Aeropolis, comme certains avaient surnommé notre Champ d’Aviation, était bien réellement une ville. Jamais on n’avait eu l’occasion de prolonger aussi longtemps une réunion sportive et les grands circuits si admirablement organisés les années précédentes par l’A.C.F. avaient duré au plus deux jours.
Le problème que nous avions à solutionner était bien différent. Il s’agissait de mettre à la disposition du public une installation où l’on pût passer confortablement huit journées successives. Quant aux concurrents, il nous fallait les loger avec leurs appareils pendant douze ou quinze jours et autant de nuits.
Extrait de Presse - 1909
…/…
A Reims, il régnait une activité fiévreuse. La ville n’avait jamais connu pareille agitation depuis le couronnement de Charles VII par Jeanne d’Arc, cinq siècles auparavant. Dans la plaine de Bétheny, on avait nettoyé des centaines d’hectares de terres à blé pour y édifier une « Aéropolis » - énorme complexe comprenant hangars, tribunes et pelouses pour le public, le long d’une piste rectangulaire de 10 kilomètres. Il y avait :
Extrait du « Petit journal » - Août 1909.
Le cœur d’Aéropolis était la cité des aéroplanes. Elle se composait de trente-cinq hangars où on reconnaissait un plan d’ensemble, mais des moyens d’exécution variés, car certains avaient dû être couverts et clos en quelques jours. Nous aurions voulu offrir à tous les concurrents un abri semblable à nos treize hangars de façade. Ceux-ci, groupés par trois pour éviter le risque d’un incendie général, étaient aux dimensions de quinze mètres sur quinze mètres, bien orientés vers l’est et munis de portes à panneaux se rabattant, excellente disposition que nous avaient suggérée M. Delatouche. Nous pouvions facilement ajouter à ces hangars des chambres de quelques mètres carrés, très propres et à peu près aussi confortables qu’une cabine de bateau. Devant chacun s’étendaient de petites cours fermées d’une palissade, au sol bien roulé.
Malheureusement, le jour de la clôture de nos engagements, le 22 juillet, nous en apportait dix-neuf nouveaux ! Nous décidions donc de construire simplement les charpentes des hangars supplémentaires en bois ou en fer et de les couvrir par des bâches. Limités pour les terrains, nous étions obligés d’orienter une partie des hangars vers le sud. Le mauvais temps nous prouva, quelques jours avant l’ouverture du Meeting, toute l’imprudence de pareils dispositifs et ce fut fort heureux, car nous pûmes éviter tout accident aux appareils et modifier hâtivement nos constructions.
Mais ce quartier, heureusement caché à la vue du public, conserva toujours un aspect misérable de campement de bohémiens, avec ses bâches mal arrimées, ses avenues ravinées, ses hangars dépourvus de portes. La bonne humeur des hommes de Voisin et de Farman sut heureusement s’en accommoder. Toutes les équipes des Voisin se réunissaient dans un des hangars convertis en réfectoire où trônaient deux chefs, porteurs de la traditionnelle calotte blanche. Bon nombre de ces braves gens couchaient sur place, dans les immenses caisses d’emballage qui servent à transporter, sans démontage, les cellules des biplans. La prochaine fois, nous profiterons de notre expérience et si les engagements ne sont pas trop tardifs, nous pourrons loger tout le monde aussi bien que possible.
Cette cité des hangars, que j’appelais irrespectueusement « le Village nègre », était entourée d’une double palissade. Elle eut, en effet, à supporter les assauts d’envahisseurs pacifiques, mais tenaces. Le meilleur talisman pour franchir les barrages de gardiens et de gendarmes était un de ces brassards jaunes réservés au Service des Appareils et dont j’étais le fidèle dépositaire. J’avais fort à faire de les défendre contre les sollicitations des concurrents désireux de posséder le plus grand nombre possible de ces précieux laisser passer. Depuis que j’ai pu me rendre compte ainsi de la ténacité – toute amicale – de certains constructeurs, je ne suis plus surpris que de pareils hommes, après des années de luttes et d’études et cent échecs, aient pu enfin parvenir à réaliser leur rêve ! Plus d’un profane, bien entendu, – plus d’une profane aussi, – réussissait grâce à de très pardonnables complicités, à se glisser dans la cité interdite. Il fallait voir alors avec quelle respectueuse sympathie, surtout aux derniers jours, le visiteur passait la revue de nos grands hommes !
Quel plaisir d’apercevoir au hangar n° 1, Latham, notre Latham, gloire nationale consacrée par la moitié de la France, le côté des dames.
Croyez-vous ? Ces Anglais, qui en feraient un compatriote parce qu’il a un th dans son nom ! C’est abominable !
Mais voici, chaque jour plus réjoui, chaque jour plus épanoui, au fur et à mesure que montent les records de l’Antoinette et l’enthousiasme populaire, le bon M. Levavasseur à la barbe flamboyante. Ah ! La belle revanche, le beau succès ! Et à chaque fois qu’on le complimente Latham ne manque pas de rejeter modestement tout le mérite sur le créateur, sur le père du bel oiseau favori des foules.
A côté, on travaille chez Esnault-Pelterie. Le jour viendra, je n’en doute pas, où nous verrons la lutte des hirondelles rouges d’ici contre les hirondelles blanches du voisin de droite…
Puis, c’est l’enclos Blériot, avec Madame Blériot, souriante, entourée de respect et d’hommages. Voici le grand’homme, toujours un peu grave, le plus souvent en combinaison bleue de motocycliste.
C’est l’uniforme de la maison, adopté par Leblanc, par Delagrange, toujours si flegmatique, travaillant avec ses deux mécaniciens américains, silencieux et actifs, au milieu de la foule de leurs compatriotes, puis celui de Sommer, et c’est, pour terminer la ligne de façade, l’écurie des Wright où la concorde ne régna pas toujours entre administrateurs des diverses sociétés. Mais les discussions restèrent fort courtoises et notre spectateur ignorant se contente d’admirer les biplans dont on essaye le fonctionnement sans s’inquiéter de savoir à qui ils appartiennent. C’est là qu’il peut apercevoir l’infortuné Lefebvre, un des favoris de la foule, Tissandier, le Comte de Lambert, et nombre d’élégants gentlemen… MM. les administrateurs. Par contraste, immédiatement derrière, le brave Henry Farman représente à lui tout seul l’Administration, la Construction et le pilote de sa firme. Peut-être notre promeneur ne le distingue-t-il même pas en tenue de travail au milieu de ses ouvriers. C’est pourtant lui qui recevra un jour un bon gros chèque de 600 000 frs. C’est lui aussi qui notera à son carnet de commandes quelques ordres dont on parlera sous peu.
Enfin, dans cette partie, malheureusement assez négligée comme aménagement et dont je parlais tantôt avec confusion, notre visiteur défile devant la belle réunion des cellulaires de Voisin. C’est le domaine de « Gaby », comme l’appellent ses intimes et le voici qui passe avec sa figure maigre et ses yeux brillants d’intelligence, un bout de ruban rouge sur son bourgeron bleu. Mais ce que notre homme cherche, c’est Paulhan, ce brave et crâne petit pilote qui, avec Latham, est devenu l’idole du public… Seulement, Paulhan, infatigable, est toujours en piste.
… Et dans la cité des hangars s’épaissit la foule des privilégiés. De France, d’Angleterre, de Belgique, Ministres, Généraux, Princes royaux ou grands Seigneurs de l’industrie, puissants Directeurs de ceci ou de cela, Présidents d’une chose ou d’une autre, par centaines ils vont, viennent, s’informent, s’intéressent, émerveillés devant cette révélation de ce qui aurait pu n’être qu’un sport nouveau et où ils sentent, au contraire, devant les résultats obtenus sous leurs propres yeux, la promesse d’une immense industrie qui va naître et peut-être plus tard un bouleversement absolu de toute l’organisation de nos transports.
Si l’installation de certains hangars était un peu frustre, je crois que nul reproche ne pouvait être adressé à celle des Tribunes.
Nous n’avions eu là qu’à suivre les bons conseils de M. René Loysel et à nous en rapporter à l’expérience de M. Delatouche, notre architecte, et de M. Monnier, notre entrepreneur, qui avaient été chargés, les années précédentes, de la construction des Tribunes pour les grands prix de l’Automobile-Club. Elles contenaient environ 3 000 places, dont 2 000 places de loges.
La principale innovation fut la création d’un buffet qui eut la plus grande vogue et contribua beaucoup à assurer notre succès.
Si l’installation de certains hangars était un peu frustre, je crois que nul reproche ne pouvait être adressé à celle des Tribunes.
Nous n’avions eu là qu’à suivre les bons conseils de M. René Loysel et à nous en rapporter à l’expérience de M. Delatouche, notre architecte, et de M. Monnier, notre entrepreneur, qui avaient été chargés, les années précédentes, de la construction des Tribunes pour les grands prix de l’Automobile-Club. Elles contenaient environ 3 000 places, dont 2 000 places de loges.
La principale innovation fut la création d’un buffet qui eut la plus grande vogue et contribua beaucoup à assurer notre succès.
Après ces belles journées d’émotions sportives rien n’était plus délicieux que d’y dîner, sous la lumière des lampes électriques, au milieu des toilettes élégantes, doucement bercé par l’orchestre de Lensen… La plaine immense plongée dans les ténèbres donnait l’illusion d’une plage très calme de la Manche… Dans les hangars clos, plus de bruits. Parfois seulement, sous le flamboiement de deux ou trois grosses lampes, une équipe d’ouvriers affairés se hâtant de réparer les avaries de la journée… Puis les dîneurs eux-mêmes partaient, les lueurs des derniers phares d’automobiles disparaissaient sur la route, les deux cents personnes du service du buffet regagnaient les baraquements spécialement construits pour elles, et Aéropolis s’endormait définitivement, jusqu’au lendemain, sous la surveillance de quelques gardes.
J’ai dit que notre ville avait tous ses services assurés… Par exemple, l’eau nous était fournie en partie par six tonnes faisant la navette avec Reims pour nous amener l’eau de table, en partie par un puits de 30 mètres de profondeur, muni d’une pompe à vapeur et creusé en quelques jours par notre entrepreneur, M. François Valentin.
L’éclairage électrique avait été confié à la Maison Annot qui eut à lutter avec le mauvais temps des dernières journées de l’installation et réussit néanmoins, à force de bonne volonté, à nous donner toute satisfaction. Il comprenait une locomobile à vapeur de soixante chevaux qui alimentait environ cinquante lampes à arc et plusieurs centaines de lampes à incandescence, dont M. Annot augmentait sans cesse gracieusement le nombre, bien que celui-ci ait été fixé dans un forfait ; mais tous nos entrepreneurs étaient si émerveillés du succès auquel ils avaient collaboré qu’ils nous auraient tout accordé. Nous pouvions ainsi éclairer à l’électricité toute l’enceinte des tribunes et des hangars. Celle-ci était dotée en outre comme secours d’un groupe électrogène à essence, obligeamment mis à notre disposition par la Société Panhard et Levassor.
En dehors du centre, l’éclairage était fait au moyen d’appareils à acétylène de toute nature prêtés par la Société des Anciens Etablissements Vallée et dont nous n’avons eu qu’à nous louer. Simples lampes destinées à éclairer les cabines des chronométreurs et des commissaires, feux rouges marquants les points dangereux de la route, phares projetant leur faisceau lumineux sur les pylônes, à partir du coucher du soleil, puissants projecteurs illuminant les avenues de dégagement de la foule et des automobiles – et dont plus d’un fut balayé par les dérapages du premier jour, et ne s’en porta pas plus mal, – tout ce matériel fut soumis à une dure épreuve et s’en tira à son honneur. Si l’on songe que nous avons consommé près de mille kilos de carbure, et que nous avions 1 100 becs en fonctionnement, on se rendra compte de l’importance de ce service que dirigea si aimablement M. d’Abbadie en personne.
Notre ville avait enfin son service…du nettoyage. Assurément ! Et il fallait même plusieurs tombereaux pour évacuer quotidiennement les détritus des cuisines et du balayage.
Aéropolis comportait les dépendances les plus variées : Michaud, de Reims, où se trouvaient toutes les revues, tous les journaux quotidiens, et surtout une collection de cartes postales sans cesse renouvelées et qui, par un tour de force des ateliers de phototypie de M. Bienaime arrivaient à être prêtes à temps pour représenter les scènes de la veille. On en expédia du reste plusieurs centaines de mille. M. Michaud fut également chargé de la vente du programme, dont l’exécution faisait honneur à notre spécialiste Rémois, M. Debar. Il fut vendu environ 18 000 de ces programmes à un franc et ce chiffre donne une idée de l’affluence.
Je vis toujours très achalandés chaque fois que je passai : une aimable fleuriste, une marchande de tabac, un coiffeur.
Nous avions accordé une concession à un salon de cirage, mais cet industriel nous manqua de parole au dernier moment. Il perdit une fortune, car les deux premiers jours lui auraient assurément procuré plus de chaussures boueuses à nettoyer que ses rêves les plus ambitieux ne lui en ont jamais fait entrevoir.
L’Union Photographique Rémoise avait installé, outre un magasin pour la vente des fournitures, deux cabinets noirs, l’un destiné au public, l’autre aux reporters-photographes. Ceux-ci étaient très nombreux, quoique nous ayons dû, à notre grand regret, refuser encore des centaines de demandes, pour éviter l’encombrement de la piste. J’ai admiré souvent l’habileté de ces opérateurs professionnels qui montraient un entrain extraordinaire. L’un d’eux, attaché à un grand journal du matin, vint, me dit-on, recharger son appareil jusqu’à 14 fois un certain jour. Malheureusement la plupart photographiaient tous exactement les mêmes scènes et lorsque l’éditeur de ce volume m’a prié de choisir avec lui les clichés destinés à y être reproduits, j’ai été surpris de leur uniformité.
Quant aux opérateurs des cinématographes, nous assisterons certainement un jour à la fin tragique de l’un d’eux, – et il ne manquera pas non plus de se trouver là un de ses confrères pour enregistrer ce film sensationnel. Sans cesse, malgré les réclamations des aviateurs et des commissaires sportifs dont je me faisais l’écho, je les voyais se précipiter sur la piste, à la rencontre des appareils, pliant sous le poids de leur lourde mécanique. J’avoue que, quelques jours après, j’ai été moi-même ravi de voir revivre sur l’écran les scènes les plus variées de notre Meeting. Je souhaite seulement qu’aucune collision fâcheuse ne vienne jamais démontrer leur imprudence à ces héros du devoir professionnel !
A la suite de l’enceinte des tribunes se trouvaient celles de la pelouse et du pavillon qui connurent une affluence telle, le dernier jour, que le Comité laissa déborder un public qu’il était matériellement impossible de comprimer davantage ! J’aimais beaucoup y faire une rapide promenade pour entendre les appréciations des spectateurs. Ceux-ci montraient, je crois, encore plus d’enthousiasme que ceux des tribunes lorsqu’ils pouvaient assister au vol d’un concurrent se maintenant à une altitude élevée. Au contraire, le passage des appareils rasant le sol soulevait des quolibets assez peu justifiés. On prête, en général, à l’opinion populaire une grande puissance. D’après cela l’avenir serait aux aéroplanes et aux pilotes qui ne craindront pas la hauteur.
En dehors de cette réflexion, je dois reconnaître que ce public fut admirable de patience, de bonne volonté, de courtoisie. Nous avions craint longtemps tout autre chose. Dois-je avouer que nous avions même songé à installer une vaste kermesse qui aurait eu pour but d’amuser les spectateurs lorsque les concurrents auraient trop tardé à se mettre en piste. A bien réfléchir, nous avions abandonné cette idée d’organiser des distractions annexes, - pour lesquelles on avait émis toute sorte de propositions parfois bizarres : course de taureaux, match de boxe Anglaise, jeux Olympiques… Je crois bien que ces attractions n’auraient eu aucun succès, à voir la patience avec laquelle tous ces spectateurs des populaires attendaient, rangés le long des barrières, parfois pendant des heures, sans détourner les yeux de la piste pourtant vide. C’est au point que les bars, restaurants, kiosques de dégustation, etc. firent si peu d’affaires que le Comité leur consentit ultérieurement un rabais sur la petite redevance qu’ils avaient accepté de payer à l’adjudication.
Puisque l’occasion s’en présente ici, j’ajoute que je crois être l’interprète du sentiment général des organisateurs en remerciant tous les spectateurs qui nous ont facilité notre tâche par la complaisance avec laquelle ils ont observé les mesures d’ordre inévitables et supporté sans murmure les petits ennuis du premier jour. J’y vois un sentiment élevé de reconnaissance envers nous et plus encore envers les concurrents et ce fut une véritable et profonde satisfaction pour les uns et les autres que de voir leurs efforts appréciés comme ils l’ont été, sans une note discordante. On a longtemps parlé, dans le monde de l’Aviation, de la nécessité de « faire l’éducation du public », mais je crois que celui que nous avons eu l’honneur de recevoir était composé de gens si bien élevés que leur éducation était complète en tous points.
Les trois enceintes des hangars, des tribunes, de la pelouse, n’occupaient qu’une faible partie de la surface totale de notre petit Etat. Aéropolis s’étendait, en effet, sur un vaste territoire entouré par 18 kilomètres d’une palissade ininterrompue. Tout ce vaste espace était absolument interdit au public et cette consigne sévère fut rigoureusement observée jusqu’à la dernière minute.
Notre piste avait, en effet, 10 kilomètres de développement. Elle formait un quadrilatère presque rectangulaire dont le plus grand côté avait 3 750 mètres. Cette dimension de la piste avait été fixée dès février par les délégués de la Commission Aérienne Mixte (C.A.M.) et réclamée en particulier, je m’en souviens fort bien, par MM. Blériot et Esnault-Pelterie. Il était logique, en effet, pour les constructeurs de monoplans de chercher à restreindre le nombre des virages. Le Comité s’inclina devant les desiderata du Pouvoir sportif, mais longtemps nous regrettâmes, et moi le premier, d’être obligés de nous étendre si loin des tribunes et sur tant de terrain, ce qui restreignait l’intérêt du spectacle, compliquait l’organisation et augmentait singulièrement les frais de toute nature. Au mois de juillet nous revînmes à la charge pour obtenir une piste de 5 000 mètres, mais la C.A.M. ne céda pas.
Eh ! bien, je le déclare nettement aujourd’hui : non seulement la piste de 10 000 mètres n’était pas trop grande, mais c’est grâce à ses dimensions que le spectacle avait tant de grandeur et que nous avons eu des résultats sportifs aussi impressionnants. Ah ! Assurément, si nous n’avions eu qu’un ou deux concurrents ayant leurs appareils au point, comme on le vit ailleurs par la suite, nous aurions pu nous contenter d’une piste plus petite ; mais il ne faut pas oublier que nous avons eu dix-huit appareils qualifiés pour le GRAND PRIX DE CHAMPAGNE de la distance et qu’il y avait à Reims-Bétheny quinze pilotes parfaitement capables de tenir la piste. Grâce à l’étendue de celle-ci, ils pouvaient toujours partir sans se soucier des autres concurrents et c’est ainsi que nous avons eu parfois six à sept appareils en l’air simultanément.
Mais l’impression que les vols donnaient à Reims-Bétheny et qu’on ne retrouva nulle part ailleurs, c’était, comme je l’ai déjà dit, celle d’aéroplanes tels qu’on les verra plus tard par centaines peut être, c’est-à-dire voyageant réellement au-dessus de la campagne, et non pas tournoyant au fond d’une cuvette, en une exhibition plus ou moins acrobatique. Environ un kilomètre après la ligne de départ, les appareils prenaient le premier virage et sauf Latham et Paulhan qui ne descendaient jamais à moins de 40 à 50 mètres, tous les autres plongeaient derrière un faible accident de terrain et disparaissaient un instant. Une demi-minute après ils reparaissaient, déjà amoindris, se profilaient comme des oiseaux lointains au-dessus des toits du village de Reims-Bétheny. Avant le deuxième pylône se trouvait une mauvaise zone de remous où beaucoup échouaient.
Entre les deuxième et troisième pylônes, c’est à dire sur le petit côté du rectangle opposé à celui de la ligne de départ, les concurrents, à l’œil nu, n’apparaissaient plus que comme des points se déplaçant rapidement sur le ciel, mais avec une bonne jumelle on pouvait suivre les moindres incidents de leur vol.
Le troisième pylône était le plus élevé du parcours, situé au sommet d’une légère butte, de là, le retour était en général facile. Peu à peu on voyait grossir l’oiseau artificiel. Latham, sur son Antoinette, nous donnait vraiment l’illusion de quelque grand rapace fondant sur une proie du bout de l’horizon. Blériot semblait plutôt un monstrueux insecte, un fantastique hanneton au vol sinueux. Mais à quoi rapporter les biplans, vision plus déconcertante encore, où l’œil n’avait même plus pour se fixer une comparaison avec un animal familier ? Je ne sais vraiment comment certains peuvent dénier toute séduction à ces admirables Wright si souples, si dociles, ou aux Voisin, un peu lourds à terre, j’en conviens, mais si beaux à contempler lorsque, entre les mains d’un Paulhan, on les voit rouler et s’élever à la lame dans la mer aérienne.
C’est au quatrième pylône, au dernier virage avant le passage des tribunes, que l’on pouvait le mieux voir chacun des concurrents dans toute sa beauté.
Aussi était-ce le poste favori des professionnels de la chambre noire, qui ne manquaient pas une occasion de photographier Paulhan et surtout Latham vus en-dessous. Des milliers de cartes postales ont vulgarisé cet aspect fantastique de l’Antoinette. J’aimais aller y jeter un coup d’œil sur la façon dont les concurrents tenaient la ligne droite et se comportaient dans les remous de vent, ainsi que leur facilité plus ou moins grande à prendre le virage. Aucun juge officiel n’a eu à se préoccuper de ces questions et le classement final des divers prix ne met en relief que la rapidité des appareils ou la distance maxima qu’ils pouvaient parcourir. Il n’y avait pas d’autre méthode à adopter pour éviter toute discussion, mais les appareils qui auraient assurément triomphé aux yeux du juge, au pylône, étaient les Wright. J’ai trouvé, au contraire, le tenue du Blériot, type XII ou n° 22, assez peu satisfaisante dans les virages. Son constructeur l’avait conçu tout exprès pour la piste de Reims et cette question était donc secondaire. Si je fais cette remarque, ce n’est pas pour critiquer l’appareil le plus rapide du monde, c’est pour montrer aux lecteurs qui s’intéressent au côté technique, combien la plupart des qualités à donner à un aéroplane sont contradictoires. On a remarqué que les ailes du Blériot XII ne forment pas de dièdre ou V, elles sont dans le prolongement l’une de l’autre, il saute aussi aux yeux que son centre de gravité est très bas, puisque le pilote et le moteur sont au-dessous des ailes, et non au même niveau, comme dans le Blériot XI ; on a obtenu ainsi un appareil très rapide et inchavirable, mais… il chasse dans les virages, je veux dire qu’il se traverse sur sa trajectoire, tourne très large, et obéit assez mal au gouvernail.
L’étendue de la piste faisait que les pylônes étaient peu visibles d’une extrémité à l’autre. Nous l’avions donc dessinée par des bandes de calicot blanc de 25 centimètres de large et 5 mètres de long fixées sur le sol tous les 250 mètres. L’idée de cette disposition était due à notre collègue M. Emile Wenz, et elle fut trouvée excellente.
Sait-on combien de kilomètres furent parcourus sur cette piste par les principaux concurrents ? Les voici approximativement :
Latham | 570 kil | Paulhan | 305 kil | Farman | 230 kil | De Lambert | 191 kil | Tissandier | 191 kil |
Blériot | 162 kil | Bunau-Varilla | 162 kil | Curtiss | 160 kil | Lefebvre | 147 kil | Sommer | 100 kil |
Au total, pendant les huit jours on « vola » régulièrement 2 463 kilomètres, sans compter, tous les faux départs ! Ce chiffre est plus éloquent que bien des discours.
Et maintenant, il me reste à parler de ce coin privilégié où j’ai passé les heures exquises qui m’ont payé, et au-delà, de la peine que j’avais partagée avec tous les organisateurs. Je veux dire la Cabane des Chronométreurs, sanctuaire interdit aux profanes, où battait le cœur sportif d’Aéropolis. Là, pas de toilettes élégantes, les gracieuses silhouettes féminines des Tribunes disparaissaient à 300 mètres de distance ; point de Tziganes aux violons passionnés, mais la musique délicieuse des moteurs qui passaient en crépitant au-dessus de nos têtes et dont le sillage parfumé à l’huile de ricin brûlée nous semblait la plus exquise odeur.
Tel était le domaine de M. Surcouf, qui de la petite terrasse d’où l’on découvrait la piste entière, dirigea pendant huit jours avec une compétence, une sûreté, une fermeté toujours égales, la partie sportive de cette épreuve sans précédent. Des deux Commissaires, délégués par l’Aéro-Club, M. le Comte de Castillon de Saint-Victor avait la charge d’assurer et de surveiller les départs et se tenait le plus souvent aux hangars. Quant à M. Paul Rousseau, j’ai dit à quel point sa collaboration nous avait été plus que précieuse, indispensable, et comment plusieurs semaines, plusieurs mois avant nos épreuves, nous mettions déjà à contribution son expérience unique en matière de concours. Avec le même esprit clair, net, précis, il se chargea pendant la semaine de mille détails insoupçonnés du public. Je le revois toujours avec son imposante carrure, dans une des salles de cette cabane, encombrée de paperasses, de machines à écrire, de duplicateurs, dictant ses « Circulaires aux Concurrents », à trois dactylographes featherweight – qui, à elles trois, ne devaient guère faire plus que son poids. Ne fallait-il pas, en effet, à la fin de chaque journée, arrêter les dispositions pour le lendemain, communiquer à la Presse les résultats officiels, discuter les réclamations, etc. ?
La cabane était reliée par des fils téléphoniques souterrains aux quatre pylônes, aux hangars, à la tribune de la Presse, au salon des Commissaires sportifs, et au pavillon central des P.T.T. qui nous mettait en communication avec le réseau général. On juge de ce que représentait comme dépense et comme travaux pareille installation ! Mais aussi quelle commodité !
Je veux dire ici un mot des Commissaires sportifs adjoints qui assumaient la tâche assez ingrate parfois de se tenir plusieurs heures de suite aux pylônes, pour contrôler le passage des concurrents. Plus d’un s’était fait inscrire…qui oublia de prendre son service. Aussi, nous ne devons qu’en remercier plus vivement les dévoués qui voulurent bien accepter plusieurs fois de suite les longues stations aux pylônes de Witry, d’où l’on rentrait à 9 ou 10 heures du soir !
C’est dans l’enceinte de la cabane que se tenaient les chefs militaires du Service d’Ordre. Là encore était notre écurie d’automobiles pour le Service de la Piste, assuré par deux Panhard que M. de Knyff avait bien voulu nous prêter et par les voitures de deux de mes amis, amateurs fanatiques de sport, qui m’aidaient aussi pour la manœuvre des signaux, qui m’ont valu tant de compliments. Pourtant ce n’était qu’un jeu, pour un ancien marin, de combiner ce petit code qui depuis a été adopté partout. Les signaux par boules, cônes et cylindres sont en effet les seuls visibles par les temps calmes favorables aux aéroplanes et l’emploi exclusif des couleurs noire, rouge et blanche permet une reproduction facile sur des programmes imprimés en typographie usuelle.
Une des principales préoccupations des organisateurs avait été d’assurer la facilité et la rapidité des communications entre la ville de Reims et la plaine de Reims-Bétheny. Nous y avons été puissamment aidés par l’empressement de la Compagnie de l’Est et les bonnes dispositions qu’elle adopta dans l’établissement de la gare dite « du Fresnois », qui desservait Reims-Bétheny-Aviation. Une voie spéciale fut construite, bordée d’un quai de 200 mètres qui permettait d’avoir deux trains en chargement. A la gare de Reims l’embarquement se faisait également sur des quais spéciaux, car on ne pouvait gêner en quoi que ce soit le trafic des grandes lignes qui, bien au contraire, se trouvait plus important que jamais. Il faut noter que, de l’aveu de tous, notre gare est déjà trop petite pour le service normal qui comporte 155 trains, or, il y eut, le dimanche 29 août, jusqu’à 118 trains supplémentaires venus à Reims ou partis de Reims, et 186 trains partis de Reims pour le Fresnois et réciproquement.
Le mouvement total des voyageurs atteignit le chiffre de 130 000 le dernier jour, et au total, pendant la semaine, il y eut 470 000 départs ou arrivées. Ces chiffres sont éloquents par eux-mêmes. Mais il faut ajouter que tout ce trafic s’effectua à la satisfaction générale et que pas une minute la Compagnie de l’Est ne se laissa surprendre par une affluence qui dépassait toutes les prévisions. Je ne voudrais pas rappeler les scènes pénibles qui se sont produites sur le réseau de la Compagnie de l’Orléans, à l’occasion de la Semaine de Juvisy, mais la comparaison entre les deux administrations vient forcément à l’esprit.
Voici, d’ailleurs, en quels termes le Directeur de la Compagnie félicitait le personnel de la gare de Reims :
Paris, le 4 septembre 1909
MONSIEUR LE CHEF DE L’EXPLOITATION,
A l’occasion du Concours d’Aviation qui vient d’avoir lieu à Reims-Bétheny, la gare de Reims a dû faire face, pendant la semaine du 22 au 29 août, à un mouvement de voyageurs tout à fait exceptionnel. Pendant la seule journée du dimanche 29 août, le nombre des trains supplémentaires reçus ou expédiés par cette gare en dehors des trains du service ordinaire s’est élevé à 314 et le nombre des voyageurs reçus et expédiés a atteint le chiffre de 140 000, très supérieur à celui qui avait été constaté en 1901, lors de la Revue de Reims-Bétheny.
Grâce aux excellentes dispositions prises pour la préparation de ces transports, grâce au dévouement et à l’entrain que le personnel à tous les degrés a mis à en assurer l’exécution, les difficultés du service ont été surmontées de la manière la plus satisfaisante et dans les conditions qui ont provoqué de toutes parts des appréciations les plus flatteuses pour notre Compagnie.
J’ai été personnellement heureux de constater, une fois de plus, tout ce que l’on peut attendre de notre personnel dans les moments difficiles, et je vous prie de vouloir bien transmettre mes félicitations et mes remerciements aux agents de votre service qui, pendant le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne ont si brillamment rempli leur devoir.
Veuillez agréer, MONSIEUR LE CHEF DE L’EXPLOITATION, l’expression de mes sentiments les plus dévoués.
Le Directeur de la Compagnie,
Signé : E. Weiss
Je dirai ici, à propos du personnel des Chemins de fer, ce qui s’appliquerait à celui des Postes et Télégraphes ou du Service d’ordre, et même à celui de nos entrepreneurs : non seulement nous avons bénéficié de l’expérience et du concours dévoué et habile des chefs, mais encore du haut en bas de la hiérarchie jusqu’aux plus modestes agents, jusqu’aux simples ouvriers, chacun avait à cœur de nous faciliter notre lourde tâche par sa bonne volonté et son zèle intelligent. Qu’ils sachent donc tous combien nous leur en avons été reconnaissants.
Le rôle joué par le service des Postes et Télégraphes n’était pas moins important que celui des Chemins de fer. Il fallait assurer des communications continuelles avec le monde entier et servir surtout cette grande puissance qui s’appelle la Presse. Nous avions réservé à celle-ci ses fils spéciaux de télégraphe et de téléphone. Il y avait six circuits Reims-Bétheny-Reims, 2 circuits Reims-Bétheny-Paris pour la Presse, 1 circuit Reims-Bétheny-Berlin, 1 circuit Reims-Bétheny-Londres. Pour le télégraphe, on avait envoyé la fameuse équipe spéciale qui comporte quelques opérateurs d’une prodigieuse habileté et qui passait 70 à 80 000 mots par jour. Chaque soir des centaines d’articles étaient ainsi expédiés aux principaux journaux du monde et ce fut à ces informations des premiers jours que nous dûmes le public nombreux des derniers.
Le Bureau de poste de Reims-Bétheny-Aviation expédia jusqu’à 30 000 cartes postales par jour, ce chiffre n’était rien à côté du total parti de Reims même. Bref, le chiffre des recettes réalisées par notre bureau spécial pendant cette semaine fut tel que M. le Ministre des P.T.T. nous accorda la remise totale des frais d’installation – une douzaine de mille francs environ – que nous avions dû nous engager à supporter. La Compagnie de l’Est, du reste, n’eut pas à se plaindre non plus, malgré les quelques 30 ou 40 000 francs que lui coûta sa gare, puisque j’ai entendu dire que les recettes de la semaine sur l’ensemble du réseau étaient de 500 000 francs supérieures à celles de la semaine correspondante de l’année précédente.
Camionnages
Tous les camionnages furent faits par MM. Henri Walbaum & Cie. Les chiffres énormes que voici donnent une idée de l’importance des transports qu’ils effectuèrent.
Ils eurent à conduire au Champ d’Aviation :
Les aéroplanes étaient transportés de la gare de Reims à Reims-Bétheny et ils durent installer des camions spéciaux pour y charger les caisses démesurées de certains.
En plus des chiffres indiqués ci-dessus, il y eut naturellement des camionnages continuels d’accessoires de toutes sortes pour le Comité d’organisation, le buffet, les aviateurs, le service de la Croix-Rouge, etc.
Un service spécial régulier avait été organisé, toujours par MM. Henri Walbaum & Cie, pour la livraison, deux fois par jour, des marchandises arrivant par grande vitesse. Celles-ci étaient principalement les denrées pour le buffet. Nous recevions tous les jours 150 litres de lait ; il y a eu jusqu’à 1 200 poulets livrés en une seule fois et le reste à l’avenant.
Les divers appareils de contrôle et de mesure, en dehors du chronométrage avaient été placés sous la direction de M. Emile Wenz.
Les observations météorologiques dont on conçoit l’importance en matière d’aviation, étaient enregistrées journellement par des appareils mis très gracieusement à la disposition du Comité par la Maison Jules Richard de Paris.
Si les concurrents n’avaient pas grand souci de la température et de la pression atmosphérique, ils avaient en revanche, à compter avec un adversaire autrement sérieux : le vent. Aussi ne se faisaient-ils pas faute de venir fréquemment, au pavillon du chronométrage, consulter l’anémo-cinémographe enregistrant la vitesse du vent en mètres par seconde.
Sans vouloir entrer dans les détails trop techniques, qu’il me soit permis de donner quelques explications sur le fonctionnement de cet instrument.
Il se compose de deux appareils distincts : l’anémomètre et l’enregistreur (ou cinémographe).
Un mât d’une quinzaine de mètres, placé au-dessus du poste des officiels, supportait un moulinet, formé d’un cercle et de six ailettes en aluminium, et muni d’une girouette. Ce moulinet, d’une mobilité extrême, grâce aux 45 degrés d’inclinaison de ses ailettes, accomplit exactement un tour par mètre de vent passé ; pendant cette rotation, il établit un contact électrique à chaque demi-tour de son axe et le rompt au demi-tour suivant. Le chemin parcouru est donc transmis à l’enregistreur par 50 centimètres.
Ce dernier appareil, dont la description détaillée nous mènerait trop loin, donne automatiquement, par une série de combinaisons habiles, le résultat rigoureux de l’équation : Vitesse = Chemin parcouru / Temps.
L’inscription des variations, transmises par l’anémomètre extérieur au cinémographe, se fait, par l’intermédiaire d’un électro-aimant, au moyen d’une plume spéciale adaptée à l’extrémité d’un style.
Le cylindre portant les diagrammes, mû par un mécanisme d’horlogerie indépendant, effectue un tour en 52 minutes, ce qui rend aisée la lecture de ces feuilles, ainsi que l’on pourra s’en rendre compte par les reproductions photographiques. Les diagrammes portent comme abscisses les heures et comme ordonnées les vitesses en mètres. Cinquante et une feuilles ont été utilisées pendant les sept premiers jours ; le vent, très faible le dernier jour (0 à 3 mètres), n’a pas été enregistré.
Pour la mesure des hauteurs, dans le Prix Moët & Chandon de l’altitude, nous n’avons pu utiliser les baromètres enregistreurs et nous avons décidé de noter la hauteur dans un plan vertical déterminé par deux perches et au-dessus d’un point fixe sur le sol : une croix de bandes de calicot blanc.
Les deux perches étaient munies de divisions perpendiculaires, constituées par de petites lattes de bois clouées de 25 en 25 centimètres et portant des chiffres très visibles.
Un œilleton viseur, fixé en tête d’un piquet de un mètre de haut, placé à dix mètres en arrière de la perche, constituait le sommet d’un triangle dont il était facile de déduire la hauteur de l’appareil avec une approximation que le calcul des erreurs avait auparavant montré admissible.
L’exécution pratique a été parfaitement réalisée par MM. G. Dazier et d’Izarny-Gargas, lieutenants d’artillerie ; M. R. Huet, ingénieur des Ponts et Chaussées, et M. André Walbaum.
Voilà une des questions capitales pour toute organisation du genre de la nôtre ! Que le Service d’Ordre manque et c’est l’échec assuré. Qu’il soit trop brutal et cela ne vaudra guère mieux. Je puis me permettre de dire que le nôtre fut parfait, car je n’y fus pour rien.
Comme troupes nous avions le 16ème et le 22ème Dragons et le 132ème de ligne. Toutes les dispositions avait été prises par le général Valabregue, commandant d’armes de la Place de Reims, secondé par le lieutenant-colonel Geoffroy, major de la garnison, et, d’autre part, par le général Gallet, commandant la brigade de Dragons. Il fallait, en effet, prévoir des abris et un ravitaillement pour les hommes qui étaient de service depuis 9 heures du matin jusqu’à la nuit. Mais là comme ailleurs la bonne volonté et l’entrain des officiers et de leurs hommes fit passer sur les fatigues inévitables. Devant un spectacle si grandiose chacun se sentait fier d’y collaborer quelque peu.
En principe, la troupe assurait simplement la garde du circuit. La police des enceintes et surtout des voies d’accès était faite par deux cents gendarmes sous les ordres du capitaine Diez, qui organisa à la perfection ce service si difficile. Nous avions d’ailleurs reçu les conseils d’un maître en la matière, M. Hennion, chef de la Sûreté, qui avait vérifié toutes nos dispositions en vue de la visite du Président de la République. Il nous avait délégué M. Houdaille, commissaire spécial, qui a la plus grande expérience des foules et que secondait son collègue de Reims, M. Moerdes. Tout fut parfait et c’était un plaisir pour nous que d’entendre tous les étrangers rendre hommage au tact et à l’habileté des chefs de ce service si délicat. Il n’y eut, je ne dis pas un accident, mais même pas le moindre incident sur ces routes encombrées d’automobiles par milliers et de piétons par centaines de mille.
Notre collègue le docteur Roussel fut chargé par le Comité de la direction générale du service médical.
Pour l’installation des ambulances, les deux Sociétés de Secours aux Blessés de la ville de Reims avaient offert leurs services au Comité. Elles s’entendirent pour installer chacune une ambulance sur le terrain des fêtes.
Grâce au zèle du dévoué délégué de la 6ème région militaire, M. Ferdinand Lambert, plusieurs réunions précédèrent l’organisation de ces ambulances, avec le docteur Colleville, représentant la Société Française de Secours aux Blessés, avec le docteur Bourgeois, agissant au nom de l’Union des Femmes de France, et avec l’aimable et précieux concours d’un certain nombre de Dames des deux Sociétés. L’entente la plus parfaite aboutit à l’érection de deux baraquements identiques, fort bien aménagés par les soins de M. Morin ; ils comprenaient une salle de pansements, un cabinet pour les dames et le médecin de service, une salle plus grande contenant quatre lits et leurs accessoires.
En sus des ambulances, le docteur Roussel avait prévu l’installation de postes de secours sur toute l’étendue du vaste terrain réservé aux évolutions des aviateurs.
Dans les postes de secours, le service était assuré par un médecin et par les brancardiers de la Société Française de Secours aux Blessés, dont le concours a été très utile et très apprécié.
Dans chaque ambulance, un roulement donnait chaque jour deux ou trois médecins, ainsi que des dames et des infirmiers, dont le dévouement et l’habileté ont été très remarqués.
Un certain nombre de malades et de blessés ont été soignés dans les ambulances, au nombre de cent environ pour chacune d’elles.
A l’Union des Femmes de France, le sort avait attribué l’ambulance située près des tribunes et près du champ d’évolutions des aviateurs. Aussi eut-on à soigner spécialement dans cette ambulance des blessures, sans gravité d’ailleurs, survenues aux ouvriers mécaniciens, ainsi qu’aux aviateurs eux-mêmes, entre autres le célèbre Blériot, brûlé assez sérieusement à la main gauche.
Les évacuations furent faites par une voiture d’ambulance et par une automobile à ce destinée ; ces véhicules eurent à transporter quelques malades et quelques blessés, en ville et dans les hôpitaux.
Il faut ajouter que les ambulances ont reçu la visite du Général Durand, commandant le 6ème Corps d’armée et du Général d’Amade, le commandant bien connu du Corps expéditionnaire du Maroc qui, en quelques mots aimables à l’adresse des dames, félicitèrent les deux Sociétés ; le Général d’Amade rappela qu’il les avait vues à l’œuvre au Maroc et avait pu apprécier leurs services.
Le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne devait être avant tout une fête aéronautique et son intérêt suffisait non seulement à attirer, mais à retenir les étrangers. Néanmoins, il était de notre devoir de donner à cette manifestation locale le plus d’éclat possible et de laisser à nos visiteurs le souvenir de Reims comme d’une grande et belle cité. Nous devions aussi ne pas perdre de vue que les souscriptions que nous avons recueillies avaient été versées dans le désir de favoriser le commerce local, et par conséquent il fallait chercher à retenir les étrangers dans nos murs pendant les heures où ils ne seraient pas à Reims-Bétheny.
A côté de notre Comité il avait donc été fondé en temps utile un Comité des Fêtes de l’Aviation qui se composait de :
MM. Chezel, David, Gougelet, Jallade, Laurent, Lejeune, Rohart et Roche-Froment représentant le Conseil Municipal ;
MM. Charbonneaux, Demorgny, Wenz représentant le Comité d’Aviation ;
MM. Georgin, Boucher, Fribourg, Colmart, Baily, Rabat, Deffaux, Pannetier délégués par les divers Syndicats du Commerce local.
M. Roche-Froment fut nommé Président. Bientôt son fils, M. Charles Roche accepta la tâche difficile de Commissaire général et grâce à ses efforts assura la parfaite réussite du Programme élaboré.
Tout d’abord on recueillit par souscription une somme de 12 734 francs nécessaire pour couvrir les frais prévus, mais, grâce aux diverses recettes réalisées, il resta un boni très important de 2 640 francs qui fut partagé par parts égales entre le Bureau de Bienfaisance, la Société Protectrice de l’Enfance et l’Oeuvre des Voyages Scolaires.
La première fête fut un Festival de Musique qui eut lieu dans le Jardin de la Patte-d’Oie, le soir du dimanche 22 août. Elle eut le plus franc succès et se termina par un Bal en plein air dans ce charmant décor.
Le mardi 24, eut lieu une fête beaucoup plus originale et inédite à Reims. Nous avons deux excellentes Sociétés d’Aviron, le Cercle nautique Rémois et les Régates Rémoises et, faute de rivière, un canal dont le port constitue un assez joli bassin pour les réjouissances nautiques. C’est là que l’on avait songé à organiser une Fête Vénitienne avec le concours de ces deux sociétés. Cette soirée fut très réussie et M. Charles Roche, qui fut seul à l’organiser, voudra bien accepter ici à nouveau les félicitations du Comité qui, trop occupé à Reims-Bétheny, ne pouvait l’aider en rien.
L’illumination comportait plusieurs milliers de lampes électriques et de ballons. Par intervalles un feu d’artifice dessinait un aéroplane flamboyant ou une cascade étincelante, sous laquelle défilaient, décorés et illuminés, bateaux à vapeur, canots automobiles de MM. Maggi, capitaine Massieu, et des Ponts et Chaussées et plus de 25 bateaux du Cercle Nautique et des Régates. La Musique militaire du 132ème, l’Union Chorale et nos trois excellentes Sociétés de Trompes : la Diane Rémoise, l’Echo de Saint-Hubert, le Rallye-Champagne, se répondaient d’une extrémité à l’autre du bassin éblouissant de lumière. Nos rowing-men avaient su donner à toutes leurs embarcations un aspect original. Les yoles et les outriggers étaient devenus des jonques chinoises, des gondoles vénitiennes, des torpilleurs, un aéroplane, « Prix Veuve Clicquot des Passagers », car il n’en portait pas moins de six. Il y eut jusqu’à un moulin à vent qu’on vit s’aventurer sur l’onde !
Enfin, le jeudi soir offrait aux amateurs de musique un concert au Jardin de la Patte-d’Oie. Le programme d’un véritable intérêt artistique fut magistralement interprété.
La Musique Municipale et la Fanfare des Tonneliers (200 exécutants), groupés sous la direction de M. L. Mailfait, exécutèrent trois morceaux avec un ensemble parfait et une sonorité très puissante. Les Sociétés Chorales de Reims, sous la direction de M. Ambroise Petit, firent entendre deux chœurs ; puis, accompagnées par la Musique Municipale (au total 300 exécutants) sous la direction de M. L. Mailfait, donnèrent une première audition de la Liberté Eclairant le Monde, de Ch. Gounod, œuvre à grand effet et applaudie chaleureusement par la foule qui s’était rendue au Concert.
Le Comité des Fêtes, avait en outre, institué un concours de Décoration de façades qui stimula l’ardeur de nos concitoyens à pavoiser et illuminer leurs maisons.
Tous les soirs, la ville largement éclairée offrait une animation extraordinaire et le commerce local dû certainement se louer de l’initiative prise par le Comité des Fêtes et son habile Commissaire général.
On a débité et imprimé, au sujet des résultats financiers que nous avons obtenus, beaucoup de choses exagérées. Nous avons encaissé 640 000 francs et dépensé 575 000 francs dont 170 000 francs de prix. Nous n’avons donc pas fait, comme on a dit, 300 000 francs de bénéfices, mais à peine 65 000 francs. Nous avons versé déjà 10 000 francs à la souscription pour l’Aéronautique militaire. Quant au solde, il sera réservé en vue de notre prochain Meeting ou dépensé en faveur de l’Aviation. Mais il ne faut pas oublier que la souscription publique nous avait donné 225 000 francs ; donc, commercialement parlant, notre exploitation nous a laissé 160 000 francs de perte.
Nous avons dépensé en chiffres ronds 150 000 francs pour l’installation des spectateurs, tribunes, terrains, routes et autant pour celle des concurrents : hangars, piste.
On se fait difficilement une idée des frais fantastiques nécessités par une épreuve de ce genre où il faut créer de toutes pièces et semer sans compter, car si nous avons réussi, c’est précisément que nous avions carte blanche pour les dépenses et qu’un certain nombre des membres du Comité avaient accepté de payer le déficit, s’il y en avait un.
Pour ce qui est de la ville de Reims et du commerce local, je crois que les étrangers lui ont laissé une somme assez coquette. Pourtant on peut dire que contrairement aux pronostics de certains journaux, personne n’a été « écorché ». Quelques milliardaires américains s’étaient fait réserver les hôtels à des prix élevés, mais on trouvait tant qu’on en voulait des chambres en ville pour 10 ou 15 francs par jour. Partout subsistaient les tarifs courants. L’affluence était suffisante pour majorer les recettes. On m’a dit que les Tramways, par exemple, avaient encaissé 24 000 francs de plus pour la semaine et que la Poste avait fait 66 000 francs de bénéfices.
Quant aux commerçants, en dehors même des hôtels et des cafés, tous ceux que j’ai eu occasion d’interroger m’ont paru avoir ressenti l’influence bienfaisante de ce grand mouvement de visiteurs et ne désiraient qu’une chose : le voir se renouveler un jour ou l’autre.
Nous avions donc raison, lors de notre souscription, quand nous allions solliciter la générosité de nos principaux concitoyens, de dire que tout le commerce local était intéressé à la réussite d’une pareille fête.
Quant au grand commerce du vin ou de la laine, il est bien évident qu’il n’avait aucun résultat immédiat à en attendre. J’ai ri souvent en entendant des grincheux dire que le 1er meeting d’avions du Monde en Champagne avait été fait pour faire boire du champagne. On en a consommé au buffet des tribunes 3 500 bouteilles, d’ailleurs livrées au concessionnaire à un prix excessivement bas ; or, sait-on combien on en expédie en moyenne chaque jour de l’année, de Reims et d’Epernay ? Près de 100 000 bouteilles. Vraiment un si faible supplément dans leur chiffre d’affaires ne valait pas les 120 ou les 130 000 francs versés à la souscription par les Maisons de Vins !
Ce qu’on peut dire, c’est que tous ceux qui, par leurs subventions grosses ou petites, ont assuré le succès de cette grandiose manifestation ont bien mérité de leur Cité en rappelant au monde entier que la ville de Reims, trop oubliée parfois, reste une des gloires de la France.