UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La vinification

L’histoire du champagne aux XIXe et XXe siècles a retracé les différentes étapes de la maîtrise d’une technique d’élaboration qui, a-t-on écrit, sans cesse affinée dans la région de Champagne, est parvenue à une perfection qui est à la base du succès de ses vins dans le monde entier  [1]. On ne reviendra donc plus ici sur nombre de particularités déjà examinées dans la première partie de cet ouvrage, à laquelle le lecteur voudra bien se reporter. Il convient cependant de passer en revue les grandes lignes de la production du champagne telles qu’elles se présentent au début des années quatre-vingt. En effet, comme l’écrivait dans le Vigneron champenois d’avril 1959 Pierre Geoffroy, directeur de l’A.V.C. et des services techniques du C.I.V.C. s’il est avant tout le fait du sol, du climat et des cépages, il n’est plus personne pour prétendre que l’origine et l’authenticité d’un vin puissent à elles seules créer la qualité. Les bons raisins ne donnent du bon vin que s’ils sont bien vinifiés.

1. LA PREMIÈRE FERMENTATION

A. PRINCIPE DE LA FERMENTATION

Tout commence en effet par la vinification, que l’on appelle généralement en Champagne première fermentation par opposition avec la prise de mousse, la deuxième fermentation. On connaît le principe de la fermentation : c’est la transformation biologique, sous l’action des levures, des sucres du raisin, glucose et lévulose, en alcool et gaz carbonique, 17 grammes de sucre par litre étant nécessaires pour obtenir une augmentation de 1 % du taux alcoométrique. Si la teneur en sucre du moût n’est pas suffisante pour fournir ultérieurement des vins au titre alcoométrique compris entre 10,5 % et 11 %, on pratique la chaptalisation dans les limites réglementaires en introduisant le sucre en une seule fois avant le départ de la fermentation. Il se forme en outre, aux dépens du sucre et d’autres substances du moût, des produits secondaires qui contribuent à caractériser le bouquet et la saveur des vins. La théorie est simple, mais l’exécution est complexe et ne comporte pas moins de 30 réactions chimiques spontanées.

B. FUTAILLES ET CUVES

La première fermentation se fait en général en cuve, exceptionnellement en tonneaux pour quelques maisons et vignerons qui y sont restés attachés. En 1979, les tonneaux ne représentaient plus que 1% des moyens de logement des vins. Pierre Geoffroy écrivait dans le numéro précité du Vigneron champenois : Il sera toujours discuté du point de savoir si la futaille en bois est préférable ou non aux autres récipients, et notamment aux cuves. La pratique a largement montré que l’obtention d’un bon vin n’était pas exclusive de tel ou tel autre récipient. Le choix des procédés a une incidence sur le caractère du vin et non sur sa qualité. L’adoption généralisée des cuves n’a en aucun cas modifié la constitution et le type des vins mousseux de Champagne, mais ceux qui sont vinifiés et vieillis sous bois, même partiellement, ont des particularités organoleptiques1 qui en font des vins typés ayant leurs amateurs fidèles. Les cuves ont en tout cas l’avantage de la facilité d’emploi et de l’économie ; les tonneaux prennent beaucoup de place, leur vie est relativement courte, ils nécessitent un entretien et une manutention considérables et la perte de vin par évaporation est importante puisqu’elle est de l’ordre d’un litre par mois pour une pièce de 205 litres.
Les cuves, qu’elles soient de vinification ou de stockage, ont des capacités variant de 3 hectolitres à 5000 hectolitres et même davantage. Cette gamme très diversifiée est nécessaire pour équiper des exploitations de tailles différentes et respecter le principe de la sépara-lion des vins, selon leur provenance, jusqu’à l’assemblage. Dans les maisons et les coopératives importantes, les cuveries ont des dimensions de cathédrales et disposent de tableaux de commande permettant de remplir, vider et transvaser. Pour l’ensemble de la Champagne, les capacités de stockage se montent à près de 3 millions d’hectolitres, réparties pour environ 47 % dans les celliers des maisons de champagne, 35 % dans les coopératives et unions de coopératives, 18% au vignoble chez les récoltants. Les professions sont ainsi en mesure de conserver en cuves ou en tonneaux une grosse récolte, tout en logeant un volant de vins de réserve de près d’une demi-récolte.
Les cuves sont souvent en ciment (ou béton armé), la face interne pouvant être carrelée ou revêtue de résines. On en trouve aussi en polyester et en métal émaillé mais, de plus en plus, en acier inoxydable. Ce dernier type, apparu dans les années soixante, réunit malgré son prix élevé tous les suffrages après avoir fait l’objet d’expérimentations par le C.I.V.C. dans le but de choisir l’alliage respectant le mieux l’intégrité des vins tout en présentant une bonne solidité.

C. CONDUITE DE LA VINIFICATION

La vinification champenoise est particulièrement bien conduite. A l’issue du Colloque œnologique de Narbonne, tenu en 1962, dans son rapport de synthèse sur les vins blancs, le professeur Ribereau-Gayon, directeur de la Station agronomique et œnologique de Bordeaux, lui a rendu hommage en ces termes : Je pense que la vinification champenoise doit être un modèle pour tous... C’est la Champagne qui s’oriente le plus résolument vers une amélioration progressive des techniques et du matériel, en particulier pour le logement ou la régulation thermique des fermentations, qui est évidemment l’une des premières conditions d’une vinification rationnellement conduite.
C’est bien en effet du contrôle des températures que dépend le bon résultat de la vinification. Comme l’écrivait déjà Lenoir en 1828, le carbone et l’oxygène ne peuvent s’unir pour former le gaz carbonique sans dégager une quantité considérable de calories. Il s’ensuit une élévation importante de la température du liquide, qui peut dépasser 1 degré centigrade par heure dans une cuve de 100 hectolitres
 [2]. Or, la première fermentation doit se faire relativement lentement, donc à température assez basse et constante, 18 à 22°, pour conserver au vin son caractère et obtenir le maximum de finesse et de bouquet. Il faut donc empêcher les vins en cours de fermentation de monter en température, ce qui se fait par climatisation des celliers ou ruissellement d’eau sur les cuves en acier inoxydable, qui se prêtent bien à ce procédé parfaitement efficace.
Cadet de Vaux disait, tout au début du XIXe siècle : Ce n’est pas la nature qui fait le vin ; c’est l’art [3]. Il y a du vrai, encore que la nature y soit bien pour quelque chose, mais il est certain que le savoir-faire des hommes est capital en la matière. Celui des producteurs champenois s’allie à leur talent pour faire les excellents vins que l’on a vu louer si souvent, mais qui ne le sont que parce que la vinification a été menée à son terme. Or, une fermentation n’est complète que si elle accuse moins de 2 grammes de sucre résiduel par litre. Pour obtenir ce résultat, les levures sont choisies parmi celles qui, tout en s’accommodant bien de températures modérées, sont les plus compatibles avec les particularités organoleptiques des vins de Champagne. L’oxygène nécessaire à leur activité leur est apporté par l’aération inhérente au travail des moûts et des vins.
Pour effectuer le levurage, on prépare un levain avec des levures sélectionnées que l’on mélange avec du moût de l’année ou avec du vin de l’année précédente additionné d’un peu de sucre. On utilise ce levain en l’ajoutant au moût de la cuve, à raison de 2 à 3 % de son volume ; c’est le pied de cuve, qui peut aussi être constitué par du moût en pleine activité, et qui assure le départ rapide et le déroulement régulier de la fermentation. Si celle-ci se ralentit, on réensemence avec des levures jeunes et actives résistant bien à l’alcool, dont le titre s’est déjà élevé. On fera de même, si nécessaire, en fin de fermentation en augmentant la température, car les levures utilisées au début de la vinification sont fatiguées et la présence d’alcool dans le vin gêne considérablement leur travail de décomposition des sucres.
La première fermentation dure généralement deux à trois semaines, parfois davantage. Elle débute par la phase tumultueuse, le bouillage, ainsi appelée en raison de l’agitation du liquide qui se produit spontanément sous l’action des levures ; il bouillonne et bruit. Pour éviter que cuves et tonneaux ne débordent, on s’est abstenu de les remplir. On remonte progressivement le niveau au cours de la deuxième phase de la fermentation et lorsque celle-ci est terminée on procède à l’ouillage en complétant les tonneaux et les cuves. Pendant toute la fermentation le gaz carbonique se dégage et on favorise son échappement par la ventilation, ou par toute autre méthode appropriée, car il est toxique pour le personnel.
Dès la fin de la première fermentation, on pratique un premier soutirage, soutirage de dégrossissage, pour éliminer les grosses lies et éviter ainsi la formation de goûts indésirables, notamment dans les tailles. Un deuxième soutirage, beaucoup plus poussé, aura lieu à la fin de l’année ou plus tardivement.

2. LE DÉTACHAGE DES VINS

C’est normalement en début de fermentation que l’on procède au détachage, qui a pour objet de rendre au vin la teinte champagne lorsqu’elle a été altérée au pressurage par des taches roses causées par les peaux des raisins noirs, par suite de leur maturité excessive ou d’une constitution particulière des raisins (coulure, millerandage).
Pour ce faire, on ajoute au moût de la caséine pulvérisée ou de la bentonite, qui ont en outre un effet de prévention des risques d’oxydation. La caséine était déjà utilisée au XVIIIe siècle lorsque le chanoine Godinot écrivait : Quand le vin jaunit ou pèche autrement en couleur, il faut mettre dans chaque pièce une chopine de lait de vache tout chaud  [4]. La bentonite est une argile, ainsi appelée parce qu’elle a été extraite initialement au fort Benton, au Canada. Un autre procédé de détachage consiste à incorporer au vin des lies fraîches de blancs de blancs. On peut aussi employer après le soutirage de dégrossissage le noir décolorant que l’on a vu utilisé déjà au XIXe siècle, en évitant tout excès qui pourrait amoindrir les caractères organoleptiques du vin. Il faut tenir compte dans l’emploi des produits de détachage des causes naturelles qui agissent dans le même sens, à savoir le pouvoir absorbant vis-à-vis de la matière colorante des levures au cours des première et deuxième fermentations, la fermentation malolactique, la clarification et éventuellement l’assemblage si le mélange se fait avec des vins de couleur plus claire.

3. LA FERMENTATION MALOLACTIQUE

C’est généralement après le premier soutirage que prend place, si elle a lieu, la fermentation malolactique, appelée encore dégradation malique ou rétrogradation malolactique, qui peut être spontanée ou provoquée, et qui est une transformation de l’acide malique en acide lactique par les bactéries lactiques contenues dans le vin, avec formation de gaz carbonique.
L’acide malique est responsable de la verdeur qui peut rendre les vins désagréables à la dégustation. La fermentation malolactique, tout en contribuant à la stabilisation biologique des vins, peut réduire leur acidité de 20 à 30 %, leur conférant de ce fait une certaine souplesse sur le plan gustatif, qui permet une commercialisation plus rapide. Si elle n’est pas faite avant le tirage, elle peut se déclencher dans la bouteille et provoquer des difficultés de prise de mousse et de remuage, des goûts lactiques prononcés et des augmentations de pression. Néanmoins, elle peut donner aux vins une saveur lactique qui est lente à disparaître et, s’ils sont peu acides, elle les affadit et diminue leurs potentialités organoleptiques.
La fermentation malolactique a donc ses partisans et ses détracteurs. Critiquée en Champagne jusqu’aux aimées cinquante, elle y est, depuis, généralement recherchée. Certains producteurs, cependant, ne la pratiquent pas, exception faite pour les années de grande acidité ; sous réserve de garder longtemps leurs vins sur lattes, ce qui est une des caractéristiques normales de leur production, et de prolonger si nécessaire le remuage, les légères perturbations malolactiques qui peuvent se produire dans la bouteille s’estompent avec le temps et, à l’expédition, tout est rentré dans l’ordre.
Quoiqu’il en soit, les vins de Champagne sont dans leur grande majorité soumis à la fermentation malolactique avant le tirage et on la favorise en maintenant les locaux à une température de 18 à 20°, en évitant un sulfitage trop important au débourbage, en faisant assez tôt le premier soutirage et en traitant les vins par grands volumes.

4. LA CLARIFICATION DES VINS

A. LE COLLAGE

Une fois terminées la première fermentation et, s’il y a lieu, la fermentation malolactique, il convient de débarrasser les vins de toutes les particules organiques en suspension, visibles ou invisibles, qui lui donnent un aspect opaque. On en compte par centimètre cube 1 million visibles au microscope, auxquelles s’ajoutent les particules colloïdales invisibles (gomme, mucilage, protéines, tanins). Pour cela on procède à la clarification des vins en pratiquant comme aux siècles passés le collage. Il crée au sein du liquide la formation de très fines particules insolubles dont l’ensemble constitue en quelque sorte un filet à trames très serrées et très denses qui, dans sa chute lente, entraîne mécaniquement toutes les substances de nature cristalline, colloïdale ou biologique en suspension dans le vin.

On utilise à cet effet divers produits organiques et minéraux qui, en se combinant avec le tanin, les acides et l’alcool, donnent des complexes insolubles et précipitables. Ceux qui sont le plus couramment employés sont les alginates, extraits des algues, la bentonite, la caséine, les colles de poisson2, extraites des os ou de la vessie natatoire de certains poissons, esturgeon notamment. Le soutirage en débarrassera le vin, dans lequel, comme d’ailleurs pour les produits décolorants, ils n’auront fait que passer pour y remplir leur fonction mais sans y laisser aucune trace. Avant l’emploi de certains produits de collage, il est indispensable de procéder au tanisage des vins, car on verra plus loin que les moûts provenant du pressurage champenois contiennent très peu de tanin.

Une fois collés, les vins sont laissés au repos en cave ou en cellier jusqu’au moment du troisième soutirage, le soutirage sur colle, pour lequel, plus encore que pour les précédents, on soutire fin clair, c’est-à-dire en prenant seulement le vin limpide et cristallin. On estime que 200 litres de vin collé donnent 195 litres de vin très clair et 5 litres de bas vin appelé encore marc de colle, que l’on filtre pour l’utiliser comme vin de boisson ou l’envoyer en distillerie. Ce dernier soutirage a lieu généralement en février ou au début du mois de mars ; il peut précéder immédiatement le tirage en mousseux.

B. LA FILTRATION

Le collage est le plus souvent complété par la filtration, nécessaire en particulier pour la vinification en masse qui peut empêcher la colle de prendre convenablement. N’intéressant toutefois que les matières solides, la filtration ne peut se substituer au collage pour les particules pseudo-solubles.
La filtration se fait sur plaques à base de cellulose et de kieselgühr ou sur kieselgühr seul. Ce produit se présente sous forme d’une poudre blanchâtre extraite de la coquille de minuscules infusoires fossiles et de diatomées. Le kieselgühr est déposé sur des cadres-supports formant tamis, avec renouvellement continu du produit filtrant. La filtration, contrairement à ce qui est parfois avancé, n’affaiblit pas les vins ; ils peuvent paraître fatigués à l’issue de l’opération mais ils retrouvent après une période de repos leurs qualités premières. On utilise aussi pour la clarification des vins la centrifugation avec des centrifugeuses polisseuses qui donnent des résultats comparables à ceux de la filtration.

5. LA STABILISATION DES VINS

Les vins contiennent du tartre qui a la propriété d’être très peu soluble. Un des facteurs essentiels de sa précipitation étant le froid, il en résulte que dans certaines conditions climatiques le champagne, dans sa bouteille, risque de précipiter des cristaux de tartre s’il n’a pas été exposé à un certain moment de son élaboration à une température correspondant au maximum d’insolubilité des sels de tartre. Autrefois, le froid de l’hiver était censé remplir cet office. On fait maintenant appel dans les cuveries bien équipées au froid industriel ; le vin est maintenu à la température de — 4° pendant 150 heures ou davantage, ce qui lui assure une bonne stabilité physico-chimique. Il est possible de profiter des manipulations nécessitées par la stabilisation pour procéder simultanément au collage.

Ayant passé en revue les diverses opérations qui ont assuré la transformation des moûts en vins clairs, il convient de noter que les procédés employés différent peu de ceux utilisés dans les autres vignobles, mais qu’ils se caractérisent par un souci constant de la perfection œnologique et hygiénique.

6. LA CONSERVATION DES VINS

Les vins ainsi obtenus vont subir la prise de mousse l’année même ou, pour les vins de réserve, les années suivantes. Avant utilisation, ils sont conservés en celliers climatisés ou en caves, en foudres ou, le plus souvent, en cuves, avec le souci constant de les mettre à l’abri de l’oxydation à laquelle les vins blancs sont particulièrement sujets et qui se traduit par une dépréciation de leurs caractères organoleptiques. Pour limiter ces phénomènes d’oxydation dans les vins conservés en foudres, il convient de maintenir ceux-ci toujours pleins, par des ouillages fréquents. Le problème est plus facilement résolu avec les cuves grâce à divers procédés tels que l’équipement du matériel avec bandes aseptiques ou la conservation des vins sous gaz inerte (ayant avec eux peu d’interactions chimiques), azote en général, empêchant tout contact des vins avec l’extérieur. Quelques grandes maisons sont restées fidèles à une méthode traditionnelle de conservation des vins de réserve qui consiste à les tirer en magnums, ce qui a l’avantage, tout en évitant les échanges avec l’extérieur, de provoquer le développement d’arômes secondaires.

Notes

[1PEYER (E.)-Dr W.Egenberger Les vins. Zurich, 1977.

[2LENOIR (A.). Traité de la culture de la vigne et de la vinification. Paris, 1828

[3CADET de VAUX (Antoine Alexis). L’art de faire le vin, d’après la doctrine de Chaptal, instruction destinée aux vignerons. Paris, an IX

[4GODINOT (Attribué au chanoine Jean), Manière de cultiver la vigne et de faire le vin en Champagne, et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces pour perfectionner les vins. Avignons, 1719. - seconde édition augmentée de quelques secrets pour rectifier les vins et des planches des divers préssoirs gravées. Reims, 1722.