Latham bat les records du Monde
C’est la journée de Latham. Le matin, sur son appareil n° 13, il couvre 70 kilomètres en une heure : à deux heures, il repart avec le n° 29 et commence à tourner régulièrement. Mais le vent augmente peu à peu, atteint par moments 8 à 10 mètres, puis un orage éclate, le tonnerre gronde, rien ne l’arrête. Bientôt le soleil luit à nouveau et un brillant arc-en-ciel se détache autour de l’admirable oiseau qui vole docile entre les mains du roi des pilotes. C’est cette scène qui restera gravée d’une façon inoubliable dans la mémoire de tous. C’est celle qui a inspiré le dessinateur dans la couverture de cet ouvrage. De l’aveu général, le monoplan de Levavasseur est le seul appareil qui donne vraiment l’impression d’un être vivant, d’un fantastique oiseau de proie.
Puis, il faut reconnaître que Latham jouit d’une popularité extraordinaire et bat sur ce point tous les records. Chacun sait que c’est uniquement par dilettantisme que ce jeune et riche sportsman s’est consacré à l’aviation. De plus, une sorte de malchance semble s’acharner après lui et lui ravir toujours le triomphe suprême à l’instant où il va l’atteindre. Sa double tentative de traversée de la Manche l’a couvert d’une gloire égale à celle de Blériot. Il faut l’avoir vu, aux tribunes, suivi d’un long cortège d’admiratrices sollicitant sa signature sur une carte postale, pour comprendre comment on peut être l’idole d’une foule…
Aussi, l’on devine quel pouvait être l’enthousiasme de la foule en lui voyant atteindre et dépasser le record établi la veille par Paulhan. Lorsqu’il s’arrêta au bout de 2 heures, 18 minutes, ayant épuisé sa provision d’essence, il avait couvert 154 kilomètres et avait les meilleures raisons de croire que le record ne serait plus battu avant la fin de la semaine.
Ce grand triomphateur est un modeste, contrairement à ce que des grincheux supposent. Lorsqu’il quitta la cabane des chronométreurs dans les 40 chevaux de mon ami D…, qui faisait ce que nous appelions « le service des records du monde » et chargeait follement dans les laboures et les avoines mûres pour aller rejoindre les vainqueurs, il insista pour revenir tout droit à son hangar afin d’essayer de se dérober aux ovations ! De même, je ne l’ai jamais vu accueillir les félicitations autrement qu’en reportant tout le mérite de ses exploits sur les appareils de M. Levavasseur. N’empêche que ce dernier peut s’estimer heureux d’avoir un tel pilote !
Cependant le record de Latham est à peine établi qu’il est mis en danger par le comte de Lambert, sur biplan Wright. Son appareil est un peu moins rapide que celui de Latham, puisqu’il couvre les 100 kilomètres en 1 heure, 41 minutes au lieu de 1 heure, 28 minutes, mais il marche avec la même régularité. Malheureusement l’essence lui fait défaut au cent-onzième kilomètre.
La fin de cette belle journée est gâtée par un accident. Déjà Rougier, sortant des palissades, est venu tomber, heureusement sans atteindre personne, au milieu du public non payant. A 6 heures ½, Blériot, sur son gros monoplan muni d’un moteur E.N.V. de 50 chevaux, essaie d’enlever pour le Prix Veuve Clicquot des passages, M. Rath, Ingénieur de la Maison E.N.V. Il arrive à la hauteur des Tribunes quand il est gêné par une file de dragons et, par suite d’une fausse manœuvre, vient en roulant sur le sol défoncé la palissade derrière laquelle se presse le public de l’enceinte des tribunes. Le monoplan pivote et se dresse. Après un moment d’angoisse terrible, on constate que personne n’est blessé et M. Blériot et M. Rath se dégagent des débris de l’appareil dont l’avant est fortement endommagé et à la réparation duquel on va être obligé de travailler toute la nuit et toute la journée du lendemain.
Je ne cite pas pour cette journée, pas plus que pour les autres, tous les essais auxquels procédaient les aviateurs tels que Bunau-Varilla, Ferber, Legagneux, Cockburn, Gobron,etc. En réalité, il y avait presque toujours en piste deux ou trois appareils différents et le public ne se lassait pas de les admirer et de les saluer de ses applaudissements.
Le Concours de Sphériques. (jeudi 26 août)
Notre Programme comportait un Prix Mumm des AÉRONATS (ballons-dirigeables) que nous y avions placé surtout pour être agréables aux membres de l’Aéro-Club. Elle aurait pu nous être utile pour remplir une journée de vent. Ce ne fut pas le cas. Telle quelle, elle constitua néanmoins un numéro attrayant, car c’est toujours un beau spectacle que de voir partir, presque simultanément, une douzaine d’aérostats. La foule était nombreuse et acclama en particulier M. Alfred Leblanc, accompagné de Mme Blériot et Surcouf. L’épreuve consistait en un Concours d’Atterrissage, dont le vainqueur hors série, il est vrai, – fut notre collègue M. Mazzuchi, parti seul dans un petit aérostat de 350 mètres. C’était, d’ailleurs, M. Mazzuchi qui avait eu à lui tout seul toute la peine de l’organisation matérielle. Il avait fallu, en particulier, pour les canalisations de gaz, exécuter des travaux importants sur la place du Boulingrin où avait lieu le départ, au milieu de la ville. Rien ne laissait à désirer et tous les pilotes se déclarèrent enchantés.
Farman bat les records du Monde
La journée de la finale du GRAND PRIX DE CHAMPAGNE de la distance fut une des plus belles de la semaine. Le temps était délicieux, le vent faible, tous les services bien entraînés fonctionnaient désormais seuls et avec une quasi-perfection. Le public ravi marchait d’étonnement en étonnement.
Au point de vue sport, ce devait être une des plus marquantes. La formule de la course échelonnée sur plusieurs jours, avec faculté de renouveler sans limite ses tentatives, est nouvelle. Elle a été créée pour l’aviation encore en enfance et je la trouve très intéressante, car elle laisse une large place à la tactique ; or, la tactique est la plus belle manifestation de ces qualités morales que donne la pratique des sports, et entre deux athlètes quels qu’ils soient, la faveur du public éclairé ira toujours à celui qui gagne moins avec ses moyens physiques qu’avec sa science.
En ce qui concernait notre Prix GRAND PRIX DE CHAMPAGNE de Distance, il était clair que tout avantageait l’aviateur partant au dernier moment, en sachant quelle distance il avait à battre, puisqu’il lui suffirait de dépasser cette limite et qu’aucun de ses concurrents ne pourrait plus lui ravir le prix.
Le danger était que le mauvais temps ne survint au dernier jour. Mais précisément c’était un élément nouveau à introduire dans la tactique de la course en aéroplane.
J’ai entendu quelques personnes se plaindre de ce que, en aviation, les circonstances atmosphériques faussaient les résultats. Je ne suis nullement de cet avis. C’est au contraire un attrait de plus et un intérêt supplémentaire. Est ce que dans les courses de yacht à voiles, dans les rades à courants, chaque skipper ne cherche pas à tirer parti de ceux-ci ? Ce sera un bienfait de l’aviation que de prendre les terriens plus observateurs des phénomènes si capricieux de l’atmosphère. N’est ce pas déjà une très sérieuse qualité dans le nombre de sports : chasses et pêches diverses, alpinisme, etc.
Tout concourt dont à faire de la victoire de Farman un grand succès, infiniment mérité et qui fut accueilli avec un profond enthousiasme. Ce fut la récompense de trois années d’un travail personnel, patient et opiniâtre, le triomphe de cette école – que je crois la bonne, – qui obtient tout de l’expérience et de la mise au point. Chacun applaudit à cette victoire d’un homme sympathique et modeste entre tous.
Mon seul regret c’est qu’un accident regrettable soit venu nous priver d’un beau duel entre Farman et Paulhan. Celui-ci avait augmenté la capacité de son réservoir d’essence et son appareil devait avoir une surcharge de près de trente kilos sur son poids du mercredi. Comme l’on disait au quartier des hangars – l’expression est aujourd’hui courante, – il se « décollait » difficilement. Vers midi, il semblait avoir pris un bon départ et se tenait déjà à quelques mètres du sol quand survint Delagrange qui se préparait à traverser la piste pour rejoindre son hangar. Paulhan voulut atterrir et coupa l’allumage, mais le remous causé par l’hélice de Delagrange fit basculer son biplan et brisa sur le sol l’extrême de l’aile gauche et le gouvernail de profondeur. L’avarie était peu grave, mais irréparable dans la journée.
Dans l’après-midi, presque tous les appareils prirent plusieurs départs. M. Millerand, Ministre des Travaux Publics, passa toute la journée sur le Champ d’Aviation et il fut plus favorisé que ne l’avait été le Président de la République, car Blériot, Latham, Sommer, Delagrange, Curtiss, Rougier, Lefebvre, couvrirent bon nombre de tours de piste. Le Colonel Renard évolua longuement au-dessus des spectateurs, ainsi que le Zodiac, dirigeable de cube plus petit et moins rapide, mais qui, piloté par le comte de La Vaulx, fit preuve d’une parfaite maniabilité. Farman tourna régulièrement depuis 4 heures 15, jusqu’à 7 heures 30 du soir, heure à laquelle cessait le contrôle sportif. Il avait alors couvert 180 kilomètres, il fit encore un tour dans la nuit, se guidant sur les pylônes éclairés par des projecteurs et, au 190 kilomètre, il descendit exactement en face du buffet des tribunes, au milieu des acclamations enthousiastes du public.
J’ai dit avec quel plaisir cette brillante victoire avait été accueillie par tous. Elle venait corroborer celle de Paulhan, puisque les deux aviateurs avaient confié leurs chances au moteur Gnôme. Celui-ci est, comme l’on sait, un moteur rotatif dont les cylindres en étoile tournent avec l’hélice et sont refroidis par l’air. Le principe ingénieux en était connu depuis longtemps, mais il avait la valeur des inventions sur le papier : zéro. La Société des Moteurs Gnôme a su réaliser une pièce mécanique qui est une merveille d’usinage et de mise au point et son moteur, aujourd’hui, tient franchement la tête de tous les types spéciaux créés pour l’aviation. Les moindres détails en sont remarquables. Le type employé à Reims par Farman, Paulhan, Cockburn, Bunau-Varilla était un 50 chevaux à 7 cylindres de 110 d’alésage, pesant nu 76 kilos. Nous attendons avec impatience l’apparition du 14 cylindres 100 chevaux, qui ne doit peser que 100 kilos !
- Extrait Presse « Ouest-Eclair »
Comment la France perdit la coupe Gordon-Bennett
On sait comment a été fondée la Coupe Challenge interclubs d’Aviation. M. Gordon-Bennett l’a confiée à l’Aéro-Club de France pour la faire disputer, pour la première fois en France en 1909, entre tous les pays qui avaient le droit de se faire représenter chacun par trois pilotes. Nous avons vu comment les éliminatoires françaises avaient désigné Blériot, Latham et Lefebvre. L’Angleterre n’avait qu’un représentant, Cockburn, sur biplan Farman ; les Etats-Unis, un seul aussi, Glenn Curtiss, sur biplan Herring-Curtiss, entièrement construit en Amérique.
Pour la masse du public cette épreuve est passée presque inaperçue à cause du petit nombre de concurrents, et on y attaché peu d’importance. En fait, pour les initiés, elle était d’un intérêt extrême et nous devons ressentir vivement une défaite qui n’aurait pas dû se produire.
Le programme qui avait été fixé par l’Aéro-Club de France comportait un parcours de 20 kilomètres, mais chaque appareil n’avait droit qu’à une tentative et la course devait avoir lieu un seul jour entre dix heures du matin et cinq heures du soir. C’était là un règlement audacieux, mais qui put être suivi parce que le temps était magnifique le samedi matin. A dix heures, il n’y avait pas un souffle de vent.
Nous savions tous que, sauf incidents de course, la Coupe ne pouvait échapper à Blériot ou à Curtiss. Leurs deux appareils étaient les plus rapides et à diverses reprises, ils s’étaient repris l’un à l’autre le record du de la vitesse sur dix kilomètres. (Prix Pommery du Tour de Piste 10 km de vol d’une traite).
Le samedi matin les meilleurs temps de chacun étaient 8 minutes, 4 secondes pour Blériot, et 8 minutes, 9 secondes pour Curtiss.
Malheureusement, l’appareil n° 22 avec lequel ce temps avait été fait par Blériot eut le jeudi soir l’accident que l’on a vu. Il fut réparé merveilleusement bien et vite ; mais il n’en est pas moins vrai que, pendant ces deux jours, on n’avait pu travailler à la mise au point du moteur. Blériot, par contre, en avait profité pour supprimer une partie de sa voilure dont l’excédent devenait nuisible dans une épreuve de vitesse et de ce fait on devait s’attendre à voir le monoplan gagner quelques mètres par seconde. Du coup il renonçait à courir le Prix Veuve Clicquot des Passagers qui avait lieu le même jour. C’était un sacrifice de 10 000 francs de la part de M. Blériot, car son appareil avait déjà volé avec deux personnes et si Farman en fit autant, il aurait certainement été battu comme vitesse. D’ailleurs, M. Blériot, que l’on s’est généralement étonné de ne pas voir emporter plus de prix, ne s’était pas caché, dans toutes les conversations, de n’être venu à Reims que pour la Coupe. Il était cent fois en droit d’espérer l’emporter et les chances de la France entre ses mains étaient certes entre celles du champion le plus digne de la représenter. Sur le papier, comme on dit, il devait gagner et pourtant il a été battu.
Je n’ose dire « par sa faute », tout l’intérêt du sport tient justement dans cette part d’aléa qu’il comporte toujours et qui fait qu’au cours d’une épreuve, quelle qu’elle soit, course, match, assaut, on ne doit jamais perdre courage, mais se cramponner avec une ténacité de bouledogue.
Mais si nous ne pouvons faire de reproches à notre champion, combien il faut pourtant admirer son adversaire !
Ah ! L’habile homme ! Qu’il est bien de cette école américaine qui produit actuellement les plus puissants athlètes du monde par sa science de l’entraînement et son sentiment exceptionnel de la forme.
Je ne voudrais pas pousser trop loin une comparaison spécieuse, mais n’est-il pas exact d’avancer que le biplan de Curtiss est arrivé en forme, c’est à dire avec le maximum de préparation possible à la minute voulue et pour une épreuve déterminée ?
L’Américain avait annoncé hautement qu’il ne participerait à aucun concours de durée. Songez que pendant ces huit jours il n’a pas pris un faux départ, n’a pas touché le sol ailleurs que dans un rayon de 150 à 200 mètres autour de son hangar !
Moins connu et moins populaire que Wilbur Wright, il m’en est apparu comme le digne rival et comme un admirable modèle à offrir, sur bien des points, à certains de nos aviateurs un peu turbulents et désordonnés. Certes, son appareil est merveilleux, mais l’homme lui-même a été pour beaucoup dans le succès.
. A dix heures du matin la vitesse du vent était nulle. Le soleil chauffait fortement la terre humide au dessus de laquelle on voyait les ondulations caractéristiques de l’air ascendant. Curtiss était prêt pour cette minute là. Il partit avec sa sûreté habituelle. Je remarquai que son vol était très sinueux dans la verticale et, à son retour, il me dit n’avoir jamais eu autant de peine à équilibrer son appareil en hauteur. La même observation m’a d’ailleurs été communiquée plusieurs fois par M. Farman, qui affirme que dans les chaudes journées d’été, sans aucun vent, il a peine à voler au dessus du Camp de Châlons en Champagne, à cause des tourbillons ascendants. Mais au point de vue du temps pour le Prix Heidsieck & Louis Roederer (record de vitesse), on a tout intérêt à avoir un calme absolu. En effet, la remarque est bonne à faire une fois pour toutes, un aéroplane ayant du vent contre lui sur un côté de la piste ne compense nullement cet inconvénient en l’ayant pour lui sur le côté opposé. (Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas limite, où la vitesse du vent étant égale à celle de l’aéroplane, celui-ci n’avance plus du tout sur un des côtés, et théoriquement le temps du tour de piste devient dans ce cas infini.) Il est facile de calculer que le plus faible vent appréciable, 3 mètres à la seconde, soufflant dans le sens du grand côté, soit 3 750 mètres, faisait perdre 6 secondes au tour à un appareil faisant 22 mètres à la seconde comme ceux dont il s’agit. Encore, je néglige l’effet de la dérive transversale sur le petit côté. Or, Curtiss, dans un moment de calme, le matin, a battu Blériot, pour la Coupe, de 6 secondes sur deux tours, et Blériot, le calme du soir venu, a battu Curtiss de 2 secondes à peine sur le Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite).
. On voit l’importance capitale de cette question pour le Prix Heidsieck & Louis Roederer des épreuves de vitesse.
Je disais donc que Curtiss sut profiter du moment propice pour établir d’abord un tour de piste en 7 minutes, 55 secondes, ce qui battait de 9 secondes le record détenu par Blériot !
On juge de notre émotion fiévreuse, autour de la loge des Chronométreurs, lorsque l’Américain repartit quelques minutes après, pour la Coupe. Allait-il, pour la première fois connaître la panne dans la seule épreuve où elle perdait tout ? Mais non, The Golden Fly, comme était baptisé le rapide biplan, prit son vol avec une merveilleuse facilité, couvrit son premier tour en 7 minutes, 57 secondes et le second en 7 minutes, 53secondes, ce qui battait son propre record. Le temps total était de 15 minutes, 50 secondes.
Qu’allait pouvoir faire Blériot ? Déjà une brise légère commençait à se lever. Notre champion était là, attendant anxieusement les temps de Curtiss. Dès qu’il les connut, il partit pour son hangar et prit le départ pour un tour de piste. Au même moment Curtiss arrivait à la Cabane des Chronométreurs avec M. Corthland Bishop et je pense que tous nous avions la même émotion en suivant des yeux le vol de Blériot. Dans leur loge vitrée, les quatre Chronométreurs officiels semblaient avoir pris une majesté soudaine… nous regardions sautiller l’aiguille de nos compteurs d’automobiles… Voici cinq, six, sept minutes…, le monoplan approche, on voudrait le pousser, l’attirer avec ses regards, avec son désir ; 7 minutes, 20 secondes, il vire, 7 minutes, 40 secondes, 7 minutes, 50 secondes, il coupe la ligne sans que nous puissions juger nettement. Les Chronométreurs calculent fiévreusement, l’un deux ouvre la porte que nous respections et nous crie : 7 minutes, 48 ! Donc Blériot est plus vite que Curtiss, il va gagner la Coupe. Je cours vers Curtiss, lui jetant : « Seven forty-eight ! » C’est la seule fois où j’ai vu un léger nuage passer sur cette face si calme. Il ne dit pas un mot. « Que voulez-vous, me dit simplement M. Bishop, c’est la loi de la guerre, nous sommes battus ! » Hélas ! Au même moment, on annonce que dans sa hâte le Chronométreur qui a parlé s’est trompé de 10 secondes et que le temps est de 7 minutes, 58 secondes, c’est-à-dire moins bon que celui de Curtiss. Blériot ne se décourage pas, il sait qu’il peut, qu’il doit faire mieux, il fait rentrer son appareil au hangar et on y travaille jusqu’au soir.
L’après-midi fut remplie par des essais divers et par les évolutions des deux dirigeables. Les concurrents de la Coupe Gordon-Bennett attendaient le calme du soir, mais à 4 h 45 il fallut prendre leur départ. Latham fit un bon temps avec 17 minutes, 32 secondes ; Lefebvre, qui avait été obligé de remonter un vieux moteur, ne pus faire que 20 minutes, 47 secondes, terminant péniblement avec des ratés. D’après ses temps précédents, il aurait pu espérer faire 18 minutes environ.
Vers cinq heures, Blériot se met en piste pour la Coupe. Cette fois, c’est le moment critique. Son départ est excellent et il serre bien ses virages. Son premier tour est fait en 7 minutes, 53 secondes 1/5, alors que le meilleur tour de Curtiss était de 7 minutes, 53 secondes 2/5. Allons-nous gagner ? L’émotion redouble. Curtiss est là avec M. Corthland Bishop, le frère de celui-ci et ses deux bons types si cocasses de mécanos yankees… Le gros monoplan passe avec son bruissement caractéristique ; il atterrit. Blériot abandonne son appareil et accourt… On guette les Chronométreurs. Enfin la porte s’ouvre et le verdict tombe des lèvres de l’un deux : « 15 minutes, 56 secondes. » Curtiss est vainqueur par 6 secondes. Blériot, navré, nous raconte qu’au second tour il a entendu quelques ratés et a un peu étranglé les gaz pour les faire cesser… C’est ce qui l’a perdu…
Alors, avec ce respect professionnel qu’après des années les gens de mer gardent pour les couleurs de tous les pays, je hissai lentement au mât de signaux un pavillon américain, et les quatre hommes qui avaient poussé un joyeux « Hurrah ! », regardaient avec émotion les Stars and Stripes qui montaient sur cette plaine où ils venaient de vaincre. Le public français n’a compris pas tout ce qu’avait de beau ce triomphe d’un homme isolé, venu de si loin, avec un seul appareil, dans un pays dont il ne connaissait rien. Je sais bien que Curtiss était accompagné de M. Corthland Bishop dont le frère, M. David W. Bishop, séjourne plusieurs mois par an près de Reims, où il compte de nombreuses amitiés, et qu’ainsi Curtiss n’était pas tout à fait perdu en Champagne. N’importe, j’aurais aimé que le public français accueillit plus chaleureusement cette loyale victoire. Mais le coup était trop sévère ; puis, nous n’avons pas oublié les mauvais jours de Dieppe : Nazzaro en 1906, Lautenschlager en 1907… Il est dur, avec notre situation en fait d’aviation, de débuter par une défaite. Nous nous en consolerons avec ce mot de Blériot, qui se contenta de dire :
La Coupe est perdue. A l’année prochaine ! Nous irons la reprendre !
Le Prix Veuve Clicquotdes passagers ne réunit que peu de concurrents. Le public eut cependant le spectacle impressionnant du biplan Farman portant au total trois personnes et couvrant le Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) en 10 minutes, 39 secondes. Lefebvre fit exactement le même temps sur son Wright, mais avec un seul passager.
La fin de la journée devait être marquée heureusement par un exploit de Blériot qui constituait une belle revanche de sa défaite dans la Coupe. A 6 h 25, par un calme absolu, il couvrait à nouveau un Prix Pommery du Tour de Piste (10 km de vol d’une traite) en 7 minutes, 47 secondes 4/5, battant Curtiss de 1 seconde 3/5. Une fois de plus, la dernière, la boule blanche monta au mât de signaux : Record battu !
Ce dernier chiffre devait subsister comme record du monde de vitesse. Il représente 77 kilomètres à l’heure, mais en tenant compte des virages la vitesse réelle dépassait certainement 80 kilomètres.
Concours du Prix MOËT & CHANDON de l’Altitude
Le dernier dimanche vit le triomphe populaire du 1er meeting d’avions du Monde en Champagne. On trouvera ailleurs des chiffres précis qui donneront une idée de ce que fut l’envahissement de la ville de Reims et de notre Aéropolis.
Dès le matin, non seulement toutes les enceintes étaient remplies, mais le long des palissades se massait une foule paisible et gaie sous le clair soleil. Nous n’avons jamais cherché, d’ailleurs, à priver la masse de la population rémoise du beau spectacle que nous pouvions lui offrir grâce à la générosité des souscripteurs. Quiconque jugeait nos prix d’entrée trop élevés pour sa bourse, n’avait qu’à prendre place le long de la clôture, et le Comité a payé sans trop de regrets les dégâts importants commis par ce public.
Nous avions institué une épreuve supplémentaire pour le dernier jour, afin de récompenser les aviateurs qui se mettraient en piste sans espoir de gagner un des prix du Programme. Cette nouvelle épreuve dotée d’un premier prix de 2 000 francs et d’un second prix de 1 000 francs, comportait en outre une prime de 5 francs par kilomètre parcouru, prime qui devait être versée à l’équipe des mécaniciens de l’appareil, d’où le nom de Prix des Mécaniciens.
Cette journée était la dernière du Prix Heidseick & Louis Roederer – de la Vitesse sur 30 km.
De bonne heure, Blériot prit un départ, il avait déjà atteint l’extrémité de la piste lorsqu’on vit soudain son appareil s’abîmer sur le sol dans un nuage de fumée. Une automobile d’ambulance ramenait bientôt l’aviateur assez grièvement brûlé et on apprenait que son appareil avait été complètement anéanti par l’incendie survenue d’une façon inexplicable.
Vers onze heures, un autre accident détruisit en partie le biplan de M. Bréguet, mais sans accident de personne sérieux, fort heureusement.
Après midi, Curtiss accomplit les trois tours de piste du Prix Heidsieck & Louis Roederer – de la Vitesse sur 30 km en 23 minutes, 29 secondes, ce qui lui assurait le premier prix, malgré une pénalisation de 1/10e pour n’avoir pas pris le départ les deux premiers jours.
Latham fit deux tentatives dont une en 26 minutes, 33 secondes, temps voisin de celui de Curtiss, comme on le voit. Il gagnait le deuxième prix.
De Lambert fit également un bon essai, mais sans battre son temps du premier jour. Les trois biplans Wright prirent, dans cette épreuve, les troisième, quatrième et cinquième places, respectivement en 28 minutes, 59 secondes et 29 minutes, 2 secondes. Il faut admirer sans réserves un tel résultat qui prouve la parfaite régularité de ce type.
Pendant ce temps, la plupart des appareils volaient, comme je l’ai dit, pour le Prix des Mécaniciens. Deux débutants prirent brillamment, Bunau-Varilla, la première place avec 100 kilomètres, et Rougier, la seconde place avec 90 kilomètres, tous deux sur biplan Voisin. Le Colonel Renard et le Zodiac accomplirent chacun les 50 kilomètres du Prix des Aéronats.
Enfin, pour clore cette inoubliable journée, nous avons eu la véritable apothéose de cette pièce féerique qui s’était déroulée pendant huit jours, au milieu d’un enthousiasme sans cesse croissant.
Farman, qui avait si brillamment gagné le GRAND PRIX DE CHAMPAGNE de la distance et le Prix Veuve Clicquot des Passagers avait annoncé sa ferme intention d’étonner, dans le Prix de la Hauteur, un public qui le plaisantait gentiment sur sa prudence. Ne l’avait-on pas surnommé le « rase-mottes » ? (Au moins les Anglais disent plus gracieusement de certains purs-sangs, a daisy-cutter.) Bref, au milieu de l’admiration générale mêlée d’un sentiment nouveau d’angoisse, le sympathique champion atteignit une hauteur de 110 mètres, mesurée d’après le procédé que je décrirai au troisième chapitre.
Mais, comment rendre l’impression donnée par Latham qui le suivit immédiatement et monta jusqu’à 150 mètres ? Je crois que le mot le plus caractéristique est celui que j’ai entendu si souvent pendant ces huit journées d’abord, et ensuite dans les conversations qui s’y rapportaient : « C’était fantastique ! » Oui, c’était bien là le terme qui convenait : Fantastique. Et plus fantastique, plus irréelle que tout ce nous avions vu au cours de notre Semaine, fut cette vision qui la clôtura : la silhouette de l’Antoinette se découpant sur le cercle énorme et rose de la pleine lune à son lever.
C’était une de ces exquises soirées du court été champenois, qui sont précédées de splendides couchers de soleil. Toute cette foule cosmopolite se sentait pénétrée du charme si particulier que possède à cette époque notre pays rémois. Certes, nous en avons tous vu cent autres plus pittoresques, plus brillants : la mer, la montagne, la grand Paris, tout cela est bien près de nous. Néanmoins, nous aimons cette petite patrie d’une affection spéciale. Aussi avons-nous été très heureux de pouvoir y attirer des visiteurs étrangers, et nous espérons qu’ils en garderont tous un bon souvenir. Les éloges et les remerciements que nous avons reçus de toutes parts nous ont bien payés de la peine que nous nous étions donnée…
Rarement banquet fut plus gai que celui offert le lundi 30 août, par le Comité aux Aviateurs, à la Municipalité, à l’Aéro-Club et à la Presse Française et étrangère, c’est-à-dire, en somme, à tous ceux qui avaient collaboré à son splendide succès et que notre Président passait en revue dans le toast suivant :
MESSIEURS,
Maintenant que le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne est terminé, je voudrais remercier en quelques mots tous ceux auxquels nous devons son succès. Tout d’abord, merci aux aviateurs, les performances qu’ils ont accomplies au champ de l’Aviation sont magnifiques et dépassent tout ce que l’on peut espérer que l’on aurait imaginé. Ils ont battu tous les records et l’on peut dire que, grâce à eux, la locomotion aérienne va rentrer prochainement dans le domaine pratique. Aux aviateurs, associons les constructeurs au génie desquels nous devons ces merveilleux engins, qui vont permettre à l’humanité de satisfaire le désir caressé par elle depuis des milliers d’années, de s’élever dans les airs, qui permettront aux poètes de ne pas s’envoler seulement sur les ailes du rêve.
Je veux remercier aussi tout particulièrement la Commission Aérienne Mixte dont le Président, M. Loreau, est au milieu de nous, ainsi que les trois commissaires sportifs désignés par l’Aéro-Club de France, le Comte G. de Castillon de Saint-Victor, MM. Edouard Surcouf et Paul Rousseau, qui ont su mener à bien la tâche redoutable d’assurer l’organisation et le contrôle d’épreuves aussi grandioses.
Nous avons également une dette de reconnaissance à acquitter envers tous les pouvoirs publics qui, soit à Paris, soit au département, soit à la Ville, nous ont facilité notre tâche ; envers les autorités militaires dont le service d’ordre a fait l’admiration de tous (et nous associons ici dans une même pensée de reconnaissance tous ceux qui ont pris part au service d’ordre) ; envers l’administration des Postes et des Télégraphes qui a fait un véritable tour de force en faisant momentanément de la plaine de Reims-Bétheny le centre de l’immense réseau télégraphique qui enveloppe la terre comme un gigantesque système nerveux ; envers les représentants de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est qui n’en a pas accompli un moindre, en créant les services spéciaux qui ont amené à Reims des centaines de mille de voyageurs.
Enfin, merci à la Presse. Je suis heureux, MESSIEURS, de pouvoir vous rendre ce public témoignage de reconnaissance. Je suis heureux d’avoir cette occasion de constater que la Presse ne ménage jamais son concours lorsqu’il s’agit de faire triompher une belle et noble cause à laquelle l’avenir du pays tout entier est intéressé.
Que tous ceux qui ont collaboré à notre œuvre, à un titre quelconque, reçoivent ici l’expression de mes remerciements. La liste en est trop longue pour que je puisse les énumérer tous et je les prie de nous en excuser.
Pour terminer, je vais répondre à la question que tous me posent depuis quelques jours, c’est à dire : Recommencerons-nous ? – Eh ! Bien, MESSIEURS, malgré l’adage « non bis in idem », nous recommencerons. Qu’on se le dise ! Les fêtes auxquelles nous venons d’assister ont été trop belles pour que nous ne fassions pas tous les efforts pour les renouveler. Nous n’oublierons pas le spectacle merveilleux des aéroplanes se profilant sur le ciel embrasé par l’incendie du soleil couchant ou virant au-dessus de ce merveilleux décor qu’est la Ville de Reims groupée autour de sa cathédrale. Il faut que l’on puisse contempler à nouveau ces étonnantes visions d’art et de science que notre pays a le privilège d’être le plus apte que tous à pouvoir offrir.
Je bois à la santé de tous ceux qui contribuent au développement de l’Aviation, en leur souhaitant à tous de réussir dans leur glorieuse carrière pour le plus grand honneur de la France et de l’humanité.
M. Langlet, Maire de Reims, Président d’Honneur, prit la parole en ces termes :
MESSIEURS,
Il y a huit jours nous étions réunis ici anxieux de ce que le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne réservait aux aviateurs dans cette grande lutte qui est devenue une grande fête.
Les éléments, comme s’ils se révoltaient à l’avance contre l’envahissement que vous préméditiez de leur domaine incontesté, se montraient hostiles, au point que votre admirable organisation semblait menacée d’un désastre. Au lieu de cela, c’est le triomphe. A peine l’orage s’était-il abattu sur les chemins transformés en fondrières, qu’un rayon de soleil apparut, et que le calme se fit dans l’atmosphère limpide où s’élevèrent, comme échappés d’une volière géante tous les oiseaux qui pendant huit jours, allaient nous émerveiller de leur audace et de leur grâce. Je n’aurai garde de tirer aucune conclusion de ces épreuves chaque jour plus émouvantes, dont les techniciens et les savants discuteront les mérites. Qu’il me suffise de témoigner, au nom de la Ville de Reims, toute la gratitude pour le spectacle inoubliable que vous lui avez procuré. Vous avez attiré sur notre vieille cité champenoise l’attention du monde entier. De tous pays sont venus pour votre œuvre des témoignages d’étonnement d’abord, d’admiration ensuite et votre fête se termine au milieu de l’enthousiasme des foules confondues dans le même sentiment. Ouvriers et capitalistes, artisans et penseurs, industriels et hommes d’Etat, tous, les yeux tendus vers l’horizon où vous portez vos ailes, confondaient ensemble leur esprit et leur cœur.Merci encore de ces grandes émotions qu’ensemble nous avons ressenties. Elles ne peuvent que rendre l’homme meilleur et profiter à la fois à la science et à l’humanité.
M. Loreau, Président de la Commission Aérienne Miste, prit ensuite la parole dans une improvisation pleine de verve où il sut trouver un mot charmant pour chacun. M. le Comte de la Vaulx remercia au nom de l’Aéro-Club de France, M. Roger Wallace au nom de l’Aéro-Club d’Angleterre, M. Corthland Bischop au nom de l’Aéro-Club d’Amérique, M. Frantz Reichel au nom de la Presse, M. Latham au nom des Aviateurs.
Au moment où on allait se lever de table, M. Manoury annonça que le prix de 10 000 francs offert par le Petit Journal était attribué à M. Latham, pour son style et la beauté de ses vols.
Une suprême salve d’applaudissements accueillit cette nouvelle et la séance fut levée. Avec elle le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne était terminé et bien terminé. Dès le lendemain, les démolisseurs s’emparaient d’Aéropolis et quelques semaines après, les perdreaux et les lièvres pouvaient reprendre possession de ces champs paisibles d’où les avaient chassés la troupe des grands oiseaux créés par l’Homme triomphant.