UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Querelle de santé au XVIII et XIXème siècles Champagne ou Bourgogne ?

Le cadre de la discorde

La domination des vins de Bourgogne s’établit dans les trois derniers siècles du Moyen Age, lorsque se développent les relations vers le Sud, concomitamment avec l’installation de papes français en Avignon (achats réguliers de vins de Beaune - nom sous lequel on désigne alors tous les vins de Bourgogne - à partir de l’intronisation de Clément VI en 1342, par un commis spécialement chargé de cette tâche jusqu’en 1403), et le Nord : vers Paris où les vins de Beaune figurent sur la table de Philippe le Bel au Xllle siècle, vers la Flandre lorsque le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, épousant la duchesse Marguerite, eut ajouté ses terres aux siennes à la fin du XlVe siècle. Plus au Nord, les vins d’Auxerre connaissent la même fortune, achetés par les marchands de Paris, Rouen, Lille ou Arras. Sur les marchés parisiens, ils concurrencent les vins « français », qui sont moins chers, mais de qualité inférieure. Au Nord-Est, les vignobles de Bar-sur-Seine et Bar-sur-Aube fournissent aussi les tables royales et ducales, jusqu’aux résidences flamandes et artésiennes de Philippe le Hardi.

La prospérité du vignoble bourguignon entraîne bientôt celle des coteaux champenois. Connus alors comme « vins de France », ce sont les trois ensembles viticoles : de la Montagne de Reims, de la Rivière de Marne aux environs d’Epernay et de la Côte de Vertus, remontant à l’époque franque, dont le développement s’est fait en étroite relation avec les cités épiscopales de Reims et de Châlons, qui constituent leur « aire d’appellation ». D’abord humbles et modestes, ils s’effacent devant leurs rivaux bourguignons. Puis, peu à peu, ils se perfection-nent, se hasardent à leurs côtés, soutiennent avantageusement la comparaison avec eux, et bientôt les supplantent. Depuis le Xllle siècle ils s’exportent, vers le Nord en Hainaut et en Flandre, vers l’Est par la Meuse jusqu’à Namur, Liège et Maastricht.

Le rayonnement des vins de Beaune a contribué à mettre à la mode les vins rouges, tirés de raisins noirs provenant de très fins pinots. Etape sur la route de Bourgogne en Flandre, Reims fournit les Flamands qui y complètent leurs achats, si la récolte bourguignonne a été déficiente. A Verzenay, Bouzy, Avenay-Val-d’Or, Aÿ, Hautvillers, les vins locaux ont plus de corps, de bouquet et de finesse que leurs homologues bourguignons. Certes ils sont moins colorés que ceux-ci, mais tout aussi tranquilles. Au XVle siècle, on commence à les différencier des « vins de France » et à les appeler « vins de Champaigne ».

C’est au XVlle siècle que se produit le retournement. Il est dû dans un premier temps à la promotion intéressée que pratiquent certains grands noms de la Cour en lançant la mode des vins de Reims, dans un second temps au progrès de la vinification champenoise.

En 1543, Pierre Brûlart, d’une lignée de conseillers au Parlement de Paris, épouse la dame de Sillery et de Puisieulx, villages à neuf kilomètres à l’Est de Reims, et possédant des vignobles étendus dans la « Montagne ». Leurs fils, Nicolas Brûlart de Sillery (1544-1624), est l’un des premiers personnages du royaume : conseiller au Parlement (1573), maître des requêtes (1588), négociateur de la paix de Vervins avec l’Espagne (1598), puis du divorce et de remariage de Henri IV, garde des Sceaux en 1604, chancelier en 1607, disgracié en 1612, mais de retour en 1617. Le château de Sillery, où se trouvent des caves remplies de vins de la « Montagne » devient le prototype du cru réputé, surtout lorsque la terre de Sillery est élevée en marquisat en 1621. Les Brûlart n’ont-ils pas fait mettre dans leurs armoiries un sarment d’où pend de petits tonneaux ?

La noblesse des champagnes met en déroute tous les autres vins !

La campagne est engagée contre la concurrence. Les vins d’Orléans, qui présentent alors les mêmes caractéristiques que ceux de Reims (même climat, même pinot à grain noir, même finesse de l’arôme et même modération en alcool) sont attaqués par Duchesne, médecin du roi, en 1606.

A quoi répond, en 1646, un conseiller au présidial d’Orléans, dans les termes mêmes de la future querelle entre Bourguignons et Champenois.

C’est ensuite le tour d’un des vins ordinaires de la table de Henri III, le meilleur cru d’lle-de-France, celui de Coucy-le-Château.

Beaune s’inquiète. Daniel Arbinet soutient une thèse de doctorat devant la Faculté de médecine de Paris en 1652 pour défendre les vins de Bourgogne. Trop tard.

Les fêtes du sacre de Louis XIV à Reims en 1654 sont l’occasion de faire connaître à toute la Cour les vins de Sillery, d’Hautvillers, de Verzenay et de plusieurs autres terroirs voisins de la métropole champenoise.

En 1667, dans sa troisième satire Le repas ridicule, Nicolas Boileau fait allusion au vers 107 à un énigmatique « ordre des Côteaux », cercle de raffinés qui affectent de ne manger que « du veau de rivière, des perdrix d’Auvergne, des lapins de La Roche-Guyon ou de Versine et du fruit de tel ou tel endroit » et de ne boire que « des vins des trois Côteaux, d’Ay, de Haut-Villiers et d’Avenay ».

L’explication en est donnée dans l’édition commentée que fait Claude Brossette des oeuvres du poète en 1716.

Il se serait agi de trois grands seigneurs : Louis Roger Brûlart, marquis de Sillery (1619-1691), petit-fils du chancelier Nicolas, gendre de François V, duc de La Rochefou-cauld ; Gabriel de Rochechouart (1600-1675), premier duc de Mortemart (en 1650), premier gentilhomme de la Chambre, gouverneur d’Île-de-France (en 1669) et surtout père de Françoise Athenaïs marquise de Montespan, maîtresse du roi de 1667 à 1680 ; enfin Jacques de Souvré, marquis de Courtenvaux (1600-1670), fils du gouverneur du dauphin qui, devenu Louis Xlll, le fit maréchal de France et premier gentilhomme de la Chambre, lui-même lieutenant général des galères et grand prieur de l’Ordre de Malte en 1667. Comme on voit, Sillery a des amis très haut placés, et les vins de Champagne disposent d’un lobby puissant.

Il existe une autre explication.
Pour Charles de Marguetel de Saint-Denis, marquis de Saint-Evremond (1614-1703), il se serait agi de lui-même, du comte d’Olonne et du marquis de Bois-Dauphin, réunis chez Mgr de Lavardin, évêque du Mans en 1654, I’année du sacre de Louis XIV, et raillés par lui pour leur affectation à ne vouloir boire d’autres vins que ceux des coteaux d’Aÿ, d’Hautvillers et d’Avenay-Val-d’Or. Saint-Evremond, maréchal de camp et faiseur de libelles, fut contraint à l’exil en 1661 pour avoir critiqué Mazarin. Il se réfugia en Angleterre, où il fut le grand promoteur des vins de Champagne à la Cour de Charles II Stuart.
Il n’en fallait pas tant pour provoquer un « conflit » entre Bourgogne et Champagne, au sujet des mérites respectifs de leurs vins, que Maurice Hollande a décrit en quelques lignes dans son ouvrage intitulé Connaissance du vin de Champagne :

La ferveur croissante témoignée aux vins champenois, les éloges dithyrambiques qui leur étaient prodigués, en vers et en prose, ne pouvaient manquer d’échauffer quelque peu la bile de leurs voisins et rivaux bourguignons. [...] De là une guerre, sourde d’abord, puis ouverte, la « Querelle des Vins », à laquelle participèrent l’art et la science, le latin et le français. Avec des alternatives de calme et d’offensives virulentes, de saillies courtoises et d’insinuations malveillantes, elle se déroula pendant la seconde moitié du XVIIe siècle.

Le champagne tue les microbes
Très longtemps sourde, à l’état latent, la lutte s’ouvre d’abord sur le terrain médical, Beaune et Reims s’assénant tour à tour de copieuses thèses latines, destinées à prouver que leur vin est incontestablement « le plus suave » ou « le plus salubre ».