UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Qui t’as fait roi ?

La charge de Saumur

Les Maisons qu’anime une conscience aiguë de ce péril, choisissent de fondre sur les négociants de Touraine, des adversaires d’élection décidément.

On peut se demander d’ailleurs si l’impudence particulière des gens du Val de Loire à copier le Champagne ne tient pas à des raisons historiques profondes. Le Val de Loire produit depuis longtemps des vins mousseux et ceux-ci ont eu, dans le passé, leur heure de gloire : il n’est pas exclu que les cavistes de Louis XIV n’aient surtout pas voulu partager leur succès pétillant avec ceux de François ler ! Le choix du Syndicat en tout cas est sage : la Champagne est contiguë de la Bourgogne et du Jura, ce qui rendait dangereux pour la paix civile un affrontement, même judiciaire. Au contraire, elle n’a pas de frontière commune avec les pays de Loire. Il est courageux aussi, car les négociants de Saumur sont de gros acheteurs de vins champenois. Ils le font d’ailleurs valoir, non sans quelque bassesse, pour tenter de dissuader l’ennemi lorsque celui-ci, selon l’usage, les somme courtoisement mais fermement de renoncer à l’usurpation sereine qu’ils font du nom du Champagne. C’est bien sûr mal connaître le Syndicat de Grandes Marques qui demeure impassible et charge sabre au clair devant le Tribunal de Commerce de Saumur. L’empoignade est vigoureuse. Les coups des Rémois sont à la fois frontaux et hautains.

Les vins de Saumur diffèrent essentiellement des vins de Champagne dont ils ne possèdent ni le bouquet, ni la finesse !

Certains traits frisent la cruauté :

Le caractère spécial des vins de l’une et l’autre provenance se traduit par l’énorme différence de leurs prix !

Les Saumurois, solidement adossés à la logique négociante, conjuguent avec constance le verbe "champagniser" à tous les temps du français et dans toutes les langues possibles : toute la France "champagnise", mais elle n’est pas seule. La Russie le fait aussi, l’Angleterre et la Suisse, et l’Allemagne, la Crimée, la Hongrie, la Californie, et d’autres encore... La tactique de défense de Saumur consiste à submerger le terroir du passé sous les flots modernes de la technique et des affaires. Pour qu’il appartienne à tous, il faut noyer le nom du Champagne dans les eaux fades du domaine public, comme le temps fait d’une grande oeuvre qu’il galvaude. Dans le contexte que l’on sait, cette tactique est efficace. La bravoure des rémois est à rude épreuve. Elle ne faillit pas cependant. Au contraire, de rage, elle redouble. Mais Saumur qui en a le secret, lance une botte terrible :
"Il y a du vin de Loire dans le champagne champenois qui vient faire ici le beau et prétend donner des leçons ! Nous le savons car nous en vendons à certains !"
Le souffle de la déroute fait passer dans les rangs des assaillants une hésitation, une imperceptible fixité. Les juges consulaires, témoins décoiffés et inquiets du choc, en profitent pour ramasser leur mortier et ils s’enfuient pour délibérer. Les Rémois craignent le pire. Ils ont raison. Car quand les juges remontent de l’abîme de leur délibération, ils rasent un tout petit peu semble-t-il, le mur de la grand-salle, et ils ont des regards tendus qui évitent les champenois. Assis entre deux assesseurs captivés par leurs ongles, le Président lit le jugement d’une voix à peine audible. La décision timide tombe comme un glas : le nom du champagne est public ... Il appartient à tout le monde ! Et tout le monde a le droit le plus absolu de "champagniser" librement les raisins de sa peine, et de vendre pour du Champagne n’importe quel jus mousseux !... Le sol s’ouvre sous les pieds des malheureux Champenois... Ce 5 avril 1886 est un jour de vertige pour les Maisons, et d’ailleurs pour toute la Champagne ! Nul n’a le droit de penser qu’un juge, fût-il un commerçant de Saumur élu par ses pairs, puisse se décider par faveur ou par intérêt, et le contexte dit assez que ce ne fut pas le cas ce jour-là. Mais on peut tout de même saluer le sang-froid des défenseurs du Champagne qui n’outragent personne, et vont dans le calme à Angers interjeter, comme dit la basoche, un appel indigné mais qu’on devine pauvre d’espoir.