Le cep mène en quelque sorte une double vie. Sa capacité de production se répartit entre les bois et les fruits ce qui correspond à deux cycles différents. L’un assure la croissance et le développement des organes végétatifs (racines, rameaux, feuilles et vrilles) ainsi que la pérennité de la vigne par le stockage de réserves dans ses bois, c’est le cycle végétatif. L’autre a pour objet la naissance et le développement des organes reproducteurs de l’année en cours (inflorescences, fleurs et fruits), c’est le cycle reproducteur. Les deux cycles sont annuels et se déroulent simultanément ou successivement selon les saisons.
À la fin de l’automne et pendant l’hiver, la vigne est dans un repos relatif. Sa vie est latente mais d’importantes fonctions biochimiques se poursuivent, entretenues par les réserves qui se sont accumulées pendant l’été et vont faciliter le passage à la vie active. Celle-ci reprend à l’approche du printemps, en fonction de l’élévation de la température du sol. Dès que la chaleur atteint, à 30 centimètres de profondeur, 10 à 11°, courant mars en général, on observe des pleurs qui se manifestent sur les plaies de taille et qui sont des écoulements d’eau contenant, en faible proportion, tous les sels minéraux du sol ainsi qu’un peu de matière organique. Les pleurs peuvent débuter en février, si la température du sol s’élève, puis s’arrêter, et reprendre. Ils durent habituellement une quinzaine de jours ou davantage, et cessent lorsque les plaies sont cicatrisées ou que la vigne entre en végétation. Il arrive parfois que les écoulements s’accompagnent d’une traînée visqueuse rougeâtre due à un champignon, sans aucune conséquence pour la vigne. C’est ce que l’on appelle les pleurs de sang. L’eau des pleurs, qui crée dans le bois une montée de sève, est puisée par les racines qui, pour assurer l’alimentation hydrique et minérale de la vigne, pénètrent jusqu’à plusieurs mètres dans les sols calcaires, tout en développant chaque année un chevelu très actif dont l’essentiel se trouve généralement à 30-35 centimètres de profondeur. La perte de liquide peut atteindre 1 litre par jour et par cep, mais elle est sans inconvénient pour la santé de la vigne, sauf celui de mouiller parfois les bourgeons et d’augmenter ainsi les risques de gelée.
Le réchauffement de l’atmosphère va redonner vie aux bourgeons qui s’étaient formés la saison précédente. Le bourgeon joue un rôle fondamental dans la végétation de la vigne. À l’aisselle de la feuille, sur un nœud, renflement du sarment de l’année, s’était constitué le bourgeon principal, l’œil, pour donner naissance l’année suivante à un rameau, sur lequel s’établiront les grappes. En même temps que le bourgeon principal étaient sortis un prompt-bourgeon, qui peut se développer l’année même et donner une pousse appelée entre-cœur, et un ou plusieurs bourgeons secondaires dont le contre-bourgeon qui reste à l’état de dormance pendant les temps froids, prêt à remplacer après le départ de la végétation le bourgeon principal si celui-ci venait à être détruit par le gel ou un autre accident, ou à le doubler s’il y a un grand afflux de sève au printemps.
On assiste d’abord au gonflement des bourgeons et à la chute des écailles qui les recouvrent. Le vigneron dit : « Ça démarre ». Il se réjouit si le bourgeon est bien trapu car « il doit y avoir du raisin là-dedans ». Sous l’influence combinée du réchauffement et de l’humidité intervient alors, généralement à la mi-avril, le débourrement. Il marque le début du développement du bourgeon et de la végétation à laquelle celui-ci donne naissance, le retour réel à l’activité de la vigne dont les pleurs n’ont été qu’un signe annonciateur. Cette phase tire son nom de la bourre très abondante qui protège contre le froid et l’humidité les feuilles rudimentaires renfermées dans le bourgeon. Lorsque celui-ci éclate, la bourre est rejetée à l’extérieur, libérant les feuilles qui font leur apparition. La vigne débourre, en prélevant sur ses réserves.
La Feuillaison vient ensuite. C’est le développement des feuilles dont le rôle est capital pour la vie de la plante. Elles transforment par photosynthèse la sève brute, eau du sol contenant des matières minérales, en sève élaborée capable de nourrir le végétal et d’apporter au raisin le sucre, les acides, les matières colorantes, etc. Elles rejettent dans l’atmosphère, à l’état de vapeur, l’eau introduite en excès par les racines. Elles absorbent le gaz carbonique de l’air et dégagent de l’oxygène. La feuillaison s’accompagne de la croissance du rameau qui peut atteindre 5 cm par jour en période chaude et humide. Dans les nuits froides, les pousses arrêtent leur croissance qu’elles reprendront le jour ; si la température diurne est insuffisante, elles cessent momentanément de pousser.
On observe aussi, à l’opposé des feuilles, mais de façon discontinue, la croissance des vrilles, permettant à la vigne de s’accrocher à des supports, et des inflorescences, boutons floraux réunis en tout petits bouquets qui deviendront plus tard les grappes de raisin. Les minuscules boutons sont les corolles encore fermées des fleurs ; d’un vert vif, ils vont légèrement grossir jusqu’à la floraison, en même temps que les ébauches de grappes qui, à ce stade, sont horizontales, ou plus ou moins verticales avec la pointe en haut, au contraire de ce qui se passera lorsque les raisins seront mûrs. Les inflorescences préfigurent la récolte. On en trouve normalement 2 par pousse. S’il y en a davantage, et dans les bonnes années il peut y en avoir jusqu’à 3 ou 4 par sarment, les vendanges seront très belles pour autant que rien ne vienne contrarier la floraison et la maturation du raisin. Si au contraire elles sont plus clairsemées, les espoirs s’amenuisent dès le départ. C’est dire avec quelle impatience la Champagne tout entière attend leur apparition, qui est appelée la montre, ou la sortie, et se réjouit lorsqu’il y a une belle montre, et cela malgré l’adage Grosse montre, petite récolte, qui peut s’expliquer par une floraison survenant avec des conditions climatiques défavorables, dans lesquelles la plante se révélerait incapable de nourrir convenablement un très grand nombre de grappes.
Les Champenois ayant de longue date constaté que les inflorescences de la vigne étaient souvent analogues en abondance et en beauté aux grappes apparues sur les lierres l’automne précédent, ils en tiraient des indications sur la montre, assez souvent valables. Le comte Léonce de Lambertye a présenté en février 1856 un rapport à ce sujet à l’ancienne académie de la Marne. Emile Moreau, que l’on a déjà rencontré à plusieurs reprises, était célèbre par les prédictions sur les récoltes qu’il faisait chaque année à la Saint-Vincent. Il examinait sans grande conviction l’épacte, cycle de 19 années correspondant à 235 lunaisons, les cycles des périodes sèches et humides et des grands hivers et la date du jour de Pâques en vertu de l’adage : Pâques précoces, vendanges hâtives. Mais, par contre, il attachait beaucoup d’importance à l’étude des lierres et il a assez souvent vu juste, en particulier pour les bonnes années 1970 et 1973. Selon une habitude ancienne, qui s’est perpétuée, on place parfois à Noël ou à la Saint-Vincent des sarments fraîchement coupés dans une poterie remplie d’eau que l’on garde dans un endroit chaud et on s’efforce de déduire de la végétation à laquelle ils donnent naissance les caractéristiques de la montre à venir.
C’est généralement dans la deuxième quinzaine de juin qu’intervient en Champagne la floraison, qui se termine par la fécondation. La fleur des cépages champenois, aux fines étamines blanches, répand une agréable odeur, légèrement entêtante, qui rappelle le parfum du seringa. Curieusement, la période de son épanouissement coïncide très exactement avec celle de la floraison des lys des jardins. Hermaphrodite, elle est constituée de cinq étamines à pollen et d’un pistil avec un ovaire à deux ovules, réunis sous la même corolle faite de cinq ou six pétales jointifs soudés au sommet et formant un capuchon, l’ensemble constituant le bouton de l’inflorescence. Lors de la floraison, le capuchon se détache à sa base ; il se dessèche tout en brunissant et il est rejeté par les étamines qui se redressent et dont le pollen vient féconder l’ovaire. Il arrive cependant que des étamines se tournent vers l’extérieur et fécondent une autre fleur, proche ou lointaine. D’où, dans ce cas, une fécondation croisée, qui peut d’ailleurs être aussi le fait des insectes.
Pour que la fécondation se déroule bien, il faut du soleil, et des températures de l’ordre de 20 à 25°. Le vent, s’il est léger, peut aider au transport du pollen ; mais s’il est trop fort, il l’emporte au loin. Les pluies sont néfastes, elles lavent la fleur et entraînent une partie du pollen. Lorsque toutes les conditions favorables sont réunies, pour une vigne en bon état sanitaire la fécondation se fait en quatre ou cinq jours et c’est le meilleur gage de la réussite. Dans le cas contraire, la floraison s’éternise, pouvant s’étendre sur une vingtaine de jours, et le résultat est toujours néfaste. On constate, en effet, que la fécondation est alors incomplète parce que la corolle ne s’est pas détachée et que la vigne fleurit sous le capuchon. S’il n’y a pas eu fécondation, c’est la coulure, qui affecte une partie plus ou moins considérable de la grappe et diminue le nombre des raisins. Si l’ovaire a été mal fécondé, le développement du fruit s’arrête prématurément, et c’est le millerandage, avec des grappes présentant certains grains atrophiés, parfois en grand nombre. Coulure et millerandage peuvent être liés à divers accidents de la végétation, mais les circonstances atmosphériques restent prépondérantes.
On conçoit que le temps de la fécondation est une période critique pendant laquelle il est important de ne pas déranger la vigne, d’éviter notamment les travaux de palissage qui changent l’exposition des inflorescences et les exposent aux intempéries. Malheureusement, malgré toutes ces précautions, la nature a le dernier mot et la floraison est souvent décevante. Ce sont les ébats amoureux de la vigne et au dire de Mathurin Régnier [1],
Les Grands, les Teignes, les Amours
Trompent toujours de leurs sermens.
La nouaison, étroitement liée à la fécondation, est la transformation de l’ovaire en un grain de raisin dont on dit qu’il est noué. Les grains, dans un premier temps, restent verts et portent en Champagne le nom de verjus. Comme la feuille, ils renferment de la chlorophylle, assimilent et respirent. Leur volume et leur poids augmentent rapidement et ils atteignent la taille d’un petit pois. Ils deviennent jointifs, c’est ce que l’on appelle la fermeture de la grappe. Tandis que les ovules deviennent des pépins et se développent, les grains restent ensuite stationnaires, jusqu’à la véraison, appelée en Champagne l’abled (ou ablais), qui marque le début de la coloration du raisin, d’un nouveau grossissement et de sa maturation, ce qui se produit cinq à six semaines avant les vendanges, généralement au cours du mois d’août. Les sucres (glucose et lévulose) augmentent et l’acidité diminue. Avec plus ou moins d’ensemble et de rapidité, selon les années, les fruits des cépages noirs prennent une teinte rouge, puis noir violacé, tandis que ceux du Chardonnay deviennent translucides, avant de virer au jaune.
Peu après que la véraison a débuté, et tandis qu’elle se poursuit, se produit la maturation proprement dite, qui termine la phase active du cycle reproducteur. Les raisins recommencent à grossir. S’ils deviennent trop serrés, certains d’entre eux sont rejetés hors de la grappe, phénomène connu sous le nom de cochonnage. La couleur s’affirme, la proportion de sucre continue à croître et celle d’acide à décroître. Le raisin sera réussi si la chaleur est au rendez-vous car, comme l’affirme le dicton, août fait le goût. Si les vendanges sont tardives, c’est à septembre que peut échoir cette mission, qui est menée à bien si le mois est très beau ; dans tous les cas, il lui incombe de parfaire la maturation jusqu’à la maturité du fruit qui consacre l’équilibre définitif entre les sucres et les acides. Lorsqu’il est atteint, et que la richesse du raisin en sucre devient stationnaire, le raisin est mûr, la maturation est terminée.
Certaines années, on trouve dans le vignoble, à la fin de l’été, de nombreuses petites grappes de deuxième génération, les bouvreux. À la partie supérieure des ceps et principalement en bout de rangée, ils contrastent par leur vert cru avec les raisins en cours de maturation ou déjà mûrs. On les appelait autrefois les bouvériots et, dans certaines parties de la Champagne et dans d’autres régions viticoles, on les nomme regains ou conscrits. En général, les bouvreux ne mûrissent pas et ne peuvent être vendangés, mais ils sont tout de même les bienvenus car ils sont un témoignage de la vitalité de la vigne, et on les considère comme le signe annonciateur d’une belle montre pour l’année suivante.
Parallèlement à la véraison et à la maturation des raisins a lieu l’aoûtement (ou aoûtage). C’est la maturation des sarments, que l’on voit peu à peu brunir et devenir ligneux, leurs tissus s’imprégnant des matières minérales apportées par la sève, destinées à constituer les réserves nutritives pour la prochaine saison. Dans le cycle végétatif, cette transformation tient une place importante. Un bon aoûtement prédispose à la réussite du cycle reproducteur de l’année à venir, tandis que les bois auront acquis une bonne résistance au froid et toutes les qualités nécessaires pour être utilisés pour le greffage. Il commence, comme son nom l’indique, au mois d’août, mais il se prolonge aussi longtemps que les feuilles sont en mesure d’alimenter les sarments avec les matières nutritives qu’elles élaborent.
Lorsque l’aoûtement est près de se terminer, au mois d’octobre, les feuilles changent peu à peu d’aspect. Celles des cépages blancs deviennent jaune pâle puis jaune paille, celles des cépages rouges prennent aussi une couleur jaune, plus ou moins tachetée ou frangée de rouge. Quelques maladies de la vigne donnent aux feuilles des teintes anormalement précoces ou foncées, certaines d’entre elles pouvant alors se colorer entièrement en rose ou en rouge profond. À l’arrière-saison, les feuilles saines virent au jaune orangé, et les ondulations fauves du vignoble, lorsqu’elles miroitent à contre-jour dans le soleil d’octobre, sont un véritable enchantement. Et s’il arrive que le gel ait frappé très tôt, avant la sénescence des feuilles, celles-ci prennent une teinte rouille dont la mélancolie n’est pas dénuée de charme. Avec les premiers froids, en général peu après la Toussaint, les feuilles tombent, c’est la défoliation, que le vent et les pluies peuvent avancer. C’est la fin de la phase active du cycle végétatif.
En année normale, le calendrier de la vigne champenoise s’établit comme suit : février-mars, les pleurs ; avril, le débourrement ; mai, la feuillaison et la montre ; deuxième quinzaine de juin-début juillet, la floraison, suivie de la nouaison ; août, la véraison, suivie de la maturation ; août-septembre, l’aoûtement ; fin septembre-début octobre, la maturité ; deuxième quinzaine d’octobre, la modification de la couleur des feuilles ; début novembre, la sénescence des feuilles et la défoliation. La nature semble cependant éprouver un malin plaisir à modifier ce calendrier, qui est rarement respecté intégralement.
Les cépages champenois, relativement précoces, sont dits de maturation de première époque, par rapport à des cépages plus tardifs dont le cycle reproducteur est plus lent ; la durée de leur vie active est normalement de 185 jours,, mais elle peut varier entre 160 et 200 jours, et même davantage. Si le débourrement se situe presque toujours au milieu d’avril, la maturation peut survenir exceptionnellement à la fin du mois d’août ou au milieu d’octobre, soit avec près de deux mois d’écart. Les variations atmosphériques sont la cause de ces anomalies. Elles sont fréquentes et on a vu qu’elles peuvent être importantes. Une chaleur persistante accélère la végétation, le froid la ralentit et peut compromettre la fructification et même le comportement de la vigne d’une année sur l’autre. Mais il arrive aussi que les gelées d’avril détruisent apparemment tout espoir de récolte et qu’un très bel été répare partiellement les dégâts en permettant le développement d’une seconde génération de bourgeons.
Les aléas du climat donnent au vigneron un souci perpétuel qui se reflète constamment dans sa conversation. Si le froid de juin arrête la croissance de la vigne, on entend dire dans le vignoble : « Ça n’a pas bougé depuis quinze jours ! » Comme l’écrit Claude Royer, on peut penser que l’incertitude dans laquelle vit le vigneron, en particulier dans les régions où les risques climatiques sont élevés, n’est sans doute pas étrangère à la multiplication des prévisions météorologiques sous forme de dictons [2]. En voici quelques exemples champenois, certains d’entre eux étant d’ailleurs contradictoires, et étant entendu que les dictons usités en Champagne se retrouvent souvent dans d’autres provinces viticoles, en particulier en Bourgogne.
Novembre
L’année sera bonne.
Décembre
C’est bon s’il fait froid.
Brouillard d’octobre,
Pluie de novembre,
Font bon décembre.
Donne grenier et tonneaux vides
Janvier
L’hiver s’en va ou il reprend.
Car si ce jour tu vois et sens
Que le soleil soit clair et beau
Nous aurons du vin plus que d’eau.
Autant de vin que d’eau.
La goutte au sarment.
À la Saint-Vincent,
Ou tout gèle, ou tout se fend ;
Et si tout gèle, tout s’en sent,
Le vin monte dans le sarment,
Mais s’il gèle il en descend.
Février
Est le plus court, le moins courtois.
Quand février commence en lion,
Il finira comme un mouton.
Point de vin au cellier,
Mets tes cuves au grenier.
C’est la marque d’un bel automne.
Mars
Remplit caves et tonneaux.
Mars pluvieux,
An disetteux.
Avril
Met peu de vin au baril.
Elle apporte pain et vin.
Apprête tes barils.
Mai
Donnent pain et vin.
Juin
C’est du vin qu’on pourra boire.
Jusqu’à Noël gouverne le temps.
Remplit cuves et tonneaux
Juillet
Fais renforcer tes tonneaux.
Août
Garnissent le cellier.
Grosses grappes et bon moût.
En ces deux mois tout bien s’arrange.
Septembre
Le raisin mûrit.
Septembre fait la qualité.