Au XIXe siècle, la bourgeoisie du champagne a fait fortune. Elle veut désormais la reconnaissance sociale et pour cela multiplie les alliances avec l’aristocratie. Celle-ci renforcera le réseau international des maisons. Elle contribuera à apporter au champagne ce mélange d’art de vivre et d’excentricité propre à la noblesse française. Bertrand de Mun incarne cette aristocratie avant-gardiste qui secouera le conservatisme des maisons et sera à l’origine d’une organisation professionnelle originale permettant de répartir de manière équitable les bénéfices du champagne.
Yves Tesson, Docteur de l’université Paris-Sorbonne
La revue des deux mondes, hors-série Patrimoine champagne 2016
Bertrand de Mun, jeune officier de cavalerie, intègre la maison Clicquot en 1898 à la suite de son mariage avec Marcelle Werlé, la fille d’Alfred Werlé. Il est le fils du célèbre député catholique social Albert de Mun, celui-là même qui, après la parution de l’encyclique du pape Léon XIII « Au milieu des sollicitudes » a accepté de rallier la République. Albert de Mun a été le compagnon de La Tour du Pin et fut l’un des fondateurs des Cercles catholiques ouvriers, œuvrant pour la réconciliation du capital et du travail contre la paupérisation engendrée par la nouvelle société industrielle. Cet héritage idéologique a profondément marqué son fils Bertrand et contribué à la genèse du modèle social champenois.
Si les grandes personnalités du vignoble se sont souvent rattachées au courant radical-socialiste, sans doute en raison du caractère morcelé de la structure foncière, les négociants sont dans l’ensemble de sensibilité catholique sociale. Bertrand de Mun, qui sera à deux reprises député de la Marne, l’assume pleinement. Il milite dans les rangs du parti fondé par son père, l’Action libérale populaire, où il mène un combat sans merci contre les mesures prises à l’encontre de l’Église, mesures dans lesquelles il voit l’origine même de la crise sociale ouvrière.
En supprimant les œuvres privées de charité des congrégations, on aurait détruit un système de protection sociale efficace sans pour autant le remplacer. Bertrand de Mun conteste ainsi la nouvelle idéologie du « solidarisme » portée par un autre Champenois d’adoption, Léon Bourgeois, soulignant que la charité qui peut être « fraternelle » n’a rien à lui envier. Il rappelle que les catholiques ont eu leur part dans la législation qui protège les ouvriers, lui-même militera en faveur de la loi sur les assurances sociales dans les années 20.
Il s’inquiète aussi des attaques contre l’enseignement religieux qui remettent en cause la liberté et l’égalité des chances. Il dénonce alors les écoles laïques qui, en fait de neutralité, professent l’athéisme. Or, la foi procure aux plus démunis une espérance consolatrice et les radicaux mettraient ainsi en danger l’ordre social en leur fermant cet horizon, faisant le lit de la délinquance et du collectivisme. Ce dernier courant politique constitue à ses yeux une pure idéologie. Élaborée par des intellectuels, elle se détache de toute expérience empirique et des véritables besoins des travailleurs. Elle incarne une doctrine haineuse qui dresse les classes les unes contre les autres. Bertrand de Mun ne s’oppose pas pour autant au syndicalisme, mais revendique un syndicalisme au service de la profession et indépendant des
questions politiques. Le principe de l’internationale choque par ailleurs le patriotisme de cet ancien militaire. Sans doute cette vision sociale permet-elle d’expliquer le soutien qu’il manifeste aux Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, dont la volonté de défendre la nation et de faire « le bonheur de l’ouvrier, du peuple entier, par la prospérité du patronat » rejoignaient certaines de ses convictions.
Pour Bertrand de Mun, défendre la religion, c’est aussi défendre le droit de vote des femmes, que la gauche leur refuse du fait de leur foi plus ancrée et de leur conservatisme supposé. Ainsi soutient-il la Ligue des femmes rémoises où milite son épouse. La femme, qui a en charge l’éducation des enfants, serait davantage tournée
vers l’avenir. Par ailleurs, dans la mesure où elle a envahi le monde du travail, la maintenir à l’écart de la politique semble illégitime.
Bertrand de Mun trouvera dans le champagne une organisation déjà en phase avec sa vision sociale : les maisons rémoises, dès le XIXe siècle, sans doute en raison de l’origine allemande de beaucoup de leurs patrons marqués par l’influence du mutualisme rhénan, disposaient d’un système de protection pour leurs ouvriers. Il est vrai que le champagne avait besoin d’un personnel stable et moral. La main-d’œuvre dispersée en petites équipes dans les labyrinthes des caves fonctionnait de manière autonome et était difficile à surveiller. De même, le caractère semi-mécanisé de la production jusqu’en 1945 a retardé la taylorisation et nécessitait une formation d’une certaine durée. Or, la main-d’œuvre industrielle de la fin du XIXe siècle se caractérise par son instabilité : issue de l’exode rural, c’est une population déracinée, « nomade » et qui se trouve sans repère dans les vastes agglomérations urbaines. La Corporation des tonneliers à Reims, dont Bertrand de Mun fut président d’honneur, répondait à cette double problématique de stabilisation matérielle et morale. Celle-ci constituait une société de secours mutuels, en grande partie financée par les maisons, mais cogérée avec le personnel de cette industrie.
Très puissante sous l’Ancien Régime, la Corporation fut reconstituée en 1830 et ne cessa d’élargir tout au long du XIXele champ de ses solidarités. Au début du XXe siècle, elle assurait aux ouvriers des pensions d’invalidité, le remboursement des secours médicaux et des funérailles. Elle disposait d’un bureau de placement. En cas de conflit social, elle jouait le rôle d’arbitre médiateur, ce qu’elle fit notamment en 1936.
De fait, la Corporation permettait de surmonter les oppositions de classes et créait une forme de nationalisme de profession. Celui-ci se manifestait en particulier lors de la fête annuelle de saint Jean-Baptiste. Une course de tonneaux avait lieu permettant aux cavistes les plus habiles de chaque maison de se mesurer. À chaque fois un négociant différent ouvrait ses celliers pour accueillir un grand banquet réunissant l’ensemble des personnels, des cadres et des patrons. C’était l’occasion de comparer les vins de chacun, mais aussi d’entendre les discours patronaux. Elle était à tous points de vue l’anti-Premier mai et était fustigée comme telle par la CGT.
Vitrine sociale de la profession, la Corporation obtint plusieurs récompenses aux expositions universelles. Elle avait le mérite de remplir les mêmes objectifs que les politiques sociales individuelles des maisons mais en évitant d’être taxée de paternalisme grâce à son caractère collectif, participatif, et à l’indépendance qu’elle lassait aux ouvriers, ceux-ci pouvant quitter leur maison en conservant leurs droits. Cela lui valait la bienveillance des pouvoirs publics, certains radicaux y voyant même la résurgence de l’idéal de 1848.
C’est au sein de sa propre maison que Bertrand de Mun appliqua en priorité ses idées. Dès sa prise en main de l’entreprise à la mort de son beau-père, en 1908, il met en place tout un système de protection sociale pour ses ouvriers. Il s’agit en priorité de pallier leur imprévoyance en versant d’un côté un revenu minimum vital et de l’autre des primes correspondant à toutes les dépenses occasionnelles de l’existence pour lesquelles le personnel oublie souvent d’épargner (naissance, baptême, première communion, allocations familiales, mariage, décès). La maison assure un plein salaire en cas de maladie la première semaine, puis un demi-salaire. Elle veille à la santé des enfants par le biais d’une Goutte de lait. Si la société verse des retraites, elle préfère néanmoins garder le plus longtemps possible les anciens au travail. Même si leur productivité est désormais plus faible, leur passé dans la maison en fait des références pour les plus jeunes dont le travail est ainsi encouragé.
La Première Guerre mondiale remet en cause ce modèle. La maison est en effet détruite. Sur ses quatre cents ouvriers, on compte quarante morts et un nombre supérieur encore de blessés. Beaucoup de familles rechignent à se réinstaller dans une ville en ruine en dépit des primes d’encouragement. Le nouveau personnel, constitué en partie d’immigrés, est beaucoup moins stable et moral, tout le travail d’éducation est à reprendre de zéro. La maison n’a plus les mêmes moyens qu’en 1914 alors que dans les tranchées les habitudes de consommation des ouvriers ont évolué (viande, tabac, journaux).
En 1919, pour la première fois, une grève éclate dans les maisons de champagne rémoises, et les cavistes adhèrent en masse à la CGT. Pour Bertrand de Mun, c’est une profonde remise en question car les leaders ne sont pas ceux qu’il pensait : ce sont les ouvriers les plus sérieux, souvent d’anciens combattants ou prisonniers de guerre que la maison a particulièrement aidés pendant le conflit.
En 1928, alors que la maison a retrouvé sa prospérité, Bertrand de Mun commande à son gendre, Bertrand de Vogüé, une monographie sur les conditions de vie de ses ouvriers cavistes. Celle-ci rappelle la méthodologie de l’ingénieur social préconisée par Frédéric Le Play : avant toute mesure et tout préjugé, il s’agit d’observer les besoins du personnel qui sont toujours spécifiques d’une entreprise à l’autre. Une seconde monographie doit d’ailleurs être consacrée au personnel vigneron. La première partie, descriptive, s’appuie sur une enquête auprès de soixante familles de la maison, la seconde propose une série de solutions. Le social apparaît alors
moins comme une question idéologique qu’un problème technique.
Dans le même temps, Bertrand de Mun met en place un service social géré par une surintendante d’usine, Mlle Goût. Une part de son rôle est comparable à celui des assistantes sociales. Elle doit suivre au jour le jour les familles des ouvriers. Elle a en charge la gestion d’une part des temps de loisirs des enfants, auxquels elle propose des activités sportives, culturelles mais aussi des « causeries morales ».
Ce service social va constituer l’embryon des futurs services de ressources humaines. Étant donné sa connaissance des familles ouvrières, on prend l’habitude de consulter Mlle Goût sur les questions de recrutement. De même, elle demandera à être informée lorsque la direction procédera à des licenciements. C’est elle enfin qui vérifiera la conformité au droit des conditions de travail. La surintendante a rang de cadre supérieur et n’en réfère qu’à la direction ce qui suscite beaucoup de jalousies. Mais elle permet aux patrons d’avoir un moyen de connaître directement les conditions de vie et de travail du personnel et de court-circuiter la hiérarchie pour recouper l’information.
Au cours des années 30, la surintendante permettra par son ingéniosité de conserver une véritable protection sociale avec des moyens réduits, parvenant selon sa propre expression à combiner « prévoyance et générosité ». Elle professionnalise alors l’assistance qu’elle suit avec des statistiques détaillées et met en place un économat réalisant pour le personnel des achats groupés. En bonne éducatrice, elle espace de plus en plus les commandes pour apprendre aux ouvriers à budgétiser. On devine que l’objectif à terme est de ne plus avoir à dispenser une multitude de primes et de verser en une seule fois le salaire. Aussi le paternalisme de la maison ne cherche-t-il pas à infantiliser pour mieux dominer mais à faire grandir.
Si l’on observe l’œuvre de Bertrand de Mun sur le plan interprofessionnel, celle-ci se place dans la même perspective, la responsabilisation progressive des vignerons dans la gestion de la Champagne viticole et le passage d’une forme de paternalisme du négoce vers des relations plus paritaires.
Au cours de la Première Guerre mondiale, Bertrand de Mun, mobilisé à l’état-major de la 10e armée, ne renouvelle pas son mandat à la tête du Syndicat du commerce des vins de Champagne (SCVC), dont il continue toutefois à servir de relais politique en tant que député.
Il intervient notamment pour obtenir des garanties de la part de l’Etat quant au respect de la mise en veille des affaires commerciales des maisons de champagne allemandes sous séquestre.
Démobilisé, il choisit de mettre entre parenthèses sa carrière politique pour se consacrer entièrement à la reconstruction d’une Champagne viticole sortie exsangue de la guerre. Il prend la présidence de l’Association viticole champenoise. Celle-ci,
constituée essentiellement de négociants, a été créée en 1898 pour soutenir les vignerons contre les ravages du phylloxéra.
Or, faute de soins, le fléau a davantage progressé pendant les quatre années de conflit qu’il ne l’avait fait en trente ans.
Bertrand de Mun fait doubler les cotisations. Mais, pour favoriser la replantation, il lui apparaît également indispensable de renforcer la collaboration entre vignerons et négociants alors que les émeutes de 1911 avaient laissé de profondes blessures.
C’est dans cette optique qu’en 1919 il recrute Georges Chappaz comme directeur de l’AVC. Placé ici en service détaché par son ministère, cet ancien professeur départemental d’agriculture est reconnu par tous pour ses compétences techniques. Il apparaît ainsi aux yeux des vignerons comme un agent neutre dont les décisions et les avis seront davantage entendus que ceux d’un négociant.
Georges Chappaz avec l’appui de Bertrand de Mun va alors faire de l’AVC un outil de rapprochement entre les deux camps et de ce fait l’embryon de la future interprofession. L’AVC profitera du consensus qu’elle a su construire sur les questions techniques relativement apolitiques pour élargir ses domaines d’intervention vers les problématiques économiques et sociales plus délicates.
L’AVC encourage une revalorisation des prix du raisin. Elle soutient un projet de convention garantissant le prix d’achat sur cinq années. Celui-ci n’aboutira pas en raison des difficultés des vignerons des différents crus à s’accorder sur la question. Toutefois, il témoigne déjà d’une volonté d’organisation du marché et d’une soif d’équité alors que jusqu’ici le négoce avait souvent profité de sa concentration face à un vignoble atomisé pour imposer ses prix.
L’AVC s’intéresse au renouvellement des débouchés du champagne en encourageant la constitution d’un Comité de Propagande, cogéré par le Syndicat général des vignerons (SGV) et le SCVC. On opère ainsi un renversement des solidarités.
Pour la première fois, ce sont les vignerons qui viennent au secours
des négociants dans un domaine dont ils avaient toujours été exclus. Cet organe permet d’accroître la compréhension mutuelle en informant les vignerons des marges et coûts supportés par les négociants et en leur permettant de mesurer les difficultés de la commercialisation.
L’AVC organise enfin des banquets annuels, réunissant vignerons et négociants. Le président du SCVC y prononce un discours résumant la situation économique du champagne et ses perspectives, une occasion pour les vignerons de comprendre que les prix qui leur sont imposés ne sont pas le fruit de l’arbitraire des maisons mais le résultat d’une conjoncture internationale à laquelle ils sont désormais initiés. Cette tradition, qui constitue la grande-messe annuelle du Champagne, s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui.
Dans le même temps, sur le plan national et international, Bertrand de Mun, qui remplit deux nouveaux mandats à la tête du SCVC (1926-1934), œuvre avec ardeur contre la vague protectionniste qui déferle dans le monde entier. Le champagne, dont le taux d’exportation avait pu atteindre entre 75 et 85 % à la fin du XIXe siècle, en souffre particulièrement. Fervent libéral, Bertrand de Mun s’oppose au protectionnisme du Midi viticole qui craint la concurrence des vins de masse italiens et grecs. Il fonde la Commission d’exportation des vins, ancêtre de la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux. Il profite aussi de sa position de député et de membre de la Commission des douanes pour pousser le gouvernement vers une politique moins défensive.
Bertrand de Mun s’engage au sein de la Ligue internationale contre les prohibitions. Le SCVC fait pour la première fois mention avec humour des ligues de tempérance dans le procès-verbal de son assemblée générale du 6 mai 1907 : « Depuis quelques année notre commerce a rencontré de nouveaux ennemis auxquels il ne s’attendait guère : les abstinents et buveurs d’eau. » En 1919, les États-Unis votent le Volstead Act qui supprime d’un seul coup le marché américain, lequel représentait avant guerre plus de 10 % du marché du champagne. Bertrand de Mun dénonce cette nouvelle « mystique » qui constituerait en réalité le « pire statut légal de l’alcoolisme ». Le régime favoriserait en effet les alcools forts souvent frelatés, contre les « vins naturels » à degré modéré, « hygiéniques » et meilleurs garants de la tempérance. Plus officieusement, le SCVC accueille sous la houlette de Marcel Heidsieck un Comité secret en charge de l’organisation de la contrebande vers les États-Unis. Cela vaudra aux négociants quelques difficultés pour prendre leurs distances, au lendemain de la Prohibition, avec leurs anciens associés.
Lorsque la Prohibition est abrogée, Bertrand de Mun initie un nouveau groupe de réflexion en charge de la reconquête du marché américain. Il participe à la tentative de mise en place d’un comité de propagande aux États-Unis mêmes dont l’objectif sera double : d’une part obtenir du gouvernement un abaissement des droits de douane élevés qui touchent le champagne, d’autre part financer grâce à une commission perçue sur chaque caisse importée une active propagande dans la presse. On recrute pour cela Jacques de Sieyès, ancien membre de l’ambassade de France, dont le réseau politique est considérable. Celui-ci entre en contact avec un magnat de la presse, George Putnam, lui-même très lié à un avocat ancien associé de Roosevelt. Dans la mesure où on ne peut passer par le Congrès où le lobby des producteurs californiens est puissant, on cherche à le contourner en passant par l’administration. Mais Bertrand de Mun est peu accoutumé au lobbying à l’américaine qui fonctionne à coups de dollars. Il fait marche arrière à la dernière minute. George Putnam qui s’était beaucoup investi se venge alors en lançant une vaste campagne de presse contre le champagne, ce vin qui continuerait à fermenter dans l’estomac.
Au début des années 30, Bertrand de Mun participe à la nouvelle Commission de défense et de propagande du vin de Champagne. Celle-ci est constituée sous la houlette du préfet de la Marne à la suite d’une sollicitation du SGV mettant en garde contre les conséquences de la crise dans le vignoble et soulignant la nécessité d’une réponse collective. Devant la fermeture des débouchés internationaux, le prix du raisin s’est effondré, tombant en dessous de 1 franc le kilo quand il atteignait 10 francs dans les années 20. La Champagne affronte un problème majeur de surproduction renforcé par l’élargissement vers l’Aube et la jeunesse du vignoble tout juste replanté. Cette Commission se veut d’abord un organe de réflexion, mais, en intégrant tous les représentants politiques de la Champagne, elle forme aussi une courroie de transmission qui permettra de transformer les idées émises en mesures législatives.
Au sein de cette Commission, un premier débat émerge autour de la publicité du champagne. Les vignerons remettent en cause l’efficacité des négociants dans la recherche des débouchés et déplorent l’absence de stratégie collective dans ce domaine, auquel ils souhaitent désormais s’associer plus étroitement.
Bertrand de Mun se montre dubitatif : les vignerons seraient obsédés par la nécessité de liquider leurs stocks et souhaiteraient employer des méthodes grossières qui pourraient nuire à l’image du champagne. Ainsi préconisent-ils une publicité directe alors que les maisons ont toujours préféré les relations publiques.
Le principe même de publicité collective gêne Bertrand de Mun, car, en associant toutes les marques, on laisse penser que toutes se valent. Chaque marque est unique, et c’est ce caractère unique qui fait le prestige d’un produit de luxe. Or, le SGV va jusqu’à envisager la création d’une marque collective.
Bertrand de Mun accepte cependant de participer au projet. D’une part, parce qu’il risquerait d’être mis en place sans le SCVC. Mais aussi parce qu’il perçoit une évolution des mentalités nuisible au champagne qui nécessite une campagne, non pas de réclame mais de propagande, c’est-à-dire consistant à agir sur le plan des idées. Au cours des Années folles, le champagne a pris une connotation sulfureuse, or la crise économique est perçue par les consommateurs comme la conséquence également d’une crise morale. Il convient de replacer le champagne dans le bon ton des fêtes familiales. Il faut aussi combattre la nouvelle mode des cocktails et s’adapter à une société dont le mouvement est permanent (restauration rapide, appartements sans cave).
Pour qu’une publicité collective soit crédible, il est nécessaire d’avoir une relative homogénéité de la qualité, une véritable identité. Il est donc crucial d’assortir cet effort commercial d’un effort dans l’homogénéisation des pratiques culturales. Un compromis se produit entre le vignoble et le négoce qui sera mis en œuvre dans le cadre d’un nouvel organisme créé en 1935 et connu sous le nom de Commission de Châlons. Le négoce consent à ce qu’un prix minimum obligatoire du raisin soit mis en place, en dessous duquel le droit à l’appellation sera retiré. En échange, le vignoble accepte de se soumettre à des règles autoritaires dans les pratiques culturales, notamment en ce qui concerne la taille. Cette régulation permet à la fois de réduire la quantité et d’augmenter la qualité. La Commission a également le pouvoir de fixer chaque année le rendement annuel, ce qui permettra de rester toujours en phase avec les besoins du marché et d’éviter une chute des prix en maintenant une certaine pénurie. Bertrand de Mun, qui n’est plus alors président du SCVC, y siège en tant que président de la Chambre de commerce de Reims. Il y défend une politique de prix élevés pour les raisins des grands crus, par crainte d’une chute des prix du champagne nuisible à son image de luxe. Ennemi juré des maisons de la "petite bouteille", il bataille également contre la réduction du temps obligatoire de vieillissement en caves. Mais les mesures sur la fixation des prix obligatoires sont pour lui une difficile concession, et il cherchera à revenir dessus, y voyant une dérive « étatiste ». De même, s’il se montre favorable aux coopératives de vinification permettant aux vignerons d’atténuer les variations de prix du raisin grâce à la mise en place de moyens de stockage, il s’inquiète de leur éventuelle évolution vers la commercialisation de leur propre champagne. Elles constitueraient alors une concurrence déloyale pour les maisons en raison de leurs avantages fiscaux.
En réalité, la nouvelle Commission de Châlons est avant tout le terrain d’action du frère du gendre de Bertrand de Mun, Robert-Jean de Vogüé, le futur patron de Moët & Chandon. Ce dernier est, sur bien des points, le fils spirituel de Bertrand de Mun. Tout comme lui, il appartient à une vieille famille de l’aristocratie et a d’abord envisagé une carrière militaire. Il n’est pas non plus champenois d’origine et est arrivé chez Moët & Chandon par le mariage. Catholique social convaincu, il publiera un ouvrage sur la cogestion. Il est enfin le fils d’une autre grande figure du catholicisme social, Louis de Vogüé, président de la Société des agriculteurs de France, grand artisan du mutualisme agricole et pionnier de la future Europe verte.
C’est grâce au soutien de Bertrand de Mun que Robert-Jean de Vogüé parviendra à mettre en place en 1941 le Comité interprofessionnel du vin de Champagne. Véritable petit gouvernement de la Champagne, celui-ci permettra de répartir de manière équitable le poids de l’Occupation entre tous les acteurs de la Champagne et de négocier les livraisons exigées par l’armée allemande. Si cet organisme constitue le prolongement de la Commission de Châlons, il profitera de la confusion de Vichy pour arracher au gouvernement des pouvoirs aujourd’hui jalousés.