En ce début du 19e siècle, après la période révolutionnaire, les technologies verrières encore très primitives des siècles précédents, rencontrent un marché verrier en plein développement et relativement nouveau, celui de la bouteille champenoise, emballage, mais surtout instrument obligatoire de transformation des fruits du vignoble champenois.
En effet, de quelque 300 000 bouteilles expédiées à la fin du siècle précédent (dont la plus grande partie en vin "tranquille"), les expéditions s’élèveront à près de 3 millions de bouteilles en 1830, 6 millions en 1844, 12 millions en 1865, presque exclusivement en vins mousseux.
Les livraisons des verreries seront bien supérieures, compte tenu de la durée de prise de mousse et de vieillissement sur lies, mais aussi pendant la première moitié du siècle, du phénomène de casse importante en cave : nous retiendrons un coefficient moyen de deux au début du 19e siècle, à trois en fin de siècle, soit en équivalent bouteilles : un besoin du marché champenois s’élevant de 6 millions de bouteilles à 36 millions en 1865.
Il s’agit là d’années de production maximum, baissant fortement les années nombreuses de vendanges faibles : M. Deliage, directeur de la Verrerie de Folembray écrit à Mme Veuve Clicquot en 1835 : "Ces concurrences (de nouvelles verreries) sont toujours au détriment du fabricant, car sur dix ou douze années en Champagne, nous n’en n’avons qu’une ou deux d’abondance, une ou deux de médiocres et le reste en nul". Durant ces 65 années, de 1800 à 1865, la technologie verrière pour les bouteilles de type champenoise ne connaîtra pas de grands bouleversements : en effet, les matières premières pour le verre à bouteille, sont encore presque exclusivement minérales, les fours de fusion sont, en grande partie déjà, chauffés au charbon de terre à la fin du siècle précédent, et les bouteilles sont encore soufflées à la bouche et formées à la canne avec l’aide de moules cylindriques ouverts ; en fait, seul le transport pour la livraison des bouteilles aux Maisons de Champagne aura évolué, du charroi à cheval en début de période, au wagon de chemin de fer et à la péniche, à partir du milieu du siècle, entraînant une modification des emballages de livraison.
La réponse du milieu verrier à l’augmentation des besoins sera d’ordre quantitatif, avec la création de nouvelles verreries noires au début du siècle, en particulier en Picardie du nord et au sud et dans le bassin houiller du Creusot, et l’augmentation du nombre de pots par fours et d’arches de recuisson, servis par un plus grand nombre de maîtres souffleurs et leurs équipes.
C’est pendant cette période contrastée, de forte augmentation de la demande et d’un processus de fabrication de type manuel encore peu touché par le machinisme, qu’une communication écrite importante se met en place entre les Maisons de Champagne et les verreries, aidée par un service de postes de plus en plus performant.
Il s’agira pendant toute cette période de faire évoluer la Champenoise, d’une bouteille commune choisie avec soin parmi les meilleures de la production courante de bouteilleries petites et non spécialisées, vers la bouteille spécialisée par sa forme, son embouchure, sa couleur, sa résistance à la pression et à l’agression d’un vin au départ plutôt acide, produite dans des usines spécialisées, les verreries noires, au grand savoir-faire expérimental des maîtres de verreries et des souffleurs de l’époque.
Certaines Maisons de Champagne et leurs dirigeants passés et actuels (en particulier les Maisons Moët et Chandon, Pommery, Ruinart et Veuve-Clicquot) ont eu l’intelligence de conserver les témoignages de cette époque si intéressante : documents comptables les plus nombreux, mais surtout correspondances entre verreries-fournisseurs et Maisons de Champagne, avec les documents originaux reçus de ces verreries, et les registres de copies de lettres qui leur étaient adressées en réponse ; elles nous permettent de retrouver la mémoire perdue de ces verreries du 19e siècle dont la plupart ont maintenant disparu (avec leurs archives). Nous souhaitons, dans ces quelques pages, nous appuyer sur cette correspondance pour enrichir la connaissance des historiens du verre et du Champagne, sur l’histoire de ce bel instrument en verre mis à la disposition des Champenois pour produire ce vin mousseux de Champagne. Nicole Fiérobe, la première à étudier l’histoire de cette bouteille si spéciale dans sa thèse de doctorat sur l’histoire de la communication technique et le langage verrier dans l’industrie des bouteilles champenoises, écrivait à bon escient en 1986 que "sans les qualités spécifiques de cette Champenoise, le Champagne n’existerait pas".
Parmi ces fonds d’archives champenois, le fonds Veuve-Clicquot Ponsardin (VCP) nous a révélé une grande richesse sur l’histoire de la Société créée en 1772, du vin de Champagne, de son élaboration et de sa commercialisation, et enfin de la bouteille de type champenoise. Rappelons que cette Maison occupe le second rang de l’ensemble des Maisons de Champagne de la période, avec une part de marché moyenne d’environ 10 % (principalement vers l’export). En plus des documents comptables qui nous ont permis de compléter les recherches de Nicole Fiérobe sur l’origine verrière par usine et région au 19e siècle des livraisons de bouteilles, le fonds particulièrement complet de correspondance entre, essentiellement Mme Veuve Clicquot, M. Werlé son associé et successeur, et les différentes verreries-fournisseurs de l’époque est riche de nouvelles connaissances du milieu verrier du 19e siècle.
Pour situer l’importance de ces courriers pendant la période 1800-1865, correspondant à celle de la vie active de Mme Veuve Clicquot, qui perd son mari très jeune en 1805, nous rappellerons tout d’abord le nombre de lettres concernant les prises de commande, avec leurs confirmations, et les prix d’achat, les avis d’expédition et les lettres de voiture, les factures de vente et leurs règlements, les circulaires d’information sur la situation patrimoniale des sociétés verrières, leur début ou fin d’activité, et enfin les cahiers des charges de ces bouteilles en pleine évolution, avec leurs contentieux qualité. Au total plus de 700 copies de lettres adressées aux verreries-fournisseurs ont pu être recensées dont un quart sur les cahiers des charges et les litiges qualité.
On tombe à la moitié de ce chiffre soit environ 300 pour les lettres manuscrites originales des maîtres de verreries-fournisseurs ou consultés par la maison de négoce ; de nombreuses lettres de voiture pour livraison de bouteilles par charroi à cheval, péniche ou fer s’y ajoutent sur toute la période de 1806 à 1865.