Si l’histoire d’Epernay est riche d’événements, souvent d’ailleurs liés aux guerres, comme au XVIe siècle par exemple, avec l’incendie de la ville en 1544 et son siège en 1592 par Henri IV, son essor économique ne se dessine vraiment qu’au XVIIIe siècle. Et cet essor s’oriente autour du vin de Champagne, ce qui inclut à l’époque les vins rouges et clairets et les vins mousseux.
La première maison de Champagne est fondée à Epernay en 1729 par un marchand drapier du nom de Nicolas Ruinart, qui tente l’expérience de la production des vins mousseux. Ce sera au tour, l’année suivante, d’un autre marchand sparnacien Chanoine, sans que l’on sache cependant leur implantation dans la ville. En 1728, un arrêt royal permet aux Champenois de livrer en bouteilles, et non plus en tonneaux, leur production vinicole ; s’ébauche une conception nouvelle de sites d’élaboration et de stockage des vins. En 1743, le premier livre de comptes de la maison de Champagne Moët est ouvert.
Pourtant dans ce siècle, Epernay comprend trois productions principales : les vins de Champagne, la poterie de terre qui s’épanouira et périclitera au siècle suivant et le bois à destination principalement de Paris. Une délibération du Conseil de ville, qui s’associe pour l’occasion les notables, en date du 24 septembre 1785 précise le « classement »
Mais c’est surtout au XIXe siècle que la spécificité d’Epernay s’affirmera autour du Champagne et ses produits dérivés, avec une restructuration économique qui conduira à la disparition d’anciennes productions (tannerie, poterie...) et l’apparition de nouveaux secteurs : bouchonnerie, avec une prédominance espagnole dès 1860, fabriques de muselets (Lemaire par exemple), verrerie, sur la rive droite de la Marne... comme si Epernay se conformait au jugement de Victor Hugo, qui y séjourna en août 1838 : Epernay est la ville du vin de Champagne, rien de plus, rien de moins !
Entre temps, les maisons de Champagne vont se créer, prospérer, se transformer, se transférer vers la rue du Commerce, selon un tropisme singulier. Citons les familles Perrier, de Venoge, Chandon et Moët, Auban-Moët, de Maigret, Gallice, les frères Chanoine, Plomb, et aussi François Abelé de Muller, Charles Gérard, Eugène Mercier... En 1842, on recense 195 personnes habitant la rue du Commerce (désignation de 1837) qui s’arrêtait alors à la hauteur de la rue Croix de Bussy actuelle. En 1894 par exemple, soit 50 ans après, on trouve dans cette rue, déjà prestigieuse, les négociants suivants Chandon et Cie, Gallice et Cie, Chausson, Paul Deullin, Kunkelmann et Cie, Chanoine Eugène, H. Chausson, Frédérice Plomb, Bumiller, Wachter et Cie, de Venoge, Mercier et Cie, à « Pékin »... Sans omettre Auguste Boizel, rue de Bernon, Pol-Roger et Cie, rue Henri Lelarge, des rues toutes proches, ni la Banque de France qui se trouvait alors à l’entrée de la rue (n° 12), ni le Crédit Lyonnais implanté Place de la République, ni Charles Gérard et son château.
Tout cela avec une récurrence tragique : l’occupation de la ville lors des différents conflits qui traversent ce siècle. Avec les guerres napoléoniennes, notamment les Cent-Jours où Napoléon délivre la ville, le 17 mars 1814. Il est d’ailleurs accueilli en sauveur par Jean Remy, maire et négociant, qui l’avait déjà reçu auparavant, en 1808 notamment, ainsi que l’Impératrice. Mais c’est un feu de paille et dès le 21 mars suivant, les Cosaques qui avaient occupé Epernay depuis le 7 février, reviennent pour la piller de nouveau, particulièrement les caves. L’année suivante, en été, ce sera au tour des Prussiens de compléter les désordres de leurs alliés.
En 1826, l’église paroissiale séculaire est démolie, alors que les révolutionnaires l’avaient épargnée. Le progrès s’inscrit dans une rénovation mythique qui se perpétuera jusqu’à nos jours. Après la défaite de Sedan, ressurgissent les difficultés des occupations étrangères. Le 28 août 1870, une colonne de Uhlans déferle, par la rue du Commerce, dans la ville, commençant une occupation de deux années, jusqu’au ler novembre 1872.
Mais, cette occupation n’engendrera pas que des réquisitions et des avanies. La présence de négociants de Champagne en cette période - notamment le comte papal Paul Chandon de Briailles, mais aussi C. J. V. Auban-Moët et Victor Moët, son beau-père, de retour du Havre, Charles Perrier, ancien maire et député, Eugène Mercier qui commence à faire creuser ses caves au haut de la rue du Commerce - contribuera à atténuer, avec parfois de la bravoure, cette pression prussienne. D’autant que le commerce se poursuivait, malgré tout, et plantait des jalons pour le futur. Dans cette période commencent à affluer des Alsaciens, ceux qui ont opté pour demeurer Français et les autres, avec leur savoir-faire principalement pour la tonnellerie ; des Espagnols pour la bouchonnerie ; des Allemands, dont certains d’ailleurs travaillaient, antérieurement à l’occupation, dans les caves des maisons de Champagne, des Luxembourgeois...
Bref, la démographie croît ; Epernay ressemble à un petit Eldorado ; la ville compte un peu plus de 20.000 habitants à l’aube du XXe siècle (20 478 en 1901). Mais, dans les années qui suivent, on observe un phénomène répétitif : celui de l’invasion, quasiment dans les mêmes formes. En septembre 1914, les Allemands envahissent la ville, ravagent les caves et demandent une rançon, comme en 1870.
1918 : les obus et les bombes pleuvent sur toute la ville, de jour comme de nuit, avec une culmination en juillet, éradicant la rue du Commerce (bâtiments de Raoul Chandon, de Chanoine Frères complètement soufflés, de Mercier et Cie, de Moët et Chandon gravement endommagés...). Toutefois, après la seconde bataille de la Marne et la deuxième victoire, la population et les édiles sparnaciens rassurés quant à l’issue du conflit, se remettent à l’ouvrage. La prospérité économique s’affirme sur le créneau du Champagne, à l’instar de la nouvelle désignation du faubourg de la Folie, l’avenue de Champagne (délibération municipale très laconique du 27 février 1925).
En 1940-1944, lors du second conflit mondial, Epernay est de nouveau occupée -ce sera d’ailleurs la plus longue occupation de ces deux derniers siècles - jusqu’à sa délivrance par l’armée américaine (7th Armored Division - conduite par le général Silvester - de la 3e Armée du général Patton) le 28 août 1944. Durant cette sombre période, le comte Robert Jean de Vogue, un « patron » de Moët et Chandon, ainsi que Paul Chandon-Moët, furent arrêtés et déportés en Allemagne, malgré le mouvement de solidarité et de soutien des salariés de cette maison pour demander leur libération.
Dans l’après-guerre, le monde du Champagne se mondialisera, tout en se restructurant, pour conduire à des groupes ou holdings puissants, qui valideront toutefois, par leur présence, l’avenue de Champagne.
Epernay, quant à elle, se tournait une fois encore, résolument, vers le progrès, vers la rénovation, effaçant progressivement tout ce qui faisait son charme d’antan.
Voies de communication
Les fossés et remparts qui entouraient la cité furent longtemps un handicap pour le développement de la ville. Handicap doublé par la présence de tours de défense et surtout de portes, munies à l’origine de pont-levis, qui permettaient de franchir les fossés. Ces portes, au nombre de trois, étaient la porte Saint-Thibault, à l’entrée sud de la ville, la porte de Châlons à l’entrée est, avant le faubourg de la Folie, la porte Lucas, précédant la route de Paris, à l’ouest.
Sous Louis XV, il est décidé d’améliorer le réseau routier du royaume. A cet effet - et ce sera l’événement décisif pour l’avenir de la petite cité sparnacienne - la route royale de Paris à l’Allemagne n° 4, qui traversait antérieurement la ville du midi au nord, va être déplacée de l’orient à l’occident, par les faubourgs de la Folie et de Saint-Laurent. Cette opération se déroulera en deux temps. En 1725-1726, la « montagne de Mardeuil » dite encore « côte Saint-Laurent », élévation naturelle formant obstacle pour la circulation des véhicules, est abaissée de 30 pieds (soit environ 10 mètres) et creusée afin d’y faire passer une voie nouvelle. Ces travaux sont exécutés sous forme de « travaux de charité » (on dirait aujourd’hui travaux de chômage), et le tracé de la route d’Allemagne (sens Châlons-Paris) établi en 1744.
En 1753, le sieur Moët, « sindicq » - le comptable de la ville en quelque sorte, ancêtre du receveur municipal d’aujourd’hui - est autorisé à faire poursuivre les travaux d’embellissement et de plantations « aux promenades », c’est-à dire autour du nouveau Jard, et notamment au contour du boulingrin. Le 3 juillet de la même année, le Conseil de ville autorise la démolition de la Porte de Châlons et des deux tours adjacentes. Epernay devient plus agréable et plus pratique, particulièrement près du faubourg de la Folie.
Ainsi, le handicap majeur de la circulation par Epernay tombait sous les coups de pioche des sans-travail, et ouvrait la voie à une meilleure pénétration, c’est-à-dire une extension du réseau économique, une progression des échanges commerciaux. Le transfert de la Poste aux chevaux de son site initial « au levant du chemin de Cumière s » à la rue Saint-Laurent - actuelle avenue Jean Jaurès - avec l’autorisation de sa construction par arrêt du Conseil d’Etat du 25 janvier 1757, illustre cette mutation.
Avant le XVIe siècle la « route de Chaalons à Paris » ne traversait pas la ville. A partir du XVIe siècle, l’accession dans Epernay par cette route, se faisait en contournant la montagne de Mardeuil et en empruntant le chemin de Cumières. Cette voie nouvelle ouvrait une ère de fonctionnalité, concomitante d’ailleurs avec le creusement de caves au faubourg de la Folie, à la sortie orientale de la ville.
Une délibération du 13 pluviôse an XIII témoigne de l’essor de ce faubourg, faisant état de l’implantation des maisons de Champagne à cet endroit et de l’augmentation du roulis, attire l’attention des pouvoirs publics sur le mauvais état de la route.
Auparavant, une délibération du Conseil Général de la Commune du 4 nivôse an XI soulignait le désordre des constructions existantes et proposait de leur imposer un plan fixe et régulier (qui tendrait) à régulariser les établissements nouveaux qui en s’élevant l’un sur l’autre sans direction comme sans prévoyance ne présenteraient bientôt qu’une masse informe de Bâtimens (sic) privés des avantages respectifs d’une libre et facile communication entre eux dans un quartier de la ville destiné à devenir le plus intéressant et le plus utile au commerce. Les élus municipaux d’alors prévoyaient des communications avec la rivière proche (la Marne), en cas d’incendie, car une seule rue descendait à la Marne le long du jardin de M. Degrimbert et il ne se trouvait que de rares puits dans ce quartier étendu, creusés à une profondeur de 40 à 50 mètres.
A l’époque, les propriétaires s’appellent Blanc, ex-conventionnel, négociant ; Malin, notaire ; Moët, négociant ; Delacroix, juge suppléant ; Lochet-Duchainet, conseiller de préfecture et Biston, négociant.
Ainsi, la route royale de Paris à l’Allemagne, par son tracé rectiligne sur cette partie du territoire sparnacien (actuelle route départementale n°3), va hâter le développement des maisons de Champagne, grâce à sa meilleure praticabilité.
Consécutivement d’ailleurs à cette évolution, une place circulaire va être tracée à l’entrée du faubourg de la Folie. A l’origine, elle était en terre tassée, traversée par des fossés que l’on franchissait par un petit pont étroit. On peut imaginer l’état de cette place lors des mauvaises saisons ! D’ailleurs un texte le qualifie de « vaste espace, triste et nu ». Ce qui n’empêchait pas toutefois la tenue d’un marché bihebdomadaire, dit « marché à la paille et aux grains ». On y célébrait aussi la fête du 14 juillet, les manèges et boutiques foraines s’y installant pour quelques jours. De même la foire de septembre, dite « de Sainte-Croix » -qui deviendra la fête patronale - s’y déroulait.
En 1841, les édiles décidèrent de combler une partie des fossés, en vendirent le reste et firent approprier cette place, qui reçut le nom de Louis-Philippe ; le souverain y avait passé en revue les Gardes Nationaux
En 1881, un arrêté préfectoral indique que les marchands de toiles, d’étoffes, de bonneterie, de lingerie, de chaussures et les camelots s’installeront désormais sur la place, pour y tenir leur marché, l’ancien étant transféré au rempart Saint-Thibault. Le 12 août de la même année, le Conseil Municipal décidait de son appellation républicaine, qu’elle a conservée depuis. La place de la République devenait ainsi la place centrale de la ville, en ouverture symbolique à la rue du Commerce.
C’est dans les années 1840 qu’apparaît la grande révolution des moyens de communication, avec le chemin de fer. Une loi du 11 juin 1842 jeta les bases du réseau ferroviaire national et les conditions économiques de réalisation. L’une des 7 lignes principales devait joindre Nancy et Strasbourg. Cette ligne provoqua un large débat quant à son tracé et c’est finalement celui passant par la vallée de la Marne qui fut adopté, contre celui qui devait passer par Reims. Il semble que des contingences techniques (configuration naturelle des lieux) aient édicté ce choix, mais les deux villes marnaises n’avaient pas négligé de solliciter l’appui du inonde économique et politique pour influer sur l’option retenue. Le journal sparnacien le Polygraphe s’en fera l’écho satirique.
Une ordonnance royale de Louis-Philippe du 27 novembre 1845, rendue en application d’une loi spéciale du 19 juillet précédent, approuvait l’adjudication de la concession de Paris à Strasbourg, avec les embranchements d’Epernay à Reims, et de Frouard à Metz.
Le 2 septembre 1849, le prince-président Louis-Napoléon-Bonaparte, inaugure en grandes pompes le tronçon Paris-Epernay. Un journaliste de l’Illustration commence ainsi sa relation : C’est donc pour ne pas reconnaître l’hospitalité splendide offerte par les Sparnassiens (sic) en débouchant leurs bouteilles de Champagne, que le 2 septembre deux convois composés le premier de toute sorte de monde, le second du président et des autorités, ont quitté, convenablement empanachés de drapeaux, lauriers et autres signes de réjouissance, le magnifique embarcadère de Paris... ».
Victor Moët reçoit pour l’occasion le prince-président dans ses caves. Cette association Champagne/chemin de fer, tradition/progrès apparaît comme une nouvelle naissance du négoce, grâce à la sûreté et la rapidité du chemin de fer pour l’expédition des bouteilles de Champagne.
Reims et Epernay
Les négociants rémois ne demeurèrent pas en reste pour la distribution des vins mousseux. Il faut préciser qu’ils utilisaient bien avant leurs collègues sparnaciens, des excavations naturelles ou gallo-romaines -les fameuses "crayères" - pour y entreproser des produits alimentaires et/ou vinicoles.
De plus, la cité des sacres bénéficiait d’un réseau routier assez développé qui lui permettait de se positionner dans les échanges commerciaux devant Châlons et Epernay.
Aussi la mise à l’écart de la ligne de chemin de fer ne fut que provisoire. En effet, le 4 juin 1854 était inauguré par les autorités civiles et religieuses, avec halte-champagne, le tronçon ferré entre les deux villes du Champagne.
Parmi les locomotives, figurait la 021 "Ville de Könisberg", entièrement réalisée par les ateliers sparnaciens de la compagnie des chemins de fer de l’est.
Au siècle suivant, la cité rémoise, grâce notamment à la prospective de l’architecte Rotival, développera ses réseaux de communication tandis qu’Epernay demeurera dans ses acquis, l’avenue de Champagne demeurant la voie de frêt principale, par la route.