Le 1er meeting d’avions du Monde
Un véritable désastre pour nos préparatifs : Voilà ce qu’avait été la journée du samedi 21. Une pluie incessante avait détrempé toutes les terres et les centaines d’automobiles qui servaient aux organisateurs, aux concurrents, aux fournisseurs avaient complété le gâchis en labourant le sol de leurs « antidérapants », combien inefficaces ! L’une après l’autre, elles en étaient punies bientôt par un enlisement définitif et il fallut réquisitionner tous les chevaux que nos entrepreneurs avaient là pour sauver les autos embourbées et les remorquer jusqu’à la route. Je m’étais avancé imprudemment sur « la piste » (?) avec une voiturette bien légère pourtant et je faillis l’y abandonner, - encore qu’elle ne m’appartint pas, - mais sans doute la fréquentation des aviateurs me rendait plus tenace que d’habitude et je réussis à la sortir du marécage. Combien je regrettais alors de ne pouvoir troquer momentanément cet engin mécanique contre un de ces pousse-pied ou bachots plats avec lesquels les éleveurs de moules, dans les baies de la Loire et de la Charente, naviguent sur la vase molle !
Quant à notre Président, instruit par l’expérience, il arriva le lendemain sur un de ses chevaux de selle. On le voit sur la photographie reproduite, conservant avec M. Paul Rousseau, commissaire sportif.
Enfin luit l’aube du grand jour après une nuit presque sans pluie. A dix heures, je suis à Reims-Bétheny, où tout le monde est à son poste, … et je commence, c’est classique, par voir un gendarme interdire l’entrée à mon auto faute d’un drapeau jaune. Mais il est doux d’être victime de ses propres consignes. Je m’explique, je félicite ce zélé factionnaire et franchissant un dernier lac de boue je me trouve au cœur de la place.
Nous avions, bien entendu, fait hisser en ville le drapeau noir signifiant qu’on ne volait pas. Il était inutile, en effet, de provoquer un afflux de la foule. Cependant le vent n’était pas trop fort et tous les concurrents sortaient leurs appareils. Le règlement prévoyait que le départ leur serait donné à heure fixe, en leur laissant un délai d’un quart d’heure pour le prendre. Les épreuves à disputer étaient d’abord le Tour de Piste, (PHOTO) qui devait être couru pour ainsi dire automatiquement pendant toute la semaine, puisque tous les passagers à la ligne de départ étaient chronométrés, puis le Prix Heidsieck & Louis Roederer – la Vitesse sur 30 km, sur trois tours de piste (30 kilomètres), et les éliminatoires pour la coupe Gordon-Bennett, sur 20 kilomètres. Trois appareils Français seulement pouvaient participer le samedi à l’épreuve internationale pour cette Coupe. Il fallait donc opérer une sélection parmi tous les engagés.
Les départs pour les éliminatoires devaient être donnés avant trois heures. Cette obligation était une de celles qui avaient provoqué le plus de récriminations des concurrents dont quelques-uns avaient même annoncé une grève générale. En fait de grève pas un seul d’entre eux ne se refusa à partir où du moins à essayer de le faire à son heure et je vis bien, dès ce moment, - ce dont j’étais sûr d’avance, - qu’en dehors même de tout prix et de tout règlement, la pression sportive allait être assez puissante pour obtenir de ces hommes pendant huit jours le maximum de ce qu’ils étaient capables de faire.
Je m’abstiendrai dans ce chapitre de citer les tentatives infructueuses de certains pilotes. Elles furent utiles en rappelant à chaque instant au public combien il y a encore d’incertitude en matière d’aviation. Mais je ne doute pas que des constructeurs, comme M. Esnault-Pelterie, M. Bréguet, par exemple, n’arrivent prochainement à présenter des appareils vraiment au point.
L’honneur de passer le premier en plein vol devant les tribunes revient à Blériot. Il franchit le premier pylône et s’arrête avant le deuxième dans une zone de remous, provoquée sans doute par le village de Reims-Bétheny et qui vit plus d’un naufrage dans les premières journées. Son équipe exécute alors la manœuvre qui devait se faire tant de fois au cours de ces huit journées. Les mécaniciens partent en automobile, remettent le moteur en ordre et vingt minutes après, Blériot rentre à son hangar par la voie des airs.
Vers midi, la pluie commence à tomber. On s’installe au buffet, assez mélancoliquement, quand tout à coup retentit le bruit caractéristique d’un Wright : c’est Lefebvre. On se lève en hâte. Le cliché reproduit montre bien la surprise joyeuse ressentie à cette apparition. Lefebvre couvre presque les deux tours réglementaires et réalise le premier temps, pour le Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) avec 8 minutes, 58 secondes 4/5.
Le vent continue à souffler à raison de 7 à 8 mètres par seconde. Latham et Blériot prennent un départ mais ne franchissent que quelques centaines de mètres.
Les Commissaires sportifs classent alors Lefèvre et Blériot comme gagnants des éliminatoires de la Coupe Gordon-Bennett et décident que le troisième représentant Français sera celui qui fera le meilleur temps jusqu’à la fin de la journée. Ça devait être Latham.
A cinq heures, nouvelle averse que tout le monde supporte avec patience. C’est un des bienfaits de l’aviation que de communiquer à tous l’inaltérable philosophie des concurrents et des organisateurs. D’ailleurs on va bientôt en être magnifiquement récompensé et cette journée languissante va s’achever dans une glorieuse apothéose.
Le vent tombe après la pluie. Le sémaphore annonce du vent de plus en plus faible, bientôt les drapeaux pendent inertes le long des mâts. A 5 h 35, Latham s’envole, gagne immédiatement une hauteur de 40 à 50 mètres, puis de Lambert, Sommer, Cockburn, Delagrange, Lefebvre, Blériot, Bunau-Varilla, Tissandier, Paulhan…alors c’est le triomphe.
Je suis à mon poste favori, à la cabane des chronométreurs où se font aussi tous les signaux, exactement sur la ligne des pylônes 1 et 4. S’efforçant toujours de « serrer la corde » à la sortie du virage, les grands oiseaux passent presque au-dessus de ma tête.
Nous sommes là, une douzaine peut-être de privilégiés, familiers de toutes les grandes épreuves sportives, ayant même assisté aux essais individuels de tous ces appareils, et pourtant nous en restons muets d’admiration et d’étonnement !
Je me déclare ici un littérateur beaucoup trop mal habile pour essayer de rendre l’impression grandiose que j’ai ressentie à cet instant. J’ai reproduit, à la fin de ce volume, quelques uns des nombreux articles inspirés à des écrivains comme M. Melchior de Vogüé, M. Doumer, M. Hanoteaux. On y retrouvera l’enthousiasme que déchaîna cet admirable spectacle. Mais si je n’ai jamais beaucoup manié la plume, je puis dire qu’à courir le monde, j’ai eu l’occasion de contempler des choses vraiment surprenantes et que, soit par goût, soit par nécessité professionnelle, j’ai plus ou moins pratiqué tous les sports, y compris le plus beau de tous : le métier des armes. Eh ! bien, jamais certes, je n’ai eu une minute d’émotion aussi profonde, d’« emballement » aussi complet que ce jour là. Et je n’ai qu’un espoir, c’est que la pratique même de l’aviation puisse un jour m’offrir encore mieux.
Le soir du dimanche 22 août, de cette journée d’inauguration qui s’annonçait si mal, nous avions non seulement conquis notre public, - c’était un détail pour les organisateurs absolument désintéressés que nous étions ; – nous avions rempli notre tâche : Au monde entier encore ignorant et sceptique, nous avions révélé à la fois l’aviation et l’avance prise par notre pays dans la science nouvelle.
En arrivant, le lundi, j’eus la surprise de trouver un aspect nouveau et rassurant aux voies d’accès des tribunes. Un de nos collègues du Comité, M. Emile Charbonneaux, maître de verreries, avait eu la gracieuseté d’envoyer une cinquantaine de ses ouvriers qui couvraient hâtivement de mâchefer la boue déjà à demi séchée de l’avenue. Ce procédé devait nous donner pour les jours suivants un véritable macadam très roulant. A l’intérieur des enceintes on répandait partout du sable. Les tapissiers se hâtaient de réparer les dégâts causés par les averses de la veille. Du côté des hangars on couvrait, on posait des fermetures. Un gai soleil réchauffait le cœur et le zèle de tous. Ce fut la dernière journée d’installation, celle où chacun de nous, dans la petite zone qui lui avait été confiée, jetait en hâte le coup d’œil suprême…
Ce fut aussi une bonne journée de sport. Le programme ne comportait que l’épreuve de fond :
Nous révélèrent deux merveilleux appareils, qui, dès ce jour, apparurent bien près l’un de l’autre et aptes tous deux à remporter la Coupe Gordon-Bennett : c’étaient celui de Curtiss et le n° 22 de Blériot.
La matinée avait été calme. Vers 10 h 30, nous apercevions de la cabane des chronométreurs un dirigeable dans l’Ouest, c’était le Colonel Renard parti de Meaux vers 8 heures. Le bel aéronat salué par les acclamations du public, fit plusieurs évolutions au-dessus de la plaine, puis partit dans la direction de son hangar de Reims. Ce dirigeable destiné à l’armée a été construit par la Société Astra et est muni d’un moteur Panhard et Levassor de 120 chevaux.
Le règlement du GRAND PRIX DE CHAMPAGNE de la distance obligeait tous les concurrents à prendre un départ dans la journée, faute de quoi ils n’auraient pu concourir dans les autres journées réservées à cette épreuve. Nous avons vu ce jour-là de quasi-débutants comme Bunau-Varilla et Delagrange sur Blériot, qui devaient dès la fin de notre Semaine, voler avec aisance pendant une heure. M. Gobron était encore très novice aussi dans la manœuvre de son biplan Voisin et quelques semaines après, il devait brillamment paraître à Berlin, à Juvisy. Voilà donc en passant une preuve de la facilité avec laquelle on peut apprendre à piloter un biplan à queue et à cloisons verticales.
Le premier beau vol fut réussi par Paulhan, parti à midi et descendu au bout de 58 minutes, à quelques centaines de mètres de la ligne de départ, où il allait achever son cinquantième kilomètre. Latham eut quelques démêlés avec ses appareils, pour le départ desquels le terrain était encore très lourd. Le vent était assez irrégulier, soufflant à raison de 5 à 8 mètres à la seconde.
A 4 heures le vent tombait complètement, Paulhan partait et à une minute et demie derrière lui, Lefèvre qui regagnait peu à peu. Ce fut des plus belles courses véritables auxquelles on ait assisté pendant la semaine, car le Wright rattrapa son adversaire au dernier pylône avant les tribunes, Paulhan était à 40 mètres de hauteur environ, il vira assez large, se rapprochant des tribunes. Lefebvre pour se dégager de la zone de remous appuya à gauche en serrant la corde, ce que ne pouvait faire l’autre, puis il baissa rapidement pour gagner un surcroît de vitesse, fit cinquante mètres au ras des herbes et d’un coup de gouvernail cabra son biplan qui monta devant l’adversaire définitivement dépassé ; c’était admirable et le public enthousiasmé applaudit à tout rompre.
Vers cinq heures, le spectacle de la veille se reproduisit et quatre ou cinq aéroplanes en même temps tournoyaient sur la vaste piste quand Blériot sortit son gros monoplan. L’instant était solennel, car nous espérions bien voir tomber le record établi la veille par Lefebvre pour le Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) et, en effet, les chronométreurs nous annoncent bientôt 8 minutes 42 secondes 2/5. La boule blanche monte triomphalement au mât des signaux.
Ce record ne devait pas vivre longtemps. Curtiss sortait, en effet, son appareil à 6 h 20 et partait aisément. Pendant toute la Semaine, d’ailleurs, il ne prit pas un seul faux départ. Chaque fois il s’enleva en 80 ou 100 mètres, fit très exactement le nombre de tours de piste que comportait l’épreuve, – il n’était pas inscrit pour le Grand Prix de Champagne, Prix de Distance – et revint se poser à quelques mètres de la clôture de son hangar.
Nous n’avions qu’un seul concurrent étranger, mais il faut reconnaître que le pilote et l’appareil étaient hors ligne. Curtiss, dont je parlerai plus longuement à propos de la Coupe, est un homme de la classe des Wright et de Blériot.
Tous les initiés savaient que son appareil était tout près de celui de Blériot comme vitesse, aussi, l’on se doute de l’impatience avec laquelle nous attendions le verdict impitoyable de la montre. Nous suivions de l’œil le rapide biplan qui filait comme une flèche, car il donnait par rapport à tous les autres, une extraordinaire impression de vitesse. Elle était bien exacte, et son temps de 8 minutes, 37 secondes 3/5 battait celui de Blériot qui, dès ce jour, eut de sérieuses inquiétudes pour la Coupe. Pourtant, sans se décourager, il chercha à améliorer son appareil et il y réussit si bien qu’il devait, comme on le verra, conserver le record du Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) avec le temps merveilleux de 7 minutes, 47 secondes !
Extrait de Presse
1er meeting mondial d’avions : Deuxième journée (lundi 23 août.)
100 000 personnes ont assisté hier, dans les plaines de Bétheny, au plus extraordinaire des spectacles qu’il ait été donné au monde de voir jamais. Dans l’atmosphère conquise, on a vu évoluer ensemble six aéroplanes ; dix autres ensuite ont a leur tour pris leur envolée, et pendant les deux heures qui précédèrent la fin du jour, le ciel a été sillonné de machines volantes. Visions uniques et inoubliables, sensations d’étonnement, de joie, d’esthétique et de beauté, rien ne nous a manqué. On se demande aujourd’hui si hier était bien une réalité. Mais déjà les hommes volants d’hier se chargent de nous répondre, puisqu’ils se préparent à nous étonner à nouveau dans quelques heures.
La journée avait commencé triste, grise, sous la pluie ; elle a fini claire et gaie, et le soleil, quand il s’est couché derrière les tribunes, a doré les derniers aéroplanes qui volaient. Nous avons eu toutes les sensations. Le matin d’abord, lorsque Lefebvre, téméraire qui pilotait un biplan Wright, n’a pas hésité à se lancer malgré un vent, qui constaté officiellement au cours de son vol, a atteint une vitesse de 9 métrés à la seconde. Après lui, Blériot a aussi pris son envolée dans le vent, qui très violent encore, le forçait à revenir vers la terre. Mais tous deux avaient accompli le parcours nécessaire pour se qualifier en tête des représentants de la France dans la Coupe Gordon-Bennett internationale qui se disputera samedi.
Hubert Latham, lui aussi, avait réussi a prendre le départ avec ses camarades ; mais plus tôt vaincu par le vent, l’appareil ne put couvrir le minimum de la distance de 10 kilomètres qui était imposée. Comme on avait affiché dans Reims que l’on ne volait pas au champ d’aviation, le public était venu peu nombreux le matin. Il n’en fut pas de même l’après-midi. Les curieux affluèrent, envahissant les enceintes populaires, mais les tribunes se garnissaient moins vite. Les trains spéciaux se succédaient et débarquaient des milliers de visiteurs tandis que tout autour du circuit des groupes se formaient, s’accusaient, et que sur l’énorme périmètre de 16 kilomètres que comporte le champ d’aviation, peu d’espace restait libre.
Facilement maintenue aux tribunes, la foule grouillante aux places populaires devint quelque peu menaçante vers cinq heures du soir ; les barrières furent même brisées, mais le service d’ordre, supérieurement organisé par le générai Valabrègue, aidé du lieutenant-colonel Geoffroy, eut vite raison de cette manifestation. Deux pelotons de dragons de la réserve partirent au galop vers le point menacé et forcèrent les spectateurs à rentrer dans les enceintes qui leur étaient assignées. Ce fut le seul incident de la journée, d’ailleurs vite réprimé.
Des nuages noirs traversaient le ciel à ce moment ; ils crevèrent juste au-dessus des tribunes et une averse abondante arrosa les spectateurs dont pas un ne bougea, car le soleil se montrait dans une éclaircie et on annonçait au mât des signaux que les aviateurs allaient sortir. Le vent tomba subitement comme pour favoriser les essais, et l’anémomètre officiel n’enregistra du reste plus depuis cinq heures quarante-cinq du soir, heure à laquelle s’envola, le premier, Latham, que des vitesses qui ne dépassaient pas deux mètres à la seconde. Ce fut alors un spectacle inoubliable pendant plus d’une heure, des exclamations des cinquante mille spectateurs des places populaires et des tribunes qui acclamaient les biplans et les monoplans qui évoluaient.
Latham le premier, prit son envolée, et gracieux, majestueux, passa à trente mètres d’altitude devant les tribunes. Mais au même moment, Lambert part à son tour, puis Sommer, Cockburn, Delagrange et Fournier. En moins de dix minutes, six appareils se profilent dans le ciel, s’en allant au loin, là-bas, vers Witry-lez-Reims, tandis qu’un immense arc-en-ciel monte en face des tribunes. C’est alors l’enthousiasme indescriptible. Des places populaires on crie, on acclame. Aux tribunes, on applaudit, on agite les mouchoirs, on se félicite ; les gens s’interpellent, joyeux. Tous les mauvais moments précédents sont oubliés ; on ne pense plus au cyclone d’il y a quinze jours, à la journée lamentable et pluvieuse d’hier. C’est le triomphe, et l’on pourrait ne plus voler ni aujourd’hui ni demain, ni aucun jour encore de la semaine, que cet inoubliable début suffirait.
Mais les hommes-oiseaux ne n’arrêtent point. Voici encore Paulhan, Sommer, de Rue qui ne peut s’envoler, Guffroy aussi qui essaye en vain de prendre un départ, cependant que ceux qui tiennent l’air continuent régulièrement à parcourir le tracé de l’immense piste de 10 kilomètres, les uns pour se qualifier encore pour la Coupe Gordon-Bennett, les autres qui concourent pour le prix de la Vitesse de 30 kilomètres. A six heures cinquante, le dernier départ était donné et à sept heures et demie, les derniers vols se terminaient. Hubert Latham était resté le dernier dans l’atmosphère, pilotant un second appareil ; mais une panne de moteur l’arrêtait près d’un pylône extrême à 3,5 km du départ, et tandis qu’il revenait aux tribunes sur un cheval de dragons, ses hommes d’équipe partaient pour ramener son monoplan immobilisé.
Satisfait, le public partit. Mais on devine quel encombrement fut celui des routes et celui de la gare spéciale du Fresnoy-Aviation. Néanmoins les retours à Reims furent assurés assez rapidement par le chemin de fer. Quant aux théories d’attelages de toutes sortes, longtemps dans la nuit elles se déroulèrent sur toutes les routes avoisinantes, les phares d’automobile piquant leurs clartés lumineuses sur la plaine immense,
La soirée à Reims fut très animée. Les hôtels, naturellement, regorgeaient de monde. On dînait partout en plein air. Les principaux monuments et de très nombreuses maisons étaient décorés et illuminés. A onze heures du soir, à la chambre de commerce, spécialement affectée à la presse pendant la semaine d’aviation, les commissaires sportifs ont fait afficher le communiqué (...) qui résume les résultats de la journée (...).
Journal Le Temps – 24 août 1909
M. Fallieres, Président de la République, avait depuis longtemps promis sa visite. Il était convenu que plusieurs Ministres devaient l’accompagner et nous avions été très touchés de cette haute marque de sympathie. Le jour de son voyage n’avait pas été vraiment fixé à l’avance, mais en principe, ce devait être le mardi, et, comme la journée du lundi avait été magnifique d’intérêt on laissa subsister cette date.
Malheureusement, le temps ne fut pas de la partie et un vent assez frais souffla toute la journée. La flamme noire fut hissée dès le matin, et seul, l’excellent déjeuner du buffet réussit à nous faire prendre patience.
Fort heureusement, les déplacements d’un Président de la République, même incognito, sont toujours accompagnés d’une certaine mise en scène, qui amusa notre public jusqu’à quatre heures.
A ce moment, le train présidentiel arrive à la gare du Fresnoy.
M. et Mme Fallieres descendent d’un wagon spécial et en même temps : MM. Briand, Président du Conseil des Ministres ; le général Brun, Ministre de la Guerre ; Jean Dupuy, Ministre du Commerce ; Millerand, Ministre des Travaux Publics ; M. et Mme Jean Lanes ; le capitaine de frégate de Keraudren et le lieutenant-colonel Griache de la Maison militaire du Président, ainsi que de nombreux personnages officiels.
Sur le quai se tient M. Le Marquis de Polignac (Président de Pommery), entouré de MM. Chapron, Préfet de la Marne ; Dhommee, Sous-Préfet de Reims ; général Valabregue, Commandant de la Place de Reims ; Valle, Sénateur, Président du Conseil général de la Marne ; Léon Bourgeois, Monfeuillard, Sénateurs ; Pozzi, Lenoir et Haguenin, Députés ; Brice, de la Compagnie de l’Etat ; d’Orlan de Polignac (Président de Pommery), Inspecteur ; le Docteur Langlet, Maire de Reims ; Chappe, Rousseau, Leclere, Revardeaux-Domont, Adjoints.
Les membres du Comité d’Aviation reçoivent M. le Président de la République.
Les troupes se mettent au « Garde à vous ! » et les clairons sonnent « Aux Champs ». M. le Marquis de Polignac (Président de Pommery) offre son bras à Mme Fallieres qu’il conduit jusqu’à son automobile.
Le cortège se forme aussitôt, sous la direction de M. Hennion, Directeur de la Société générale.
On arrive au Champ d’Aviation dont l’entrée est merveilleusement décorée de verdure et de fleurs.
Le Président et sa suite sont reçus dans le salon d’honneur du Comité, où se trouve déjà la Mission Anglaise, sous la direction du général French.
M. de Polignac (Président de Pommery) adresse à M. Fallieres les souhaits de bienvenue traditionnels :
Les habitants de la Marne conserveront le souvenir reconnaissant de votre visite et de l’attention dont ils sont l’objet de la part du Gouvernement de la République.
M. Fallieres répond en quelques mots et dit qu’il est très heureux de se trouver dans cette belle province de la Champagne. Il termine en formant les meilleurs vœux pour le succès du 1er meeting d’avions du Monde en Champagne :
Le commandant Targe présente ensuite la mission anglaise au Président qui a un mot aimable pour chacun.
M. Fallieres serre la main du général French, et le cortège arrive à la Tribune d’honneur, où il est salué par de longues acclamations de la foule.
On présente également au Président de la République le major von Parseval, inventeur du dirigeable allemand qui porte son nom. Le Président adresse quelques mots de compliments au major von Parseval, qui se déclare enchanté de ce qu’il a vu à Reims et de l’accueil qui lui a été fait par le Comité d’Aviation.
La Musique Municipale et la Fanfare des Tonneliers (200 exécutants), groupés sous la direction de M. Louis Mailfait, exécutent la Marseillaise, puis divers morceaux de répertoire.
M. et Mme Fallieres et les Ministres quittent alors la tribune d’honneur et se rendent vers les hangars des aviateurs. Sur leur passage, ce sont de longues acclamations de : Vive Fallières ! Vive la République ! Vive Briand !
M. Fallieres et les Ministres répondent aimablement en levant leurs chapeaux.
A quatre heures et demie, ils pénètrent dans les hangars de la Société Antoinette où MM. Levavasseur et Latham les reçoivent.
Et, successivement, le Président de la République visite les hangars de MM. Esnault-Pelterie, Louis Blériot, qu’il félicite tout particulièrement, Curtiss, comte de Lambert, Tissandier, Lefebvre, Farman, Voisin, etc.
A cinq heures moins le quart, le Président regagne la Tribune d’honneur. On l’acclame à nouveau.
Le temps commence à paraître un peu long. Le vent, toujours aussi fort, souffle à raison de 7 à 10 mètres par seconde. Le Président va-t-il être obligé de repartir sans avoir assisté à un vol ?
C’est Etienne Bunau-Varilla qui sauve la situation. C’est un tout jeune homme dont le biplan Voisin est à peine réglé et qui a débuté, il y a un mois, à l’école du Camp de Châlons en Champagne. Pourtant il ne craint pas de partir, s’enlève facilement, monte aussitôt pour éviter que son appareil qui roule terriblement ne soit rabattu sur le sol. Devant ce spectacle Paulhan ne peut rester inactif. Il a le même appareil, il est lui-même aussi léger que Bunau-Varilla. Il part au milieu des acclamations de la foule.
C’est toujours un spectacle un peu angoissant que celui des cellulaires dans une brise à rafales et qui me rappelle exactement la tenue d’un bateau à voiles par grosse mer, roulant, embardant, s’élevant à la lame. Paulhan qui a navigué peut faire la comparaison complète ce jour-là. Quant à Bunau-Varilla, comme à son retour je le félicite vivement de son courage en lui décrivant les grandes oscillations de son appareil telles que nous les voyions, il se contente de me répondre très simplement :
Oh ! Je m’en apercevais encore bien mieux que vous !
Quand Paulhan repasse devant les tribunes, tout le monde se lève, applaudit, l’acclame. Le brave petit pilote lâche pour un moment une main de son volant et salue, là-haut, crânement.
Après son second tour, le Président s’en va, pressé par l’heure, il est reconduit à son train avec le même cérémonial qu’à l’arrivée.
Paulhan descend après avoir accompli les 30 kilomètres du Prix Heidsieck & Louis Roederer – la Vitesse sur 30 km qui figure au programme de la journée, en 32 minutes, 49 secondes, par un vent moyen de 7 mètres, atteignant parfois 10 mètres. C’est une magnifique performance qui fait autant d’honneur au pilote qu’à Gabriel Voisin qui a construit l’appareil et au moteur Gnôme dont c’est la première révélation éclatante à Reims-Bétheny.
Au moment où Paulhan atterrit, Latham part à son tour et couvre un tour de piste avec un de ses appareils. Puis Lefèbvre, Farman, Sommer prennent leur essor. Ce dernier s’offre une petite excursion au-dessus des populaires, - ce qui lui vaut, le lendemain, une amende des Commissaires sportifs. A un moment, Latham, à 50 mètres de haut, passe au-dessus des deux biplans Farman qui évoluent à quelques mètres seulement au-dessus du sol. C’est bien la vision d’un avenir qu’on n’aurait pas osé rêver, il y a quelques mois.
Cette journée qui menaçait d’être manquée se termine par une heure de calme. Blériot en profite pour faire une tentative sur le Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) et reprend brillamment le record avec 8 minutes, 4 secondes, battant de 30 secondes le temps établi la veille par Curtiss.
Enfin, à la nuit presque tombante, Lefebvre part, et avec une maîtrise prodigieuse évolue pendant quelques minutes entre les tribunes et la cabane des chronométreurs. Cette fois, ce n’est plus la course rapide en ligne droite, c’est bien le vol gracieux, les courbes capricieuses de l’oiseau, - like a bird, selon le mot du maître Wilbur Wright.
Paulhan bat les records du monde
C’est la journée de Paulhan qui bat le record du monde de distance sur son biplan Voisin, moteur Gnôme.
La matinée est menaçante. Le prince Albert de Belgique arrive de bonne heure et visite longuement les hangars. Les concurrents ne se hâtent pas de prendre le départ, car on leur a laissé toute latitude de le faire jusqu’à 5 heures du soir. Le vent souffle très irrégulièrement, et qui fait plusieurs vols impressionne beaucoup le public, qui veut partir malgré tout, ne peut franchir la zone dangereuse du village de Reims-Bétheny. Il brise complètement son biplan Voisin, mais s’en tire avec quelques égratignures. Comme cette panne définitive a lieu à trois kilomètres des hangars, un artilleur du service d’ordre lui prête son cheval et nous le voyons revenir au grand trot, sain et sauf.
Vers 3 h 45, il prend son départ. Nous le savons parti avec 65 litres d’essence et décidé à tout tenter pour un vol de longue durée. Le vent est presque aussi violent que la veille, le ciel est chargé de gros nuages noirs, sur lesquels se découpe la silhouette blanche du biplan qui lutte contre les caprices de la brise. Mais il couvre régulièrement ses tours ; en voici un, deux, trois… cinq… dix… Le public devient vraiment fiévreux, haletant. On se croirait sur un hippodrome, à une de ces minutes solennelles où se courent les grandes épreuves qui provoquent des millions de francs de paris, – mais ici ce n’est pas l’âpre désir du gain, c’est seulement la belle griserie du sport qui transporte cette foule. Enfin, après son treizième tour, nous le voyons se poser doucement, tout près de l’endroit où Fournier a capoté.
Les Commissaires sportifs sautent aussitôt en automobile pour aller planter un jalon à l’endroit précis et je les accompagne. Nous trouvons Paulhan radieux, ayant brûlé jusqu’à sa dernière goutte d’essence, avec un moteur parfaitement froid et tout en si bon ordre qu’il décide de rentrer tout de suite à son hangar. Le temps de revoir quelques tendeurs, de remplir un réservoir, de rouler l’appareil en haut d’un champ propice et le voilà faisant route vers les tribunes devant lesquelles il s’arrête. La foule l’acclame, on le porte en triomphe, les tziganes du buffet entament une vigoureuse Marseillaise. Je crois bien que ce jour-là, pour la première fois en France, je vis un public ordinaire vraiment empoigné par un spectacle sportif et n’essayant pas de cacher son émotion sous cette vilaine ironie dont nous usons chez nous en pareille circonstance.
Le résultat officiel pour le Grand Prix de Champagne de la Distance était : 131 kilomètres en 2 heures 43 minutes. Le record appartenait à Wilbur Wright avec 104 kilomètres en 2 heures, 2 minutes. Entre-temps, Latham avait fait plusieurs vols très impressionnants avec ses divers appareils, dont un de 30 kilomètres, en 32 minutes.