Enfin, Madame, pour vous qui avez le souci de la santé de vos hôtes, il importe de connaître l’opinion des plus illustres parmi les médecins. Tous conseillent l’usage du Champagne aux convalescents. Léger, digestible, ce n’est pas seulement le coup de fouet indispensable aux malades épuisés, mais encore le plus inoffensif des toniques. Nous pourrions citer le nom de professeurs à la Faculté de Médecine, qui n’hésitent pas à l’ordonner à des enfants que débilite une croissance trop rapide, ou l’anémie des jeunes citadins. Ce gai vin de France sait être le meilleur des remèdes en même temps que le plus allègre et le plus hygiénique des présents de la vigne.
Nous avons vu que le Champagne, inimitable produit d’une province française, bénéficiait d’une réglementation extrêmement stricte qui lui permettait de se perpétuer semblable à lui-même avec les qualités qui font de lui une des richesses les plus rares et les plus enviées de France. Le caractère d’exception d’un tel vin en faisait un produit d’élégance, de luxe. Nous savons tous que la France vit de ses industries de luxe, et que laisser périr ou même restreindre une d’entre elles, c’est porter un coup terrible à l’ensemble économique qui fait la grandeur de notre pays. Tous les peuples du monde ne défendent-ils pas farouchement les produits de leur sol ?
La France, riche et glorieuse de cette parure que lui font ses vins, enviée d’être la patrie unique des artisans artistes qui font les soieries, les tapisseries, les robes, les meubles, les bijoux que tous peuvent copier sans les créer, la France semble n’avoir ni estime, ni tendresse pour ces bases essentielles de sa prospérité. Luxe, dit-elle, et cela suffit pour que la lourde patte du fisc étreigne la poule aux œufs d’or. Ce sont pourtant des humbles parmi les humbles que ces sages vignerons qui, forts des traditions ancestrales, cultivent avec amour et pour bien peu d’argent, la vigne. Ce sont des prolétaires, s’il en fut, ces artisans amoureux de leur métier qui, dans les caves gigantesques, passent le long des pupitres hérissés de bouteilles et, d’une main sûre, d’un geste professionnel précis, quasi atavique, "remuent" les flacons plantés sur le col, ou bien en font jaillir le mince " dépôt" pour laisser au vin sa limpidité son œil que rien ne troublera plus.
Ce sont des ouvriers, ces honnêtes gens, mais par-dessus tout, ce sont des spécialistes que des générations ont formés et que nul ne peut remplacer.
Or, ils sont en Champagne plus de 100.000, que les circonstances et l’âpre législation, en écrasant le Champagne, condamnent à mourir, la France perdrait une incomparable richesse. Voyons la situation.
Avant 1914, le Champagne ruisselait sur le monde. Vin de fête, vin d’apparat, vin de famille, sa place était partout, des cours royales aux salles à manger bourgeoises, en passant par les restaurants les plus illustres comme les plus modestes.
La guerre, grâce à l’énergie magnifique des femmes et des vieillards Champenois, ne tua pas le "Champagne". N’oublions pas que, sous le canon, de méticuleux artisans soignaient les vignes, et qu’un obus, parfois, tuait la femme parmi les cépées qu’à deux kilomètres de là, son mari défendait dans la tranchée blanche, devant Brimont ou la Pompelle.
Ce que n’avait pu faire la guerre, l’après-guerre le fit. Les lois de prohibition fermaient les États-Unis, la Russie interdisait sa frontière au vin trop noble.
D’autre part, les contrées comme le Canada, la Suède, la Norvège, la Turquie, l’Europe centrale, la Pologne, la Roumanie, l’Amérique du Sud, l’Australie, et tant d’autres rendaient l’accès de leurs marchés très difficile en raison des mesures de demi-prohibition ou des taxes rédhibitoires.
C’est alors qu’au lieu de soutenir une de ses plus sûres richesses menacée, la France appliquant brutalement certains décrets de contingentement, amena des mesures de représaille. Dans le monde entier, le Champagne subissait des droits de deux à dix fois plus élevés que les vins non mousseux des meilleurs crus.
A qui la faute ?
A tous ceux qui se refusent à connaître, à apprécier à sa juste valeur, à remettre sur un plan vrai un des meilleurs vins de France, ce vin de santé qui baptise l’enfant et réconforte le vieillard, ce symbole éclatant de la noblesse d’un sol unique au monde.
Nous les premiers, après avoir, pendant deux siècles, reconnu avec une légitime fierté les vertus de ce fils aîné de la France, après en avoir fait le sang de nos veines, nous n’avons pas le droit de le payer d’indifférence et d’ingratitude, puisque vous ne pouvez pas plus concevoir les mornes collines champenoises dépouillées de leurs pampres, qu’imaginer une France sans Champagne, telle une adorable figure qui ne sourirait plus.