UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

La protection des vins de champagne par l’appellation Roger Hodez

Chapitre Premier

Historique des Lois depuis la Révolution jusqu’à la période de délimitation

L’idée de protection des appellations régionales qui nous préoccupe tant aujourd’hui, n’a pas été l’objet des premières lois du XIXe siècle, bien qu’elle ait pu cependant y trouver mainte fois un point d’appui sérieux. L’esprit se tourna d’abord vers la répression de l’imitation des marques particulières ou de la tromperie grossière sur la nature des produits.

La première loi qui traita de ce sujet, la loi du 29 juillet 1791, répondait à un souci bien net de l’ancien régime, le maintien de la confiance dans les métaux précieux et elle ne s’occupa que d’atteindre les tromperies sur le titre, la qualité ou la quantité des métaux et pierres précieuses. Il s’agissait là d’une espèce un peu spéciale et il faut attendre la loi du 22 germinal an XI (12 avril 18o3) pour trouver un acte législatif susceptible de s’étendre à diverses catégories de marchandises.

Cette loi réprime la contrefaçon des marques particulières que tout manufacturier ou artisan a le droit d’appliquer sur les objets de sa fabrication ; une condition préalable est toutefois imposée : le dépôt de la marque au greffe du Tribunal de Commerce. La loi assimile de plus à la contrefaçon l’insertion des mots « façon de » et à la suite le nom d’un autre fabricant ou d’une autre ville. « La marque sera considérée comme contrefaite quand on y aura inséré les mots : façon de... et, à la suite, le nom d’un autre fabricant ou d’une autre ville » (Art. 17). Cette disposition doit être notée spécialement, car, dans le silence des lois postérieures, la jurisprudence cherchera souvent à s’y référer. On serait tenté de croire, à la lecture de la loi de germinal, qu’elle laisse complètement de côté la protection du « nom » dont elle ne parle pas ; ce serait une erreur : certaines de ses dispositions lui sont applicables sans que le mot soit prononcé ; on entendait en effet par marque tout signe permettant de reconnaître une chose, et le nom était considéré comme englobé dans l’expression « marque ». La loi de germinal, loi pénale, ne protège encore que d’une façon très incomplète, puisqu’elle vise le nom de ville, mais non pas le nom de la région ou l’appellation. L’article 1382 du Code civil, par la généralité de ses termes donne des droits aux concurrents et aux acheteurs, mais l’action est rarement intentée par ces derniers [1].

Ensuite le Code pénal a apporté dans son article 423 une disposition qui a servi longtemps de base à la répression des fraudes. Elle est ainsi conçue :

Quiconque aura trompé l’acheteur sur le titre des matières d’or ou d’argent, sur la qualité d’une pierre fausse vendue pour fine, sur la nature de toutes marchandises ; quiconque, par usage de faux poids ou de fausses mesures, aura trompé sur la quantité des choses vendues, sera puni de l’emprisonnement pendant trois mois au moins, un an au plus, et d’une amende qui ne pourra excéder le quart des restitutions et dommages-intérêts, ni être au dessous de 50 francs.

La confiscation et l’affichage sont en outre prévus. Le Code pénal ne vise expressément que la tromperie sur la nature de toutes marchandises. On a pu se demander s’il y avait lieu de lui donner une interprétation extensive et de condamner également celui qui trompe sur l’origine. D’après l’esprit qui a présidé à la rédaction du Code pénal, c’est l’essence même et la composition du produit qu’il s’agit de protéger, de même que la loi du 19 juillet 1791 avait réprimé les tromperies sur la quantité et celles sur la qualité des métaux ou pierres précieuses. Cependant la jurisprudence, dans la plupart des cas, jugea qu’il y avait lieu d’appliquer l’article 423 lorsqu’un individu avait vendu un produit ayant un lieu de provenance ou de fabrication autre que celui qui forme la condition essentielle du contrat, [2]

La loi du 28 juillet 1824 relative aux altérations ou suppositions de noms dans les produits fabriqués vint compléter les dispositions du Code pénal et permettre, pendant tout le siècle dernier, de protéger un grand nombre de produits d’origine.

Quiconque aura, soit apposé, soit fait apparaître, par addition, retranchement, ou par une altération quelconque, sur des objets fabriqués, le nom d’un fabricant autre que celui qui en est l’auteur, ou la raison commerciale d’une fabrique autre que celle où les dits objets auront été fabriqués, ou enfin le nom d’un lieu autre que celui de la fabrication, sera puni des peines portées en l’article 423 du Code Pénal, sans préjudice des dommages-intérêts, s’il y a lieu. Tout marchand, commissionnaire ou débitant quelconque sera passible des effets de la poursuite, lorsque ! aura sciemment exposé en vente ou mis en circulation les objets marqués de noms supposés ou altérés.

Une des grandes difficultés d’application de cet article était la restriction de son application aux objets fabriqués. Que devait-on entendre par objet fabriqué ? — La question a été l’objet de grandes controverses et ce n’est guère que tout à fait dans ces dernières années qu’une interprétation très large a été adoptée. Nous aurons à étudier spécialement ces discussions, car elles touchent les produits vinicoles. — II a fallu se demander également ce que la loi entendait par lieu de fabrication ? Ce terme pouvait être adopté d’une façon très restrictive, mais pratiquement, la jurisprudence a admis que, selon le cas, le lieu dé fabrication protégé par la loi de 1824 pouvait être aussi bien un domaine privé [3], qu’une ville [4], une région [5] ou même tout un pays [6].

La tentative d’apposition de fausses appellations n’est pas prévue, mais la mise en vente ou en circulation est formellement visée par la loi [7]. Il est vrai que l’article 59 du Code Pénal permet déjà de condamner les complices à la même peine que l’auteur principal, mais il peut y avoir intérêt dans certains cas à pouvoir poursuivre le marchand ou détaillant comme auteur principal, notamment lorsque l’apposition du nom délictueux est déjà couverte par la prescription et que le complice ne serait plus poursuivable. Toutefois, une différence subsiste entre le marchand, commissionnaire ou débitant, et l’auteur principal, car le premier peut exciper de sa bonne foi aux termes de la loi de 1824, ce qui n’est pas prévu pour l’auteur. Malheureusement la jurisprudence n’a pas crû pouvoir, en vertu de la loi, "assimiler l’emploi du nom commercial usurpé dans des factures ou dans des lettres de voiture à l’apposition de ce nom sur les objets fabriqués ; la loi de 1824 ne saurait atteindre des mentions mensongères ou autres modes de réclame et qui ne seraient pas apposées sur les produits eux-mêmes ". Cependant ces mentions n’ont pas besoin d’être apparentes [8].

Une critique assez sérieuse peut être émise contre la loi de 1824. En effet, si elle a bien pour but de protéger le nom d’origine, elle ne donne cependant aux tribunaux aucune base certaine pour trancher cette question d’origine, or c’est » une des parties les plus délicates du problème, comme on a pu s’en rendre compte particulièrement un siècle plus tard.

La loi du 27 mars 1851 [9] et la loi du 5 mai 1855 [10] se sont occupées de la répression même des fraudes et s’appliquent notamment dans le cas de falsification par mélange de divers vins d’origine diverse dont le coupage est vendu sous le nom d’origine de l’un d’entre eux. Ces lois permettent de réprimer la fraude dès que le mélange frauduleux a été effectué et avant même que le produit soit mis en vente [11]. La loi du 13 mai 1863 a modifié l’article 423 du Code Pénal en y ajoutant la peine accessoire de la publicité des jugements de condamnation, publicité qui, en cette matière, peut jouer un rôle considérable.

Sous la IIIeRépublique de nombreux projets de répression des fraudes furent déposés : en 1885, par M. Gourot, ministre de l’Agriculture ; puis en 1888, par M. Sais, député de l’Hérault et enfin, en 1898, par M. Méline, ministre de l’Agriculture. Après avoir été adopté par le Sénat, puis laissé de côté, ce dernier projet fut repris en 1903 et devint la loi du 1er Août l905 sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles. La loi de 1905 et les lois et décrets qui en ont découlé et qui ont amené la délimitation feront l’objet d’une étude toute particulière.

Il n’est pas possible de terminer cette esquisse de notre législation sans dire un mot de l’effort, considérable pour l’époque, qui a été accompli par la signature des premières conventions internationales. La Convention d’Union de Paris du 20 mars l883 pour la protection de la propriété industrielle, prévoit, par son article 10, la saisie à l’importation des produits portant faussement comme indication de provenance le nom d’une localité déterminée, lorsque cette indication sera jointe à un nom commercial fictif ou emprunté dans une intention frauduleuse. La Convention de Paris offre surtout de l’intérêt au point de vue de la protection à l’étranger, mais les questions soulevées par son application en France ont été l’objet de discussions interminables.

Peut-on considérer qu’une Convention Internationale, ratifiée par le Parlement Français, a force de loi en France et qu’en outre elle doit prendre le pas sur les lois intérieures, et empêcher leur application si elles se trouvent en contradiction avec la Convention internationale ? [12]

Le traité international s’impose aux Etats signataires et c’est lui qui forme la base qui régit leurs rapports réciproques. Qu’il s’agisse d’un traité particulier entre deux pays ou d’une convention comportant un grand nombre d’adhérents, la situation semble bien être la même. Les parties apparaissent comme liées d’une manière absolue par le texte du traité ; elles doivent donc, pour l’observer loyalement, y conformer leur législation et leur jurisprudence. C’est ce que n’ont pas manqué d’invoquer les détracteurs delà Convention de l883 en prétendant qu’elle constituait un recul de la législation française antérieure et que, pour une protection inefficace à l’étranger, elle aboutissait à nous supprimer en France celle dont nous jouissions. — D’autres sont tombés dans l’excès contraire et ont prétendu que les français, dans leurs rapports entre eux, ne pouvaient faire état de la Convention de Paris, dont les effets étaient limitativement réservés au droit international.

Une argumentation beaucoup plus satisfaisante en pratique a été développée déjà par les délégués français à la Conférence : [13] la Convention constitue un minimum de protection que les Etats signataires sont tenus d’accorder, mais, comme l’a fait remarquer M. Lacour en commentant les paroles de M. Bozerian, chaque Etat conserve la faculté d’appliquer des dispositions légales plus fortement répressives que celles contenues dans la Convention. Cette idée a été développée très nettement par les négociateurs de Madrid en 1891 : L’art. 10 de la Convention est un minimum exigé de tous les Etats contractants et qui n’empêche aucun d’eux de demander davantage. Le Gouvernement Français a toujours considéré et considère encore que cet article a laissé aux lois françaises de 1824 et 1857 leur pleine vigueur. Cette théorie se trouve consacrée par les nouvelles lois anglaises [14] et brésiliennes [15] qui frappent les fausses indications de provenance, alors même qu’elles ne sont accompagnées d’aucun nom commercial [16].

D’autres pays encore ont fait, postérieurement à la Signature de 1883, des lois prévoyant des mesures plus protectrices, notamment les Pays-Bas [17] et la Suisse [18], ce qui confirme donc bien le point de vue exposé à la conférence : les pays signataires se sont mis d’accord pour réprimer les fraudes les plus grossières, laissant à chacun d’eux le soin de compléter la protection, s’il le jugeait à propos, par sa propre législation.

On répond à cette constatation des paroles et des actes des divers gouvernements par cette considération que les lois intérieures votées après la promulgation de la Convention de l883, malgré l’idée de protection fort louable qu’elles préconisent, ont leurs effets restreints aux étrangers des pays non-signataires. — Une telle conséquence nous paraît on ne peut plus choquante : les produits du pays adhérent à la Convention pourraient être victimes d’abus fort graves, alors que ceux d’autres pays non-signataires auraient une situation privilégiée ! C’est un résultat que les signataires de la Convention n’ont certes jamais voulu, car il eût été trop manifestement contraire aux intentions manifestées par les négociateurs.

Aussi la jurisprudence française a-t-elle considéré qu’elle pouvait s’appuyer, soit sur les anciens textes, soit sur les Conventions ratifiées par la France [19]. C’est donc l’adhésion à la théorie du minimum. — Cette discussion a perdu son intérêt pratique, depuis que la loi française du 1er juillet 1906 a précisé que les Français peuvent invoquer le bénéfice des dispositions de la Convention de l883 qui seraient plus favorables pour eux que celles de la législation française.

L’arrangement de Madrid du 14 avril 1891 pour la répression des fausses indications de provenance, obtient le même sort et il a force de loi intérieure à dater du 15avril 1892. Nous aurons à l’étudier longuement au point de vue du respect de l’appellation à l’étranger.

L’art. 15 du tarif général des douanes de 1892 a prohibé l’introduction de tout produit étranger portant une indication quelconque de nature à faire croire qu’il est d’origine française, ce qui protège d’une façon absolue contre l’introduction en France de vin étranger portant l’appellation Champagne. Il est regrettable que cette loi n’ait pas visé également les fausses indications de provenance étrangère, car si nous voulons faire assurer au dehors à nos produits une protection efficace contre les usurpations, nous devons en même temps assurer celle des marchandises étrangères. A notre avis, le texte de l’article l5 devrait prohiber tous les produits portant une indication quelconque de nature à faire croire à une origine autre que l’origine véritable. C’est en ce sens qu’est rédigée du reste la proposition de loi votée par la Chambre le 12 juin 1919 et le 26 avril 1920 [20], après quelques modifications apportées par le Sénat.

Notes

[1Art. 1382 C. C. « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

[2Paris 2 août 1844 (SIRHY 44-2-667). Tr. corr. Privas 23 juillet 1880 (S. 81-2-23) voir GARRAUD, t. 6 § 2482 p. 156.

[3Voir Paris 5 Févr. 1870 (Annales 70-209) ; Cass. req., 26 Avril 1872 (DALLOÎ 74-1-47). Consulter POUILLET, Tr.des marques de fabrique n° 751 ; VALLÉ, La fausse indication de provenance des produits vinicoles, p. 21.

[4Seine 3 Juill. 1863 (Ann. 65-38) ; Lyon, 4 juin 1910 (Ann. 11-2-6).

[5Pour la région de Cognac, Bordeaux 11 août 1886 (Ann. 88. 345) ; Cass. civ.2 juil. 1888 (D.89-1-111) ; pour la Champagne arrêts d’Angers etc...v. infra Chap. m et iv ; pour la région de Sauternes, Versailles, 23 fév. 1888 (Ann. 88-349) ; Saint-Emilion, Bordeaux 16 décembre 1897 (Ann. 00-5).

[6Cass. 27 fév : 1880 (Ann. 80-179).

[7Douai 21 janv. 1887 (Ann. 88-93). Bordeaux 2 mars 1887 (Gaz. Pal. 88-1-515).

[8Cass. crim. 23 janv. 1892 (D. 92-1-394). Amiens (Cour de renvoi) 23 juil. 1892 (D. 96-1-23)

[9La loi du 27 mars 1851 déclare les peines portées par l’art. 423 du Code Pénal applicables : 1° à ceux qui falsifieront des substances ou denrées alimentaires destinées à être vendues ; 2° à ceux qui vendront ou mettront en vente des substances ou denrées alimentaires ou médicamenteuses qu’ils sauront être falsifiées ou corrompues.

[10Par la loi du 5 mars 1855, les dispositions de la loi de 1851 sont rendues applicables aux boissons.

[11Une application intéressante a été faite dans le cas d’un négociant du Bordelais qui apportait en société sous les noms de « Saint-Julien », « Pauillac » et « Saint-Estèphe », des coupages de vins de Libourne et Blaye (Cass. 14 mai 1858- Dalioz 1858-1-232).

[12Voir sur cette question MARC NOËL : De l’autorité des traités comparée à celle des lois — Paris 1921.

[13Voir Bozerian, la Convention Internationnalle de 1883, Lacour, Des fausses indications de provenance, p. 138 et s., Vallé op. cit., p. 157 et suiv.

[14Lois du 23 août 1887, modifiée par la loi du 11 mai 1891. Rec. Propr. Ind. 1. 507 et 525.

[15Loi 14 oct. 1887 Rec. Prop. Ind. V1I.224.

[16Procès-verbaux de la Conférence de Madrid, page 97. — Explications de M. NICOLAS, délégué français.

[1722 juillet 1885. Bull. Off. Propr. Ind. et Comm. 1885-2-406.

[18Loi fédérale du 26 sept. 1890 et règlement d’exécution du 7 avril 1891 (Rec, Prop, Ind. II 569 et 681).

[19Cour de Paris 18 nov. 1892 (Ann. 96-154), Cour de Rouen 26 juin 1900 et Cass. 22 juillet 1901 (DALLQZ 1902-1-65. Ann. 1900-189)

[20Journal officiel du 27 avril 1920 : Débats Chambre p. 1376. Voir Bull. Ass. franc. 1920 p. 78, rapport FERNAND-JACO. — Texte voté le 26 avril 1920 : "Sont prohibés à rentrée, exclus de l’entrepôt et du transit, tous les produits étrangers, naturels ou fabriqués, portant soit sur eux-mêmes, soit sur leurs emballages intérieurs ou extérieurs, caisses, ballots, enveloppes, bandes ou étiquettes etc... une marque de commerce, un nom, un signe ou une indication quelconques, si cette inscription n’est suivie de la mention exacte et intégrale, en français, du pays dans lequel ce produit a été récolté ou fabriqué.
Cette mention fera corps avec les précédentes et sera inscrite en caractères de mêmes dimensions, nature et visibilité".