieux et évocateur (Cristal, Dom Pérignon, Grand Siècle, Comtes de Champagne, etc.) et leurs bouteilles peuvent être particulières (Célébris, Spécial Club, Taittinger Collection, Belle Epoque, etc.).
Cette étape de l’assemblage reste le point d’orgue de la tradition champenoise et garantit à travers le temps la pérennité des goûts et des saveurs des vins issus des Maisons de Champagne.
Cette ultime opération qui clôture la première étape de vinification vise à refroidir les cuvées tout juste assemblées, afin d’obtenir la limpidité et la stabilité parfaite du futur vin.
La qualité d’une stabilisation des précipitations tartriques revêt une importance particulière pour l’élaboration du vin effervescent de Champagne. L’élévation du degré alcoolique au cours de la prise de mousse diminue en effet la solubilité du bitartrate de potassium et favorise les précipitations en bouteille. Ces dernières, si elles sont conséquentes, forment de véritables plaques qui gênent ultérieurement le "remuage", et peuvent provoquer des pertes importantes lors du "dégorgement" en favorisant un dégazage excessif. Enfin, chaque fois que la température descend en-dessous d’un seuil appelé "température de cristallisation spontanée" (entre - 3 et - 5° C.), ce qui peut arriver en cas de transport par grands froids ou de séjour prolongé dans un réfrigérateur, le vin subit des chocs thermiques qui provoquent des cristaux naturels, mais indésirables.
Pour obtenir une bonne stabilité du vin et prévenir ces risques, on procède à différents types de stabilisation :
1-La stabilisation prolongée du vin à une température voisine du point de congélation.
Elle doit s’effectuer sur un vin clarifié et amélioré par un ensemencement en cristaux de tartre finement broyés, qui jouent un rôle d’accélérateur dans le processus de cristallisation. Elle se déroule en quatre phases :
2-La stabilisation par contact
Rapide, elle conjugue l’action du froid et des germes cristallins, en maintenant le contact "tartre-vin" pendant une à quatre heures avec agitation constante. Elle ne fait appel à aucune température négative.
3-La stabilisation en continu provoquée par le froid et le contact des germes cristallins et réalisée dans des appareils fonctionnant en continu
Le vin placé dans une cuve de stabilisation est porté au voisinage de son point de congélation et subit une agitation continue et un contact avec ses propres cristaux de bitartrate de potassium pendant une dizaine de minutes. Il est alors filtré et envoyé sur l’échangeur de température. Dans certains appareils, si le vin est porté en-dessous de son point de congélation, la glace accélère le processus de cristallisation.
Si chacun des procédés que nous venons de présenter donne des résultats satisfaisants, le Chef de cave doit toujours s’assurer que le vin soit bien clarifié et le froid maîtrisé aux températures voulues et en temps nécessaire. Les résultats obtenus sont à contrôler pour éviter toutes altérations comme oxydation, dégazage ou précipitations de matières colorantes.
La fermentation naturelle a transformé en alcool les sucres du jus de raisin. Le moût de chaque cépage et cru ainsi transformé en vin a été clarifié et soutiré et se présente, après trois mois, sous une belle couleur or. Après assemblage de ces vins, la cuvée est prête à vivre une nouvelle étape qui se réalisera dans l’espace le plus approprié pour son plein épanouissement : la bouteille ou le magnum.
Terre de Champagne : 04 - Elaboration, 1ère partie
[1] Au printemps de chaque année, Chef de Maison, Chef de Caves et Œnologues décident l’assemblage sélectif de vins provenant de Crus et Cépages différents dont la complémentarité permet de garantir aux consommateurs la pérennité de la qualité et goût spécifique de leur Marque.
Un "Millésime" est un assemblage de vins provenant de Crus et Cépages différents mais provenant essentiellement d’une année exceptionnelle.
Un "Multi-Années", "Sélection d’années", ou "Réserve"(encore parfois appelé par erreur "Sans Année") bénéficie en outre de l’apport complémentaire des vins de réserve