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Qui a inventé le champagne ?

Jean-Luc Barbier, ancien directeur général du CIVC, nous entraîne dans une épopée passionnante à la recherche de l’inventeur du champagne.

Jean-Luc Barbier

La réponse à cette question semble évidente : dom Pierre Pérignon, moine bénédictin, procureur, c’est-à-dire chargé de la gestion des biens, de l’abbaye de Hautvillers, près d’Épernay, de 1668 jusqu’à sa mort en 1715, est le génial inventeur du champagne. Nombre d’articles, d’émissions de radio et de télévision le proclament et le répètent en France et dans le monde. Selon l’Encyclopédie Larousse en ligne, c’est lui qui « trouva un procédé permettant d’obtenir à coup sûr une mousse régulière dans la fabrication du champagne ». L’internaute lui attribue « une nouvelle méthode de pression du vin : la méthode champenoise ». Le site Internet que le Figaro consacré au vin va même plus loin :
« L’assemblage des trois cépages, le bouchon de liège, les bouteilles plus épaisses, le stockage dans les crayères, c’est lui ». La plupart des ouvrages sur le champagne et nombre de dictionnaires abondent dans la louange de dom Pérignon. Tout comme la littérature, à l’exemple de John Green qui écrit dans Nos étoiles contraires : « Savez-vous ce que dom Pérignon a dit après avoir inventé le champagne ? Il a appelé ses frères moines et leur a dit : venez vite, je goûte les étoiles ».
La multiplicité de ces propos convergents, et sans cesse répétés depuis longtemps, ne saurait décourager la recherche de la vérité historique. L’accumulation de telles affirmations ne constitue pas une preuve. Un examen attentif du sujet conduit à dénier au célèbre moine toute invention : dom Pérignon inventeur de l’effervescence, ce n’est qu’une légende. Pour autant, si les plus récentes découvertes scientifiques permettent désormais de tout savoir sur l’élaboration du vin, la formation de la mousse, la vie des bulles, leur nombre, leur diamètre, leur vitesse d’ascension dans le verre, l’origine du champagne demeure toujours quelque peu mystérieuse et nécessite l’intervention renouvelée des historiens à partir des pièces disponibles d’un puzzle complexe et aussi de la découverte de documents supplémentaires dans des archives encore inexplorées.

Légende et vérité

Un autre moine de l’abbaye de Hautvillers, son dernier procureur, dom Jean-Baptiste Grossard, est à l’origine de la légende.
Dans une lettre rédigée le 25 octobre 1821, il écrit que « c’est le fameux dom Pérignon [...] qui a trouvé le secret de faire le vin blanc mousseux ». Même si ce secret n’est pas précisé, nul ne songe à contester le propos du moine et la légende enfle d’années en années.
En 1861, le procès-verbal du Congrès archéologique de France conclut que « ce serait vers l’année 1695 qu’on aurait commencé à faire du vin blanc mousseux » et que « l’invention du procédé de cette fabrication doit être attribuée à dom Pérignon ». Les éloges dithyrambiques pleuvent : « un homme de génie », « un bienfaiteur de l’humanité ». Des rues Dom Pérignon, « inventeur du champagne », sont inaugurées dans de nombreux villages champenois à la fin du XIXe siècle. Des statues sont érigées, Hautvillers se proclame « le berceau du champagne ». Dans ce même village, du 26 au 28 juin 1932, le Comité de propagande des vins de Champagne organise les « Fêtes du 250e anniversaire de la découverte du champagne par dom Pérignon ». À son tour, le 25 mai 1952, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne organise une fête grandiose pour « célébrer la mémoire de dom Pérignon, initiateur du vin de Champagne ». Même l’érudit René Gandiihon, auteur en 1968 d’une magistrale biographie du dom procureur, se laisse aller à colporter la légende en s’enthousiasmant devant « la science du révérend père pour obtenir un excellent vin mousseux » [1].

Quelques rares voix discordantes s’élevèrent cependant. Roger Dion, dans son Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, publiée en 1959 aux Éditions du CNRS, retire tout rôle à dom Pérignon, mais ne propose aucune alternative. Plus prudents, les chroniqueurs gastronomiques Gault et Millau considèrent, en 1969, dans le Nouveau Guide Julliard du champagne, que « La tendance des historiens du vin est de diminuer considérablement l’apport de ce moine désigné rétrospectivement comme créateur du champagne ». C’est François Bonal, ancien délégué aux relations Publiques du Comité interprofessionnel du vin de Champagne, qui anéantit la légende en 1995 [2]. Son argumentation est simple : « Aucun document n’indique que les vins de l’abbaye de Hautvillers moussaient au temps du procureur et aucun contemporain ne lui a reconnu la paternité d’une telle découverte. »
Mais dom Pérignon n’était pas sans mérite. Rigoureux et bon gestionnaire, c’est d’abord un bâtisseur qui a rénové et agrandi les locaux de l’abbaye. Il mit un soin tout particulier à cultiver un vignoble, passé de 10 hectares en 1663 à 24 hectares en 1712, avec des pratiques nouvelles et qualitatives, « afin que la vigne produise un vin
délicat », écrit frère Pierre, son élève et successeur, qui ouvrent la voie vers une viticulture moderne. Sitôt la cueillette, il veille à un pressurage de grappes entières en séparant les jus obtenus et il met au point une vinification méticuleuse. C’est aussi un excellent commerçant qui vend sa production à des prix très élevés, le double des autres vins les plus réputés, auprès d’une clientèle aristocratique.
Bon communiquant, il a su acquérir une certaine renommée de son vivant. Dans un billet adressé au syndic d’Épernay le 29 septembre 1694, il annonce « la livraison de vingt-six bouteilles du vin le meilleur du monde ». Après sa mort, le 24 septembre 1715, le maréchal de Montesquiou, épicurien amateur de bons vins, écrit à son fournisseur habituel : « M. de Puysieulx, qui arriva hier, m’a dit que le père Pérignon était mort, qui a bien fait parler sa vie... Sur les premiers vins de cette abbaye, pensez à moi car franchement ce sont les meilleurs. » Selon l’abbé Pluche : « On ne parlait que du vin de Pérignon . [3] »
L’épitaphe, gravée en latin, sur sa tombe dans le chœur de l’église abbatiale de Hautvillers, ne retient pas, bien sûr, ces compétences viticoles et vinicoles : « Ici gît dom Pierre Pérignon, pendant quarante-sept ans cellérier dans ce monastère, qui, après avoir administré les biens de notre communauté avec un soin digne de tout éloge, plein de vertus et en premier lieu d’un amour paternel envers les pauvres, décéda dans la 77e année de son âge, et repose en paix. Amen. »
Si dom Pérignon n’est pas l’inventeur du champagne, vers quel autre personnage faut-il se tourner ? Aucun nom n’est avancé par les historiens. Un Anglais, Edward S. Hyams, va même jusqu’à conclure : « Le champagne s’est inventé lui-même. [4] »

L’effervescence naturelle et spontanée

Les vins ont parfois une tendance naturelle et spontanée à l’effervescence. Elle est mentionnée dans la Bible et des textes égyptiens, grecs et romains. Sous l’action des levures présentes sur la pellicule des raisins, le sucre contenu dans la pulpe se transforme en alcool et en gaz carbonique, le moût devient vin. Il arrive que cette fermentation demeure incomplète, stoppée par un coup de froid à l’automne, et elle reprend alors avec la douceur du printemps suivant. Le vin devient pétillant. Benoît Musset relève qu’un tel vin a été à la mode en Italie, pendant plusieurs années, à la fin du XVIe siècle. Quelques producteurs italiens s’efforçaient même de favoriser l’effervescence : après une interruption volontaire du bouillage en cuve, on ajoutait du vin de la récolte précédente ; le pétillement apparaissait dans les tonneaux, puis dans les verres lors du service. Un contemporain raconte que le vin « jette grande quantité d’écume » et « pique la langue » [5]. Du fait d’un climat rigoureux qui ne permettait pas aux raisins d’arriver à complète maturité et leur laissait trop d’acidité et pas assez de sucre, les vins de Champagne, plus que d’autres, avaient une aptitude certaine à l’effervescence. Différents témoignages l’attestent dès le Moyen Âge. Par exemple, dans son ouvrage La Bataille des vins, en 1223, Henri d’Andeli nomme le vin de la Marne « messire pétars ». En 1320, le vin d’Épernay est présenté, dans un poème, comme « sur la langue piquant ». Un auteur du début du XIVe siècle décrit des vins « frémians » (frémissants) et « frians » (pétillants) [6]. Ce pétillement a été longtemps considéré comme un défaut, les consommateurs n’en voulaient pas et les élaborateurs s’efforçaient de l’éviter.
L’effervescence a été favorisée par deux phénomènes précurseurs. Tout d’abord, longtemps dédié à la production de vins rouges et clairets, comme les vignobles bourguignons et bordelais, le vignoble champenois connaît, à partir de la fin du XVIe siècle, une évolution vers une petite production de vins blancs à Ay et autour d’Épernay. Les raisins blancs dont ils sont issus constituent un préalable à l’effervescence. Par ailleurs, contrairement aux pratiques de tous les autres vignobles qui utilisaient exclusivement des tonneaux pour le transport des vins vers les lieux de consommation, une partie de ces vins blancs était tirée en bouteilles peu de temps après la vendange et mise en vente au début de l’année suivante. C’est à partir de 1629 que la ville d’Épernay offre parfois à ses hôtes des vins blancs en bouteilles. Certes très réduit, le commerce de ces vins est effectué à destination de Paris et même, par le port de Rouen, de l’Angleterre où Saint-Evremond, philosophe hédoniste, frondeur et libertin, exilé par Louis XIV à Londres en 1662, fait connaître à des fins gourmets les vins blancs d’Ay.

Les premières mentions du champagne effervescent ont été trouvées en Angleterre. En 1663, dans Hudibras, poème héroï-comique satirique dirigé contre les puritains, Samuel Butler évoque un « brisk Champagne » (champagne vif). En 1676, de façon plus explicite, sir George Etherege, dans une comédie The Man of Mode, écrit : « Les plaisirs de l’amour et les joies du bon vin, nous les unissons sagement pour parfaire notre bonheur ; alors le vin de Champagne effervescent ranime rapidement les pauvres amants languissants, les rend joyeux et gais et noie tous leurs chagrins. » Un autre auteur, en 1698, instaure un dialogue : « Quel est le breuvage à la mode ? C’est le champagne, un grand vin qui donne de l’esprit... Voyez comme il joue dans le verre. » À l’évidence, le vin de Champagne pétillant a séduit quelques jeunes aristocrates anglais, proches de la cour de Charles II, roi très francophile, exilés avec lui en France pendant la République de Cromwell, et de retour à Londres en 1660. Il est probable qu’ils ont apprécié, à Paris, les vins blancs d’Ay et d’Épernay, ont emporté avec eux quelques bouteilles ou en ont fait venir dans leurs châteaux et palais. La restauration de la monarchie anglaise s’est accompagnée, dans des cercles restreints, d’une frénésie de fêtes, de jeux, de spectacles, et aussi d’un attrait pour des produits nouveaux et rares qui suscitent l’étonnement et mettent en valeur ceux qui les consomment. L’effervescence est à la mode et on fit mousser la bière, le poiré, le chocolat, le cidre, la crème fraîche. Christopher Merret, dans un mémoire présenté à la Royal Society en 1662, décrit une recette pour faire mousser toutes sortes de vins, sans jamais mentionner le champagne, au moment de les servir et en aucun cas lors de leur élaboration. Il ne saurait être considéré comme l’inventeur du champagne, comme certains le prétendent en Angleterre et même en France.

Si les premières bouteilles de champagne à l’effervescence naturelle et spontanée ont été consommées par des dandys anglais en quête de plaisirs gustatifs originaux et ostentatoires, on ne peut et aussi exclure que des marchands londoniens, pour satisfaire la demande de ces riches clients, ont volontairement ajouté mélasse et autres substances dans les bouteilles, au moment de la vente, comme ils le faisaient pour d’autres vins et boissons, afin de raviver une effervescence incertaine et affaiblie par le transport depuis la Champagne. Ces adjonctions faisaient perdre aux vins de Champagne toutes les caractéristiques liées à leur terroir d’origine et ne permettaient plus de les distinguer des autres vins subissant le même sort.
L’effervescence est également constatée en France dans les années 1670-1675. L’auteur anonyme de L’Art de bien traiter, publié en 1674, critique la nouvelle mode « Le champagne est bon quand il n’a point ce grand vert dont quelques débauchés font tant d’estime... car il ne faut pas tant se fier à cette manière de vin qui est toujours en furie et qui bouillonne sans cesse dans son vaisseau. Pâques passé, c’en est fait... il ne retient de tout son feu qu’un vert cru fort déplaisant et fort indigeste. » Le mot « vaisseau » désigne la bouteille ou le tonneau qui contient le vin.

C’est à cette même époque qu’apparaît un vin dénommé « Tocane d’Ay ». Il est blanc, issu de raisins blancs et produit à Ay. Son succès est noté en 1675 et Saint-Evremond le mentionne en 1686. Selon un contemporain, il est obtenu « en foulant les raisins dans le baril avant de les laisser fermenter ou de les jeter sur le pressoir ». Ce vin très acide était bu aussitôt après la vendange et présentait souvent une mousse abondante. Il trouva une clientèle de jeunes aristocrates français ravis de choquer leurs aînés en faisant écumer le vin lors de l’ouverture des bouteilles. Quelques auteurs mineurs le mentionnent en 1700. La production était certainement réduite à quelques centaines de bouteilles par an. Des bouteilles ont-elles été expédiées en Angleterre ? Ce n’est pas impossible, mais les éléments de preuve restent à trouver. Cette « Tocane d’Ay » n’est plus évoquée à partir de 1705 et elle garde une large part de mystère.

Une étape préalable le vin gris

Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on produit en Champagne et ailleurs du vin rouge à partir de raisins rouges et du vin blanc à partir de raisins blancs. Ces vins blancs de Champagne, mis en bouteilles et expédiés vers les lieux de consommation, qui acquéraient parfois une effervescence naturelle et spontanée, jaunissaient, s’oxydaient, vieillissaient mal et étaient de piètre qualité. Leur acidité était redoutable. Le développement d’une production de vins effervescents destinés à une clientèle plus large, diversifiée et fidèle, impliquait l’élaboration d’un nouveau type de vin issu d’une viticulture spécifique.

À partir de 1660, quelques abbayes et plusieurs domaines aristocratiques commencent à élaborer du vin gris. Comme l’indique l’abbé Pluche, « le vin gris, qui a l’œil vif et qui est d’une blancheur et d’un éclat qui imite le cristal, provient des raisins les plus noirs ». Voilà une innovation œnologique majeure : les Champenois font un vin blanc à partir d’un cépage morillon noir, un raisin à pellicule noire et à pulpe blanche. C’est un véritable exploit technique qui résulte d’une accumulation de pratiques inédites, depuis la plantation de la vigne jusqu’à la mise en bouteille du vin.
Les plants de diverses variétés de morillon noir font l’objet d’une sélection rigoureuse, les vignes sont basses, la taille est courte, toute la viticulture est conduite pour récolter les plus beaux raisins. La cueillette se fait avec méticulosité, de préférence le matin lorsque les grappes sont encore couvertes de rosée. Elles sont placées avec précaution dans de petits paniers par des cueilleurs expérimentés munis d’une serpette particulière. Le transport jusqu’au pressoir est effectué par des mulets car, indique un précis viticole, « cet animal porte son fardeau sans l’ébranler ni le fatiguer ». Les raisins doivent rester intacts. Le pressoir est à proximité immédiate des vignes. La technique de pressurage, qui est la même de nos jours, est appropriée au résultat recherché : il s’agit d’empêcher la pellicule noire de tacher le jus blanc. Le pressurage intervient aussitôt l’arrivée des raisins et de manière fractionnée. Les deux premières serres donnaient « le vin de cuvée », les serres suivantes, appelées « tailles », étaient effectuées après avoir taillé à la bêche les raisins pour les replacer sur le pressoir et faciliter la poursuite du pressurage. Les dernières serres donnaient le « vin de rebêche ». Seul le jus des deux premières serres, qui représentait environ les deux tiers du total, était utilisé pour l’élaboration du vin gris. Selon les années, plus ou moins 100 kilos de raisins fournissaient environ 80 litres de moût.

II est à noter que la pratique antérieure d’assembler sur le pressoir des raisins de différents villages est systématisée avec l’objectif de cumuler les spécificités qualitatives résultant de terroirs distincts et d’aboutir à un vin subtil, délicat, structuré, équilibré, de garde. La vinification est tout autant spécifique et inventive. Les usages habituels sont écartés. Le vin est débarrassé rapidement de ses lies par des soutirages fréquents, afin de le rendre parfaitement clair et fin ; on conçoit un soufflet et un boyau en cuir pour transvaser le vin d’un tonneau à un autre, de façon à éviter le contact avec l’air. Puis intervenait le collage, avec blanc d’œuf ou colle de poisson, de façon à préserver l’éclat du vin. Seule une partie très restreinte du vin gris élaboré était tirée en bouteilles. La période du tirage a varié au fil du temps, mais avec toujours la préoccupation de favoriser l’effervescence. « En tirant vers la fin mars, lorsque la sève commence à monter dans la vigne, on parvient communément à rendre le vin mousseux, en sorte qu’il blanchisse comme le lait jusqu’au fond du verre au moment qu’on le verse. » (Abbé Pluche)
Les bouteilles, de forme pansue, trop fragiles, sont bouchées avec un broquelet, une cheville en bois garnie de filasse de chanvre, graissée avec du suif. Mais à partir des années 1690, à l’imitation des fabricants anglais, les verriers de l’Argonne commencent à fournir des bouteilles de verre noir et épais, susceptibles de résister à la pression provoquée par la seconde fermentation dans la bouteille [7]. Toutefois, la casse dans les caves est importante. Le bouchon de liège, maintenu avec une ficelle de chanvre et scellé à la cire, apparaît progressivement à partir des années 1695. Les bouteilles sont stockées pendant plusieurs années avant la commercialisation. Le vin gris se conserve mieux en bouteilles et c’est à l’intérieur de ces bouteilles, dans la fraîcheur des caves creusées dans la craie, à la température et à l’hydrométrie constantes, que le vin prend parfois mousse, sous l’effet d’une reprise de la fermentation initiale favorisée par la présence de sucre résiduel.

L’aptitude du vin gris pour la mousse a conduit certains élaborateurs à répondre à la demande de consommateurs avertis mais peu nombreux. Abbayes et grands domaines d’aristocrates, puis également de bourgeois, ils ne sont que quelques-uns, à Ay, Hautvillers, Pierry, Sillery en particulier, à se lancer dans l’aventure. Ils tirent « à la mousse » et le consommateur découvre, lors de l’ouverture de chaque bouteille, si le résultat recherché a été atteint. Le nombre de bouteilles expédiées, avec ou sans effervescence, passe de quelques milliers, à partir de 1685, à plusieurs dizaines de milliers en 1725.

Il est bien établi que dom Pérignon élaborait en bouteilles une petite partie de sa production de vins gris. Aurait-il alors constaté, avec d’autres élaborateurs, quelque effervescence ? Il est certain qu’il n’en aurait pas parlé. Comme il aurait condamné la consommation de quelques débauchés parisiens. Loin de l’image d’un moine bon vivant, voire paillard, dom Pérignon a mené une vie austère dans la mouvance du jansénisme ambiant.

L’effervescence provoquée et maîtrisée

Pendant plusieurs années, et sans doute jusqu’en 1710-1720, l’effervescence concerne à la fois les vins blancs et les vins gris. Puis les premiers, trop acides, de mauvaise qualité et vivement critiqués par tous les amateurs de bons vins, disparaissent peu à peu et seuls subsistent les vins gris à côté d’une production importante de vins rouges auxquels est dédiée la quasi-totalité du vignoble. Les consommateurs ne sont plus les mêmes une jeunesse excentrique et extravagante laisse place à une clientèle traditionnelle, plus large, issue de la noblesse et de la grande bourgeoisie d’affaires. Au cours de ces années de transition, une distinction est faite entre vins pétillants et vins mousseux. Adam Bertin du Rocheret, courtier-commissaire en vins à Épernay, écrit en 1713 « Le bon vin de Champagne doit être clair, fin, pétiller dans le verre et flatter ce qu’on appelle le bon goût qu’il n’a jamais quand il mousse. »
Puis la mousse l’emporte sur le pétillement. Des marchands Peu scrupuleux, à Paris et à Londres, « voyant la fureur qu’on avait pour ces vins pour ces vins mousseux, y ont mis souvent de l’alun, de l’esprit-de-de la fiente de pigeons et bien d’autres drogues pour le faire mousser extraordinairement », déplore Jean Godinot en 1718. [8]

Les élaborateurs champenois condamnent ces pratiques frauduleuses et recherchent une mousse suscitée par la conjonction d’éléments favorables le moment de la cueillette et le choix des raisins, la qualité des vins, la période du tirage, la conservation des bouteilles en caves. Mais la mousse est incertaine et aléatoire. « Je ne sais si nous mousserons » ; « Les vins n’ont pu mousser quoiqu’ils ont été tirés dans cette intention » ; « Cette année a été favorable pour la mousse, tous les vins tirés ayant eu cette qualité » ; « Les vins [...] faisaient sauter leurs bouchons et en répandaient du goulot comme un jet d’eau, jusqu’à vider le flacon à moitié » ; « Ils moussaient comme le diable » ; voilà quelques remarques de plusieurs observateurs dans les années 1730-1740. André Julien écrivait encore en 1816 que « les phénomènes qui déterminent la qualité mousseuse des vins sont si étonnants qu’ils ne peuvent être expliqués. »

Tout au long du XVIIIe siècle, et même jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Champenois poursuivent sans relâche et avec passion leurs efforts pour susciter et maîtriser l’effervescence. Utilisation de sucre de canne lors du tirage en bouteilles, afin d’obtenir la pression idéale et une mousse régulière, liqueur de tirage, vieillissement des vins sur lies, remuage des bouteilles, dégorgement pour éliminer le dépôt provoqué par la seconde fermentation, liqueur d’expédition, entre autres, c’est toute une technique d’élaboration totalement nouvelle dans le monde du vin qui est conçue de façon très pragmatique par des élaborateurs anonymes. Chacun apporte sa pierre à l’édifice avec émulation et tous s’informent mutuellement de leurs innovations dans un esprit collectif et solidaire. Les efforts ont porté aussi sur la qualité des raisins et des vins. L’art subtil de l’assemblage, spécifique à la Champagne, est défini par les premières maisons de champagne créées à partir de 1729. Il s’agit d’assembler, dans des proportions variables propres à chaque élaborateur, les vins issus de récoltes différentes, avec aussi des vins de réserve de récoltes antérieures, et les vins issus de crus de la Vallée de la Marne, de la Montagne de Reims et de la Côte des Blancs. Les verriers de l’Argonne sont sollicités pour fournir des flacons à la forme mieux adaptée à la prise de mousse, au vieillissement des vins en caves et à l’ouverture de la bouteille. Les bouchonniers, désormais installés en Champagne, fabriquent des bouchons hermétiques et aptes à une longue conservation des vins en bouteilles dans les caves.

À l’issue de ce survol rapide à la recherche de l’inventeur du champagne, plusieurs constations s’imposent. Tout d’abord, le champagne résulte de la rencontre de trois éléments complémentaires et indissociables : la prédisposition des vins pour une effervescence naturelle et spontanée, l’apparition d’une clientèle appréciant cette effervescence, la réactivité de quelques Champenois ingénieux et visionnaires qui ont cherché, non pas seulement à satisfaire une mode éphémère, mais aussi à concevoir un nouveau type de vin, totalement inédit, de grande qualité et élaboré selon un processus long, complexe et très technique, mis au point par étapes successives et nombreuses.
Autre constatation : contrairement à la plupart des autres vins, le champagne est issu de la demande des consommateurs et non pas de l’offre des producteurs. Et, dans son origine, c’est un vin de marchands et non de vignerons.

Enfin, il convient d’évoquer l’invention culturelle et imaginaire du champagne. Le champagne entre dans les arts dès 1735 avec sa représentation magnifiée dans Le Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy et Le Déjeuner de jambon de Nicolas Lancret, peints pour Louis XV et destinés à la décoration des petits appartements du château de Versailles. De nombreux artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, dessinateurs ont souvent choisi le champagne dans leurs créations. Écrivains et poètes ont aussi introduit le champagne dans leurs œuvres, tel Voltaire en 1736 :

Chions, Eglé me versent de leur main,
D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Comme un éclair fait voler le bouchon ;
Il part, on rit ; il frappe le plafond.
De ce vin frais l’écume pétillante
De nos Français est l’image brillante.

L’invention du champagne, c’est aussi la puissance du symbole. Partout dans le monde, ce vin est synonyme de fête, de célébration, de fraternité, d’amour, de paix. Le champagne est une invention permanente qui se perpétue depuis plus de trois siècles.

Portfolio

Notes

[1René Gandilhon, Naissance du champagne, Hachette, 1968.

[2François Bonal, Dom Pérignon, Vérité et légende, Dominique Guéniot, 1995.

[3Noël-Antoine Pluche, Le Spectable de la nature, Paris, 1732

[4Edward S. Hyams, Dionysus, a Social History of the White Wine, Londres, 1958.

[5Benoît Musset, Vignobles de Champagne et vins mousseux. Histoire d’un mariage de raison, 1650-1830, Fayard, 2008

[6Jean-Pierre Devroey, L’Eclair d’un bonheur. Une histoire de la vigne en Champagne, La Manufacture, 1989.

[7Jean-Robert Pitte, La Bouteille de vins. Histoire d’une révolution, Tallandier, 2013

[8Jean Godinot (attribué à), Manière de cultiver la vigne et de faire le vin en Champagne, Reims 1718