Chaque cellule sensorielle de notre odorat possède l’extraordinaire faculté de détecter toutes les substances odorantes à une concentration inférieure à 1 millionième de milligramme par litre d’air. On considérait jadis notre odorat comme un sens atrophié par rapport à celui du chien…
En réalité, notre olfaction, équipée de 120 millions de cellules sensorielles, dispose d’un pouvoir de détection capable de trier et de différencier en une fraction de seconde une odeur parmi plus de 15,000 autres. Ce qui nous place tout de même au rang des nez les plus performants de la nature.
Cyrano de Bergerac n’avait pas tort lorsqu’il chanta les louanges de l’axe du visage dans ces deux vers :
« Ce nez qui, aux femmes, permet de mieux choisir,
Parmi les hommes qui sauront les séduire ».
Quoi de plus naturel que ce nez ne demande qu’à se laisser charmer, à plus forte raison si la chance lui offre l’occasion de savourer et humer la flûte enchantée.
Un seul récepteur ayant réussi à capter une molécule de parfum du champagne suffit largement à stimuler son propre centre sensoriel, le rhinencéphale. Car chaque neurorécepteur fonctionne ici comme un canal indépendant. Il assure à lui seul les diverses fonctions de réception, de conversion électrique, d’amplification et de transmission des messages.
En temps normal, et surtout dans une ambiance où la romance déploie toute sa grâce, c’est une nuée de senteurs qui s’épanouissent de la flûte pour charmer quasiment tous les récepteurs des bulbes olfactifs et des organes voméronasaux plaqués contre la base de la cloison du nez, des deux côtés et sur une minuscule zone d’à peine un centimètre carré.
Il s’agit là des organes sensoriels hautement spécialisés dans la perception des phéromones dont presque toutes sont inodores, mais capables d’induire directement des émotions intenses avec décharge de neuro-hormones sexuelles qui envoûtent les circuits de plaisir et de récompense.
Les multiples familles de molécules aromatiques du champagne agissent donc directement, via la voie olfactive, sur les centres profonds de notre cerveau où naissent la sensibilité, les souvenirs, le désir, la libido… Ce sont surtout les parfums de poids moléculaire élevé ( thymol, myrcène, décalactone…), ainsi que les trienols très volatils libérés par le murmure des bulles, qui se comportent comme les phéromones les plus efficaces pour stimuler l’organe voméronasal. Leur effet, à la fois initiateur et modificateur, consiste avant tout à émouvoir.
En ces heures inoubliables, tout le dispositif des glandes endocrines et neuro-endocrines se met au diapason, prêt à résonner aux moindres appels des autres sens quand la sensibilité est à fleur de peau.
Evidemment, n’est pas charmeur qui veut. Pour enchanter à la fois le nez, le cerveau et le sexe, les molécules odorantes du champagne doivent posséder une certaine qualité de classe. Elles doivent d’abord se doter d’une grande volatilité leur permettant de flotter dans l’air, gagner la muqueuse nasale, mais pas trop afin que la senteur ne se dilue pas instantanément et que le nez ait le temps de la capter, la coder en signaux électriques.
Pour cette raison, les arômes délicats du champagne possèdent en général de 3 à 9 atomes de carbone ( des triénols au nonanes ). En dessous du seuil, les molécules trop légères, donc très furtives, n’intéressent que les récepteurs voméronasaux. Ces dernières se révèlent en fin de compte les plus redoutables pour le sexe. Au- dessus, les macromolécules se montrent presque inertes. Alors elles s’accrochent à une molécule d’alcool, d’ester, d’aldéhyde, de nitrile…, ces transporteurs complaisants appartiennent au groupement osmophore jouant le rôle d’intermédiaires.
D’autres surprises encore. La perception de la flagrance défie les lois de la logique. Tous les dérivés des benzoïques, benzothiales, benzoates… sentent la fleur d’amandier. On serait tenté d’en conclure que ces parfums se définissent par leur parenté chimique. Eh bien non, car le furfurol du chardonnay de vendange tardive s’embellit lui aussi du même bouquet alors que sa formule chimique diffère complètement de celle des benzoïques.
A l’inverse, une substance odorante peut avoir une ou plusieurs senteurs différentes. Le carvone du pinot des années de grands crus exhale tantôt le parfum de jasmin ou de truffe, tantôt la senteur de rose ou de tilleul. Tout dépend de l’orientation spatiale (la stéréotaxie) de la queue de cette molécule.
Ce que nous appelons bouquet correspond en fait à la conjugaison des milliers de molécules volatiles qui émerveillent nos récepteurs sensoriels gustatifs et olfactifs.
L’odorat n’est pas un sens comme les autres, car il est le plus archaïque, le plus primitif et le plus puissant que nous avons hérité de nos ancêtres animaux.
La fascinante particularité du pouvoir olfactif des humains est qu’il reçoit d’incessantes modifications venant du cortex frontal et du cerveau moyen (le système limbique), pour la renforcer comme pour l’égarer. A tout moment donc, la conscience, la mémoire, les émotions interprètent, innovent, improvisent, changent le déroulement des séquences au gré de l’inspiration, tout en laissant une marge à l’expérience, à la fantaisie, voire aux caprices de l’instinct.
L’activation d’un seul récepteur olfactif entraîne immédiatement une cascade d’ondes qui stimule des millions d’autres récepteurs sensibles à la même senteur. Au sein de l’organe voméronasal, les récepteurs des phéromones sont très peu nombreux, mais extrêmement précis. Leur but consiste à identifier uniquement le partenaire sexuel. Dans la nature, la fonction olfacto-sexuelle est un dispositif de haute précision, elle ne plaisante ni ne cible au hasard.
A l’appel des parfums donc, en présence des esters et des acétals projetés par les bulles d’or, tout neurone charmé s’enrichit à la fois d’un courant de tension amplifié accompagné d’une réserve de fuel (AMPc) pour activer sa machinerie, synthétiser des neurostéroïdes (prégnénolone, épiandrostérone…). Ces hormones sexuelles du cerveau font vibrer à leur tour les flammes du désir, activent la décharge des gaz de monoxyde d’azote (NO).
Tout doit aller vite sans s’égarer dans cet univers de rêverie indécise. Et c’est le fuel et le gaz qui propulsent la libido tout en l’orientant dans le bon sens. Rappelons un instant que l’AMPc (Adénosine Mono-Phosphate cyclique) est un grain d’énergie de la vie issu de l’ATP (Adénosine Tri-Phosphate). La conversion se fait sous l’action des enzymes grâce au concours des autres substances énergétiques comme la guanosine triphosphate (GTP), etc.
L’AMPc est le carburant universel des cellules. Dans les réseaux du cerveau, sa production a lieu au niveau des rameaux ténus dont le diamètre ne dépasse guère un millimètre de millimètre. Et ce sont justement ces grains d’énergie d’AMPc qui font libérer la dopamine et bien d’autres neurotransmetteurs en vue d’animer la motivation des sentiments.
Le processus se retrouve d’autant plus favorisé par la présence des sites de glycosylation et de phosphorylation situés sur les transporteurs de dopamine. Une aubaine, le glucose et les ions de phosphore du champagne les activent rapidement, élèvent la concentration de la dopamine et des autres neurotransmetteurs dans les circuits nerveux intéressés.
Alors éclate un feu d’artifice d’endorphines, de noradrénaline… C’est l’instant où pointe l’euphorie, où la romance s’embellit et porte l’acuité de la sensibilité à son paroxysme. Ecoutons un instant ce témoignage du poète qui a tant adoré la vigne, le vin, le champagne… :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »
A. De LAMARTINE