UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

La protection des vins de champagne par l’appellation Roger Hodez

Chapitre VIII

Effet dan le temps des Mesures de Délimitation

Le décret du 17 décembre 1908, publié au Journal Officiel le 4 janvier 1909, délimite la région qui a droit à l’appellation « Champagne » et décide qu’à partir de la promulgation du présent décret l’appellation régionale « Champagne » est exclusivement réservée aux vins récoltés et manipulés entièrement dans les territoires ci-après délimités » ; les arrondissements viticoles de l’Aube, dont les réclamations avaient soulevé de vives discussions, en étaient exclus. Ainsi donc le négociant de l’Aube qui, jusque là, avait pu vendre sous l’appellation « Champagne » le vin récolté et fabriqué dans son département, s’en voyait privé pour l’avenir.
Cependant un négociant de Bar-sur-Aube qui avait déjà effectué de nombreux dépôts de marques portant le mot « Champagne », s’empressait de déposer, entre la date de signature du décret et sa publication, trois nouvelles marques dans lesquelles en particulier le mot « Champagne » était apposé à côté de celui de « Bar-sur-Aube », association qui paraissait incompatible. Les négociants et vignerons de la région délimitée s’en émurent et considérèrent cette manifestation comme un « casus belli ». Les hostilités s’entamèrent devant le Tribunal civil de Bar-sur-Aube et le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne, arguant de ce qu’il a pour droit de faire cesser tout usage illicite du mot « Champagne » et de ses dérivés pouvant prêter à confusion, demandait au Tribunal de prononcer la nullité des marques comportant le mot « Champagne » et d’ordonner leur radiation des registres publics où elles étaient inscrites.
Le procès se trouvait porté sur un des terrains les plus délicats, celui de la rétroactivité des lois. Lorsque les effets de la loi ne contrarient que de simples expectatives, celle-ci s’applique sans hésitation, mais lorsqu’elle touche à des droits, quels qu’ils soient, la question de la non-rétroactivité se pose dans toute son acuité [1]. Il est admis qu’il y a rétroactivité, « quand on efface dans le passé les effets déjà produits d’un acte ou d’un fait antérieur, ou, en termes plus simples, quand on nous ravit un droit dans le passé même ». [2] Mais la question est plus discutée lorsqu’il s’agit des effets de la loi pour l’avenir : La théorie classique en la matière est que la loi nouvelle modifiant la loi ou l’état de choses ancien ne peut « ipso facto », porter atteinte aux effets sur lesquels les particuliers pouvaient compter et qui représentaient pour eux des droits acquis [3]. Cette thèse si attirante en apparence se heurte cependant aux inconvénients les plus graves : l’intérêt social exige souvent en effet que la loi nouvelle soit rendue applicable immédiatement. Considérer comme un droit acquis et intangible le droit d’un négociant de l’Aube à la propriété et à l’usage d’une marque « Champagne » qu’il a déposée et employée antérieurement, serait rendre la ; loi lettre morte [4] : .celle-ci a en effet décidé que « les décrets procéderont à la délimitation des régions pouvant prétendre « exclusivement » aux appellations de provenance des produits.
Le droit de la zone délimitée est donc de s’opposer à toute extension, fut-elle restreinte à des cas particuliers. La théorie, de M. Planiol [5] est beaucoup moins restrictive des effets de la loi nouvelle, que la théorie classique : d’après lui, c’est une erreur de croire que lorsqu’un, état, de droit ancien se trouve modifié par la loi nouvelle, il y ait un cas de rétroactivité.

« Une loi nouvelle peut modifier un état de droit résultant de faits antérieurs ; si elle le régit pour l’avenir seulement et à compter de sa « promulgation, il n’y a dans son application aucun effet rétroactif... En effet, le législateur ne nous garantit nullement l’exercice indéfini dans l’avenir de nos droits actuels ; ces droits n’existant et ne durent qu’autant que la loi qui les régit et qui les permet ; ils doivent subir l’effet de font changement de législation ».
Beaucoup d’auteurs, partisans de la théorie classique ont dû reconnaître que « les lois qui suppriment certains droits d’une manière absolue ou qui en modifient les caractères ou les effets légaux, frappent par leur nature même les droits acquis avant la promulgation » [6]. La jurisprudence, quoique assez disposée à ménager les droits acquis, s’est vue obligée cependant d’appliquer immédiatement certaines lois, notamment celles qui établissent des formalités nouvelles ; mais toutes les fois qu’il a paru possible d’arriver sans trop tarder à l’application intégrale de la loi, en laissant les anciennes situations se liquider tout en produisant leurs effets. cette solution a rencontré la faveur des juges. Dans l’espèce toutefois, il était absolument incompatible avec l’esprit de la loi, de maintenir aux négociants de l’Aube exclue, le droit à l’appellation « Champagne » dont ils avaient usé antérieurement. C’eût été annuler pratiquement le décret.
Le Syndicat demandeur soutint cette thèse que le décret ne créait pas à proprement parler de situation nouvelle, mais était plutôt interprétatif des usages locaux, loyaux et constants visés par la loi du 5 août 1908 ; l’application stricte et immédiate de la délimitation était donc dans cette hypothèse inévitable.

En fait, le Tribunal ne fut point forcé de se prononcer d’une façon formelle sur la nature et les conséquences du décret du 17 décembre 1908 ; il aurait pu interdire au défendeur de faire usage du mot « Champagne » sur ses produits, et ses papiers. Mais ce n’était pas là la question qu’il était appelé à résoudre : le demandeur avait sollicité directement l’annulation des marques déposées aussi bien avant le 17 décembre 1908 qu’entre cette date et le 4 janvier 1909. Le Tribunal [7] n’admit aucune différence de traitement pour ces dernières, car c’est la date de publication seule qui importe en France. Le caractère déclaratif et non acquisitif du dépôt des marques ne lui permettait pas d’ordonner la nullité et la radiation de marques contenant une fausse appellation de provenance ; le défendeur pouvait avoir un intérêt légitime à se réserver les avantages résultant de l’antériorité de son dépôt ; seules des modifications auraient pu être ordonnées : des Tribunaux de Commerce se sont reconnus compétents pour cela à l’occasion d’affaires de contrefaçon et cela du reste aurait eu le même résultat pour les Marnais que la radiation [8]. Mais la demande en modification ou en nullité du dépôt doit être appuyée par la preuve du préjudice causé ; or, dit le tribunal de Bar-sur-Aube, il n’y a aucun préjudice actuel et certain.
Les Tribunaux n’exigent pas toujours la réunion de ces deux conditions : en effet, ils peuvent condamner pour un préjudice qui se continue, par exemple, en matière d’accident de travail et même pour un préjudice uniquement futur, lorsqu’il est certain. Mais la difficulté, dans l’affaire de Bar-sur-Aube, venait de ce qu’il n’était pas prouvé que le défendeur eût effectué des ventes sous les marques critiquables et qu’il se pouvait fort bien qu’il ne les exploitât jamais ou bien qu’il se réservât de ne s’en servir qu’au cas où ultérieurement Bar-sur-Aube viendrait à être incorporé à la Champagne viticole.
La question d’usage de l’appellation « Champagne » se posa quelques mois plus tard devant la même juridiction et entre les mêmes parties, à propos de vins récoltés par le défendeur avant le décret et’ expédiés depuis par lui comme « Champagne ». Les termes formels du décret ne semblaient laisser aucun doute et y partir de sa promulgation aucun vin de l’Aube n’aurait dû être vendu sous l’appellation « Champagne ».
Il ne faut pas dissimuler que cette conséquence eût été très dure pour le négociant de l’Aube dont le stock se trouvait déclassé d’un trait de plume. En poussant même la chose plus loin, le détaillant qui avait acheté du vin de l’Aube avant le décret, se serait vu forcé d’en modifier la désignation et probablement l’étiquettes du prix. Pour lé négociant comme pour le détaillant, le préjudice eût été évidemment beaucoup plus appréciable que celui qui pouvait : atteindre le récoltant : ou le fabricant qui, aux vendanges suivantes, serait obliger de s’abstenir da l’emploi de l’appellation : « Champagne » pour les vins mousseux.
Le caractère pénal de la loi de 1905 permettait d’en d’apprécier restrictivement les conséquences et d’appliquer le principe de : la non rétroactivité dans toute sa rigueur, de manière à choisir la solution. la puis libérale et la moins préjudiciable aux intérêts et aux droits des parties qui peuvent tomber sous le coup de la loi pénale. C’est en ce sens. que la Cour de Cassation a tranché dans un arrêté de la Chambre civile du 3 avril 1837, en refusant de considérer comme des objets de fraude des marchandises fabriquées avant la loi et c’est également ainsi que le tribunal de Bar-sur-Aube décidât (28 janvier 1910). La Cour d’Appel de Paris confirma que « ces vins qui pouvaient, au moment de leur mise en bouteille être légitimement qualifiés « Champagne » et être vendus ; sous cette qualification, n’ont pas perdu, par l’effet seul du décret et des lois des 1er août 1905 et 5 août 1908, une dénomination qui leur appartenait légitimement et sous laquelle le défendeur avait le droit de les mettre en vente ».(Arrêt du 23 juin 1910) [9]
En fait, l’Administration, se rendant compte des difficultés, créées par l’absence de dispositions transitoires dans le décret du 4 janvier 1909, avait cru bon d’y suppléer par des instructions dont le caractère et la valeur furent sérieusement discutés devant le Tribunal et la Cour. Un recensement des stocks fut effectué, et le Service de la Répression des Fraudes décida, par lettre du 3 juillet 1909, d’autoriser jusqu’au 1er juillet 1910 ; l’écoulement des produits en cave ou en magasin et prêts à la vente avant le 17 décembre 1908 [10]. Mais à partir du 1er juillet 1910, on peut considérer que la délimitation a reçu son plein effet et que le vin de l’Aube ne pouvait plus être écoulé comme "Champagne".

Notes

[1Voir note de M. DEMOGUE sous jugement de Bar-sur-Aube S. 10-II-25.

[2De VAREILLES-SOMMIERES : Une théorie nouvelle sur la non-rétroactivité des lois. Revue critique 1893, p. 444 et suiv.

[3En ce sens COLMET DE SANTERRE : Cours anal. Code Civil, T1, n° 9 bis, II, AUBRY et RAU : 5è édition, T. I. § 30 ; BAUDRY-LACANTINERIE et HOUQUES-FOURCADE : Traité des personnes, 3e éd. T. I. n° 129, etc.

[4C’est une théorie qui semble savoir été soutenue très sérieusement en, Espagne : l’Arrangement de Madrid du 14 avril, 1891, sur les fausses indications de provenance a été ratifié par l’Espagne, le 7 novembre 1893, et ses dispositions ont- été en grande partie reproduites dans la Ley de proprietad industrial du 16 mai 1902 ; celui qui, antérieurement à cette dernière date ou à plus forte raison à la première à déposer une marque comportant une fausse appellation d’origine, ne peut être privé de la jouissance du droit qu’il a acquis a l’usage de ladite marque. Voir infra. p. 245.

[5PLANIOL : .Traité élém. de Droit-Civil, .6e édition, Tome J n0 256.

[6AUBKY et RAU (5c éd., T. 1, p. 128, § 31). Voir également BAUDRY-LACAUTINERIE et HOUQUES-FOURCADE, op. cit., no 143 etc...

[7Bar-sur-Aube, 9 juill. 1909. S. 1910-2-25.

[8Trib. Comm. Reims, 10 avril 1906 (Ann. 09, n° 90) et 13 déc. 1907 (Ann. 09-212).

[9Ann. 1911-131.

[10Il est à remarquer que le ministre de l’Agriculture ne visait pas les vins "mis en préparation" après le 17 décembre 1908. On peut se demander quel était le sort qu’il entendait réserver aux vins dont la fabrication était commencée à cette date, mais non terminée. Il semble qu’en fait un forfait quantitatif ait été appliqué, grâce au recensement de la régie.