UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

La protection des vins de champagne par l’appellation Roger Hodez

§ IV - L’idée de Protection de l’Origine

Autrefois et Maintenant

L’idée de protection du consommateur et du fabricant par la réglementation était dominante sous l’ancien régime.Mais le problème ne pouvait alors se résoudre de la même façon qu’aujourd’hui. « pouvant s’appuyer sur la science pour découvrir après coup, à l’aide d’un simple échantillon, les secrets de la fabrication d’un produit, les hommes n’avaient qu’un moyen d’empêcher la fraude, c’était de surveiller cette fabrication dans ses moindres détails, de placer le producteur dans des conditions telles que cette surveillance fut facile et de tout instant ». [1]

Aussi une réglementation tracassière entravait-elle considérablement le développement de toutes les industries ; par exemple on interdisait l’emmagasinage de marchandises dont rechange ou le mélange aurait pu être l’occasion d’une fraude, et l’intention dolosive était toujours présumée chez celui qui ne se conformait pas strictement à ces prescriptions. Ce sont du reste surtout les corporations beaucoup plus que l’autorité gouvernementale qui pensaient à endiguer le commerce et l’industrie dans d’étroites limites, et souvent l’idée de protection contre la concurrence des provinces voisines fut l’origine des mesures spéciales qui furent adoptées. Le Bordelais en offre un exemple frappant, car la sénéchaussée de Guyenne réussit à s’assurer une situation prépondérante. Elle lutta pendant des siècles contre le Haut-Pays et le pays de Nouvelle Conquête (environs de Sainte Foy-la-Giande, sur les deux rives de la Dordogne) afin d’entraver par toutes sortes de moyens le commerce de ces régions. [2]

Malgré l’absence de réglementation gouvernementale d’ensemble, nous pouvons signaler en passant certaines dispositions qui montrent cependant quelques velléités de protection. Une ordonnance rendue par Henri III, en 1586, interdit aux marchands de prêter leurs marques aux étrangers et un vœu du Tiers Etat aux Etats Généraux de 1614, reprend l’idée de cette ordonnance, restée vraisemblablement jusque là lettre morte, et demande la saisie des produits étrangers portant la marque ou le nom d’un commerçant français ; une ordonnance de 1629 a introduit cette disposition, depuis si longtemps attendue. En 1647, Louis XIV défend aux commerçants en vins « de vendre ou débiter en détail, dans leurs maisons, boutiques, caves ou celliers, aucune bière, cidre, poiré, eau-de-vie et autres liqueurs et breuvages qui sont incompatibles avec le vin ». La simple conservation de ces boissons chez eux leur fût même interdite quelques années plus tard, si grande était la crainte des fraudes. II est vrai que le Gouvernement ne se souciait pas beaucoup de ménager les intérêts des producteurs de vins et négociants, car absorbé par le souci d’obtenir du blé en abondance, il manifestait toujours une certaine hostilité contre la viticulture. Enfin un édit de 1776 vint supprimer une des plus grosses entraves au développement du commerce des vins, en proclamant la libre circulation des vins dans le royaume. Cet édit ne fut du reste pas observé partout et notamment dans la sénéchaussée de Guyenne, un arrêt du Conseil du 24 novembre 1776 suspendit l’exécution de ses principales dispositions. Il faut attendre la Révolution et l’abolition des privilèges dans la séance de nuit du 4 août 1789 pour voir disparaître définitivement le système protectionniste issu du moyen âge.

Depuis, le commerce et l’industrie se sont trouvés libérés et débarrassés de la tutelle des corporations, mais il restait à leur apprendre l’usage de cette liberté et un siècle ne fût pas de trop. Pendant une grande partie du XIXe siècle, les abus en matière de marques et d’appellations étaient généralement considérés comme des faits normaux et tel fabricant d’une honnêteté indiscutable par ailleurs, n’éprouvait aucun scrupule à copier l’étiquette d’un concurrent ou tout au moins à s’en inspirer, acte que nous n’hésitons pas aujourd’hui à qualifier de contrefaçon. Quant au respect de l’appellation d’origine, il n’a pu s’obtenir que progressivement et avec beaucoup de peine. On n’a pas cru au début que le mot Champagne pût constituer réellement une appellation d’origine, et n’ayant pas l’idée d’approfondir la question au point de vue purement théorique, les imitateurs se sont laissés aller au désir de profiter de la vogue grandissante du vin de Champagne. Cette éducation de la conscience professionnelle ne s’est faite que peu à peu, s’appuyant sur révolution législative concomitante, en même temps que les principes de loyauté et de respect de la propriété industrielle s’introduisaient dans les relations internationales. Aussi aujourd’hui une réglementation sagement protectrice des droits de chacun semble-t-elle à tous désirable et est-elle acceptée en général avec satisfaction.

Notes

[1E. Roux, cité dans Clémentel — Un drame économique, pages 54 et suiv.

[2La sénéchaussée réussit à les empêcher de descendre leurs vins et de les vendre avant certaines dates, tantôt la St-Marlin (11 novembre) tantôt la St-André (30 novembre), ou Noël. Dans l’intervalle, les Bordelais avaient beau jeu pour faire leur commerce, puisqu’ils avaient momentanément le monopole du marché. Un autre procédé fort curieux était celui de la réglementation de la barrique ; les Bordelais prétendaient interdire à leurs concurrents l’emploi des bois de choix dont eux-mêmes se servaient pour la fabrication de leur futaille et ils réussirent en outre a toujours maintenir à leur avantage une importante différence de contenance entre les deux types de barriques : les leurs, quoique plus grandes, ne payaient que le même fret et étaient souvent préférées sur certains marchés. De plus la sénéchaussée se faisait attribuer certains privilèges fiscaux qui mettaient le commerce concurrent dans une situation nettement inférieure. Ce n’est pas évidemment sans des luttes extrêmement vives que les habitants de la sénéchaussée privilégiée obtinrent l’affirmation de leurs droits et l’intervention du Parlement de Bordeaux fut plusieurs fois nécessaire. — En 1764 un arrêt obligea tous les propriétaires de la sénéchaussée à marquer au fer rouge sur leurs barriques leur nom et celui de la paroisse, mesure qui fut vivement critiquée par les habitants de paroisses peu connues ou par ceux qui pratiquaient des coupages ; mais malgré tout cette étampe sur les barriques fut maintenue (voir RICHARD. De la protection d’appellations d’origine en matière vinicole — Les vins de Bordeaux).