Les maisons de commerce du XVIIIe siècle sont toujours actives et ont en général renforcé leur position. Deux d’entre elles, notamment, atteignent rapidement la célébrité mondiale, Moët et Clicquot.
Jean-Rémy Moët avait pris en 1792 la succession de son père Nicolas-Claude. Il traverse sans encombre la tourmente révolutionnaire et accroît largement sous l’Empire et la Restauration l’importance de son négoce. Les régimes politiques se succèdent mais son crédit reste intact. Devenu maire d’Épernay en 1801, il a la charge de recevoir les hôtes de marque. Désirant les héberger chez lui, il fait construire à cette intention en face de sa maison, sur les plans d’Isabey, le célèbre miniaturiste, deux bâtiments jumeaux surplombant un jardin à la française et une orangerie. L’Impératrice Joséphine les inaugure le 16 octobre 1804.
Napoléon s’arrête encore à Épernay à deux ou trois reprises, au cours de ses trajets entre Paris et les champs de bataille européens. Et le 17 mars 1814, alors qu’il regagne la capitale avant sa première abdication, il y repasse pour la dernière fois et remet à Jean-Rémy Moët sa propre Légion d’honneur, pour récompenser, lui dit-il, « vos loyaux services comme administrateur, et surtout le développement admirable que vous avez su donner, en France comme à l’étranger, au commerce de nos vins » [1].
Pendant les belles années des campagnes impériales, c’est à Épernay un incessant passage de rois, princes, maréchaux, commissaires, officiers de tous grades, qui viennent s’initier chez Jean-Rémy aux joies du vin de la province. Il reçoit ainsi Joseph et Jérôme Bonaparte, respectivement rois dle Naples et de Westphalie, les rois de Bavière et de Saxe. Le 24 juin 1811, le roi de Westphalie lui passe commande de 6 000 bouteilles, lui confiant qu’il en aurait pris davantage s’il ne craignait que les Russes ne viennent les boire, révélant ainsi à son hôte que la guerre de Russie venait d’être décidée par Napoléon.
Lors de la première occupation, le 12 février 1814, Jean-Rémy Moët reçoit les Alliés en tant que maire, et sa noble conduite lui vaut la protection des princes alliés, et, plus tard, la royale commande de Louis XVIII. En 1815, s’il cesse d’être maire d’Épernay, il s’accommode cependant assez bien de l’occupation alliée et du retour de la monarchie. En 1825, il reçoit Charles X qui le replace à la tête de la municipalité de sa ville. En 1832, il accueille Louis-Philippe et lui fait visiter ses caves. Sa production annuelle s’élève déjà à 600 000 bouteilles [2]. Le 31 décembre 1832, il se retire à l’âge de 74 ans. Il mourra en 1841 dans son château de Romont, proche du village de Mailly, au pied des pentes nord de la Montagne de Reims. Le souvenir de cet homme exceptionnel restera très vif. Dans le Vigneron champenois de septembre 1873, Jean-Louis Plonquet écrira : C’est à Jean-Rémy Moët que nous devons ce prodigieux commerce qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde et qui fait éclater partout le nom de la France dans les joyeuses et pacifiques détonations du champagne. En 1833, la maison devient la propriété de deux beaux-frères associés, Victor Moët et Pierre-Gabriel Chandon de Briailles, respectivement fils et gendre de Jean-Rémy. La raison sociale est désormais Moët & Chandon, inaugurant ainsi une marque qui deviendra bien avant la fin du siècle familière dans tout endroit du monde civilisé [3].
En 1854, dans le vaudeville de Labiche Les Marquises de la fourchette, le garçon de restaurant appelle : « Sommelier !... deux moët frappés pour le 4... Il va très bien le moët ! la consommation marche. » Et comme dit un groom, caricaturé par E. de Beaumont dans le Charivari du 22 juillet 1853 : « Le moët, c’est chouette ».
Le livre de comptes du XIXe siècle, véritable armorial, porte les plus grands noms de France et d’Europe, à commencer par Napoléon et la famille impériale, la reine Victoria, Léopold Ier, et pas moins de 126 ducs, marquis, comtes, vicomtes et lords ! À l’orée du XXe siècle, la firme s’est constituée un vignoble de 360 hectares, le plus important de Champagne. Elle emploie 1 600 personnes en permanence et expédie annuellement de deux millions et demi à trois millions de bouteilles de champagne. Ses réserves en caves atteignent treize millions de bouteilles.
À Reims, François Clicquot meurt prématurément en 1805. À l’étonnement de tous, sa jeune veuve, avec pour associés M. Bohne, voyageur de la maison, et M. Fourneaux, œnologue, prend la direction de l’affaire sous la raison sociale Vve Clicquot-Ponsardin, Fourneaux et Cie, puis, à partir de 1810, Vve Clicquot-Ponsardin. Dans cette époque troublée, alors que la « femme d’affaires » est encore inconnue, cette jeune veuve d’une trentaine d’années dirige personnellement sa maison avec une grande autorité et parvient à lui donner rapidement un développement considérable, aidée à partir de 1825 environ par un homme remarquable, Edouard Werlé2, devenu son associé à partir de 1831. Elle envoie ses voyageurs dans toute l’Europe et elle n’hésite pas à forcer le Blocus continental de Napoléon pour faire pénétrer ses vins en Russie3, où ils deviennent si prisés que Prosper Mérimée écrit le 26 juillet 1853 : Mme Clicquot abreuve la Russie ; on appelle son vin « klikofs koé » et on n’en boit pas d’autre [4]. Son champagne est connu aussi universellement que le Moët & Chandon.
En pays anglo-saxons on l’appelle the Widow, en pays de langue espagnole la Viuda. Et lorsqu’en France on le commande, il suit de demander sans autre précision : la veuve. En 1861, dans la comédie de Labiche La Poudre aux yeux, au maître d’hôtel qui lui demande : « Quelle marque préférez-vous pour le champagne ? » Frédéric répond : « La veuve Clicquot. C’est le meilleur. » De ce succès vient sans aucun doute le surcroît de prestige qu’ajoute aux yeux de certains le mot Veuve sur une étiquette de champagne.
Sous le second Empire, Mme Clicquot est reine de Reims, ainsi que l’affirme Prosper Mérimée dans la lettre précitée. Mais elle se retire au château de Boursault, sorte de petit Chambord qu’elle a fait construire sur les pentes qui dominent la rive gauche de la Marne, en aval d’Épernay. Elle y vit en grand apparat, donnant crédit à la légende de la Veuve Clicquot, formidable mais aimable grande dame, la reine sans couronne du champagne [5]. Elle s’y éteint en 1866, à l’âge de 89 ans. Dans l’Illustration du 11 août 1866, Jules Claretie commente ainsi la nouvelle : La chronique a dit déjà quelle était la bonté, et mieux que cela la grandeur d’âme de cette bourgeoise devenue puissance de par la qualité de ses vins.
Mme Clicquot n’avait eu qu’une fille, mariée au comte de Chevigné, auteur des Contes rémois et plus intéressé par la poésie que par les affaires. La direction de la maison Veuve Clicquot-Ponsardin échoit à Edouard Werlé, puis au comte Alfred Werlé, son fils, et en 1907, au gendre de ce dernier, le comte Bertrand de Mun, assisté du prince Jean de Caraman Chimay. Le château de Boursault devient la propriété d’une autre grande dame, Anne de Mortemart, duchesse d’Uzès, petite-fille du comte de Chevigné. Elle est pleine de révérence pour son arrière-grand-mère qu’elle avait connue dans son enfance et qui, a-t-elle écrit, avait porté à un si haut point la perfection du vin de Champagne [6]. Célèbre par sa passion de la chasse à courre, elle est morte sur ses quatre-vingt-six ans, chevauchant en forêt de Rambouillet derrière sa meute, sur la voie du cerf [7].
Ruinart est toujours sur la brèche. Au nombre des clients de Claude Ruinart figurent Bonaparte, Talleyrand, le roi de Prusse, la cour de Danemark, la cour de Bavière, le duc de Bedford, etc. C’est Irénée Ruinart, petit-fils du fondateur, maire de Reims, qui a dans l’exercice de ses fonctions municipales la charge de recevoir en 1811 l’Impératrice Marie-Louise, puis en 1814 Napoléon, qui passe la nuit dans son château du Grand Sillery. Le 28 mai 1825, c’est encore lui qui présente les clefs de la ville à Charles X qui vient de se faire sacrer roi de France et qui lui confère le titre de vicomte, les Ruinart ayant été anoblis et faits seigneurs de Brimont par Louis XVlll le 20 octobre 1817. Après Irénée Ruinart de Brimont, la maison reste dans les mains de ses descendants, toujours sous la raison sociale Ruinart Père et Fils, qui remonte à 1764.
Jacquesson, devenu entre-temps Jacquesson et Cie, est une maison importante qui fait beaucoup parler d’elle. On verra plus loin qu’en 1850 le prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, fait distribuer du champagne à l’occasion des revues militaires ; le champagne Jacquesson est choisi pour la circonstance et le Charivari publie le 26 septembre 1850 un article de Taxile Delord sous le titre L’Empire-Jacquesson. Trois jours plus tard paraît dans le même journal un article humoristique du rédacteur en chef, Louis Huart, à la gloire de M. Jacquesson. Même si tout cela a une forte teinte politique et boulevardière, il est de fait que la maison Jacquesson et Cie, alors à Châlons, a su s’imposer sur le marché française4.
Chanoine et Fourneaux gardent leur raison sociale5 mais certaines des autres maisons du XVIIIe siècle changent de propriétaire, ou tout au moins de nom. C’est ainsi que Vander-Veken, Dubois et Fils et Delamotte deviennent respectivement Abelé 6, Louis Roederer et Lanson Père et Fils.
Au début du XIXe siècle, Nicolas Schreider reprend à Reims la maison Dubois et Fils. En 1827, il fait appel à son neveu Louis Roederer. À la mort de Nicolas Schreider, en 1833, la maison prend comme raison sociale Louis Roederer. Y sont associés, à partir de 1845, Eugène Roederer, frère de Louis, et Hugues Krafft, entré dans la maison comme voyageur dès 1833. Louis Roederer augmente considérablement l’activité de la maison, et s’oriente particulièrement vers le marché russe. Malgré la concurrence des marques déjà en place il y réussit pleinement. En 1876, la maison créera pour le tsar Alexandre II, à la demande de son pourvoyeur en vins, une bouteille particulière, non teintée, associée à une cuvée spéciale appelée Cristal. À la mort de Louis Roederer, en 1870, lui succède son fils Louis, assisté de son oncle Eugène, de Hugues Krafft, et de son beau-frère Jacques Olry. Le jeune Louis Roederer meurt prématurément en 1880, laissant la propriété de ses établissements et de la marque à sa soeur, Mme Jacques Olry, dont les deux fils, Louis et Léon, ajoutent Roederer à leur nom.
Comme on le sait, la maison Delamotte avait été fondée à Reims en 1760. En 1833, à la mort du chevalier Nicolas-Louis Delamotte, fils du fondateur François, Jean-Baptiste Lanson, associé de Nicolas-Louis depuis 1828, préside avec sa veuve aux destinées de la maison qui était devenue entre-temps Louis Delamotte Père et Fils. En 1837, deux des fils de Jean-Baptiste Lanson, Victor-Marie et Henri, entrent dans l’affaire qui devient Lanson Père et Fils et s’ouvre ensuite à leur frère Ferdinand. Tous trois se partagent la maison de commerce lorsque leur père prend sa retraite vers 1843. À la fin du XIXe siècle Henri-Marie, fils de Victor-Marie, donne à la marque son plein essor, exerçant ses efforts sur le marché français puis diversifiant rapidement son commerce, notamment au Royaume-Uni, en Belgique et aux Pays-Bas. Au siècle suivant, la maison Lanson Père et Fils donnera au champagne une de ses figures légendaires, Victor Lanson, fils d’Henri-Marie, qui gardera jusqu’à 86 ans une verdeur remarquable, après avoir bu dit-on, plus de 30 000 bouteilles de champagne au cours de sa longue vie.
Il reste à parler de la maison Heidsieck, qui subit au XIXe siècle des transformations importantes. Florens-Louis Heidsieck meurt en 1828 et la maison qu’il a fondée à Reims en 1785 est dissoute en 1834. Dans les vingt années qui suivent, trois firmes rémoises distinctes se créent autour du nom de Heidsieck, chacune se rattachant à Florens-Louis par neveu interposé. Elles sont connues aujourd’hui comme Piper-Heidsieck, Heidsieck et Cie Monopole et Charles Heidsieck, les trois maisons n’ayant plus d’intérêts communs.
En 1834, Christian Heidsieck, neveu de Florens-Louis, dont il était l’associé, conserve la marque Heidsieck. Il prend trois assistants, dont Henri-Guillaume Piper, petit-neveu de Florens-Louis et Jacques-Charles Kunkelmann. À sa mort, en 1837, sa veuve continue pendant quelque temps à diriger la maison sous la raison sociale Veuve Heidsieck, puis elle se remarie avec Henri-Guillaume Piper et la firme devient H. Piper et Cie, tout en continuant à vendre son champagne sous le nom de Heidsieck, puis de Piper-Heidsieck. Henri-Guillaume Piper développe son affaire et s’attaque avec succès au marché américain. À sa mort, en 1870, Jacques-Charles Kunkelmann, qu’il avait pris comme associé en 1851, acquiert le contrôle de la firme et en change la dénomination en Kunkelmann et Cie. Il s’adjoint Paul Delius puis, en 1877 son propre fils Ferdinand-Théodore. Jacques-Charles Kunkelmann meurt en 1881. Paul Delius se retire en 1892 et Ferdinand-Théodore Kunkelmann poursuit l’exploitation de sa maison sous la même raison sociale, qui plus tard, sous le double patronage de Florens-Louis Heidsieck et Henri-Guillaume Piper, deviendra à nouveau Piper-Heidsieck.
Un autre neveu de Florens-Louis, Henri-Louis Walbaum, fonde avec son cousin et beau-frère Pierre Auguste Heidsieck, en 1834, la maison Walbaum, Heidsieck et Cie , qui, après plusieurs changements de raison sociale, deviendra en 1923 Heidsieck et Cie Monopole.
En 1851 enfin, Charles-Camille Heidsieck fonde la maison Charles Heidsieck. Il est le fils de Charles-Henri Heidsieck, qui était lui-même, comme son frère Christian, neveu et associé de Florens-Louis. Il fait preuve d’un dynamisme exceptionnel et sa marque devient vite familière aux amateurs de champagne, en particulier aux Etats-Unis qu’il prospecte personnellement. À Charles-Camille Heidsieck succèdent son fils Charles-Eugène, en 1871, puis ses petits-fils, arrière-petits-fils et arrière-arrière-petits-fils.
La marne et Epernay- vus d’Hauvillers-.
Parmi les maisons qui apparaissent au XIXe siècle, quelques-unes atteignent avant la fin du siècle une grande notoriété, à la fois par l’importance de leurs expéditions et par la qualité de leur champagne.
C’est le cas de P.A. Mumm Giesler et Cie fondée en 1827 à Reims par deux Allemands, Pierre-Arnaud Mumm, important exportateur de vins du Rhin et de Moselle, et Friedrich Giesler. Dès 1831, ils comptent comme clients en Angleterre les Rothschild, en Scandinavie le prince royal de Suède et de Norvège. En 1837, Friedrich Giesler quitte la maison pour aller créer à Avize, l’année suivante, sa propre entreprise avec le concours de deux compatriotes. En 1838, Georges-Hermann Mumm, le petit-fils de Pierre-Arnaud Mumm, entre dans la maison rémoise, qui devient en 1853 G.H. Mumm&Cie, et se développe très rapidement, avec des ventes annuelles atteignant déjà 2 600 000 bouteilles en 1900. La famille Mumm ne prendra pas la nationalité française, si bien qu’en 1914 la firme sera mise sous séquestre, jusqu’à la vente par adjudication de ses biens et marques par le Tribunal civil de Reims, en 1920, à une société anonyme française, la Société Vinicole de Champagne.
La maison Pommery et Greno donne l’exemple d’une réussite analogue, due encore une fois à l’action intelligente et énergique d’une femme, Mme veuve Pommery, née Louise Mélin. En 1836, MM. Wibert et Greno avaient fondé sous leurs noms une petite Maison de champagne. M. Wibert disparu, M. Greno s’associe en 1856 à Alexandre Pommery, jeune lainier rémois, qui meurt subitement deux ans plus tard. Mme Pommery, à l’âge de 39 ans, prend la direction de la maison, se faisant assister par Henry Vasnier, qui était le collaborateur de son mari, et adopte la raison sociale Pommery et Greno. En 1860, M. Greno se retire et Pommery et Greno devient Veuve Pommery, puis en 1885 Pommery, Fils et Cie, lorsque Mme Pommery prend comme associés son fils Louis, sa fille la comtesse Guy de Polignac et Henry Vasnier, puis à nouveau, et définitivement cette fois, Pommery et Greno.
d’une manutention automatisée des bouteilles et
d’un éclairage électrique.
(Escalier de 116 marches à 35 mètres en sous-sol.)
Mme Pommery, qui aurait dirigé aussi bien un ministère que sa maison de commerce [8], donne un élan considérable à sa maison dont les expéditions annuelles, en 1870, s’acheminent vers le million de bouteilles. Il lui faut s’agrandir et elle s’établit alors au sommet de la colline Saint-Nicaise. Elle y fait construire des bâtiments imposants dans un style composite inspiré de châteaux britanniques et de collèges oxfordiens, allant du gothique tardif au XVIIIe de Robert Adam, et percer des caves desservies par un escalier monumental de 116 marches. Vignes et parcs ombragés couvrent le reste des parties hautes de la butte où sera construite en 1907 une prestigieuse résidence, le château des Crayères. Mme Pommery s’éteint en 1890, dans sa 71e année. Ses associés disparaîtront dans les premières années du XXe siècle et à partir de 1907 ce sera le marquis Melchior de Polignac, son petit-fils qui présidera aux destinées de la maison.
En 1836, est créée à Cramant une Maison de champagne, entreprise modeste à laquelle le fondateur Philippe Bourlon donne son nom. Y entre bientôt un certain Eugène , qui épouse sa fille, et crée en 1858 une Union de propriétaires, groupement de plusieurs petit marques dont celle de son beau-père et la sienne propre, il s’installe à Épernay avec siège social à Paris. Eugène développe rapidement la marque Mercier, au point qu’en trente ans elle devient l’une des plus connues, en France tout au moins. D’après Pierre Andrieu, ce grand homme d’affaires ne dormait que trois heures par nuit « Je dors si vite ! » disait-il [9]. Il voit grand et a le génie de la publicité. Il fait creuser des caves d’une longueur de 18 kilomètres, étonnamment vastes pour l’époque, dans lesquelles défile lors de l’inauguration un cortège de calèches attelées de chevaux blancs, et c’est par 100 000 bougies qu’elles seront éclairées lorsque Sadi Carnot, président de la République française, les visitera dans le même équipage le 19 septembre 1891. En 1858 alors que dans les banquets du second Empire on prend l’habitude de servir le champagne en carafes, comme les autres grands vins, il crée la Réserve de l’Empereur Blanche cuvée réservée à Napoléon III et à sa cour et dont la bouteille, en cristal non teinté, est en forme de carafe avec un bouchon figurant une grappe de raisin7
Il fait construire pour l’Exposition universelle de 1889 le plus grand foudre du monde, qui en sera une des attractions majeures8. D’une contenance de 200 000 bouteilles, il est décoré par le sculpteur champenois Navlet. Il faut trois semaines pour acheminer par la route d’Épernay à Paris, ce géant « hors gabarit » à un degré absolument inusité à l’époque.
Le transport même est en soi une admirable réussite publicitaire. Placé sur d’énormes roues, le foudre est traîné par un attelage de 24 boeufs blancs, renforcé dans les côtes par 18 chevaux. Quelques maisons qui gênaient le passage sont achetées par Eugène Mercier et démolies ; les barrières de l’octroi de Paris sont enlevées pour la circonstance. La chance veut qu’un essieu se brise rue Lafayette exposant de longues heures la marque aux yeux des badauds parisiens et de la presse dûment alertée, et à l’arrivée le foudre fabriqué en chêne de Hongrie, démolit le restaurant... hongrois l’exposition !
Eugène récidivera à l’Exposition universelle de 1900 en faisant construire un grandiose Palais Mercier et en installant sur le Champ-de-Mars un ballon captif avec une nacelle transformée en bar de dégustation.
Là interviendra encore le génie du publicitaire. En fin d’exposition neuf passagers improvisés et son Pilote largueront les amarres et partiront au gré du vent qu’ils avaient probablement préalablement observés. Ils parviendront en effet à survoler Epernay et la Maison MERCIER. Ils atterriront seize heures plus tard, heureusement sans dommage, dans la fôret des Ardennes près de la frontière belge. La douane réclamera à Eugène une amende de 20 couronnes pour introduction frauduleuse et sans déclaration de six bouteilles de champagne.
Dans le courant du XIXe siècle sont créées d’autres maisons de champagne dont la production reste longtemps limitée mais qui se font apprécier des amateurs par l’excellence de leurs vins et estimer de leurs pairs, ce qui leur vaudra au XXe siècle de faire partie du Syndicat de grandes marques de champagne [10]
C’est le cas en 1811 de Perrier-Jouët à Épernay, en 1818 de Billecart-Salmon à Mareuil-sur-Ay, en 1825 de Joseph Perrier [11] à Châlons-sur-Marne, en 1825 également de Jean-Louis Prieur à Vertus, en 1829 de Renaudin-14 à Ay. La notoriété de ces maisons s’établit rapidement. À chacune d’entre elles peut s’appliquer l’éloge adressé à M. Pol Roger lors de sa mort par le Vigneron champenois du 27 décembre 1899 : Il a fallu un travail persévérant pour faire apprécier en vingt-cinq ans une bonne marque nouvelle au milieu de celles existant déjà depuis près d’un siècle.
Il serait injuste de ne pas citer quelques autres maisons qui se font tout de suite remarquer soit par leur qualité, soit par l’importance de leurs expéditions, et dont plusieurs répondent aujourd’hui à ces deux caractéristiques.
C’est le cas notamment des maisons suivantes :
À Avenay : Léon Sacotte [12].
À Avize : Auger-Eysert et Hatton ; De Cazanove ; Desbordes et Fils ; Dinet-Peuvrel et Fils ; Giesler et Cie ie ; Koch Fils ; Albert Le Brun ; Lecureux et Cie ; Vix-Bara.
À Ay : Besserat ; Edouard Brun ; Duminy et Cie ; Gustave Couvreur ; ]ules Camuset ; Ivernel ; Pfungst Frères ; Philipponnat 16 ; Tirant de Flavigny.
À Châlons-sur-Marne : Aubertin ; Benjamin Perrier ; Chanoine-Ecoutin ; Collin ; Dagonel et Fils ; Fréminel-Debar ; Fréminet et Fils ; J. Georg et Cie ; Itam ; Jacquart Frères ; De Launay ; Vallée ; Vitry-Jonas.
À Dizy : Testulat-Brouleau.
À Épernay : Albert Chausson ; Alfred Gratien ; De Castellane 17 ; J.B. Chamonard ; Deverney-Ravinet ; Gauthier ; Louis Boizel ; G.H. Martel ; Michel Prévy et Fils ; De Rochegré ; Trouillard ; Wachter et Cie.
À Ludes : Canard-Duchêne.
À Mareuil-sur-Ay : Alisse Moignon Fils et Cie ; Bouché Fils et Cie ; Bruch-Foucher et Cie ; Miller-Caqué et Fils ; De Venoge [13].
À Pierry : Gé-Dufaut et Cie ; Louis Krémer ; A. Lejeune et Cie.
À Reims : F. Bernard et Cie ; VveBinet et Fils et Cie ; Boll et Cie ; Delaunay et Cie ; Delbeck et Cie ; Doyen ; Duchâtel-Ohaus ; Ernest Irroy ; Eugène Cliquot ; Charles Farre ; Fisse-Thirion et Cie ; George Goulet et Cie ; Gondelle et Cie ; Gustave Gibert ; VveHenriot ; Henry Goulet ; L. Jaunay et Cie ; Ch. Loche ; Jules Mumm et Cie ; Minet Jeune ; A. Morizet ; Périnet et Fils ; Rivari ; Roussillon et Cie ; De Saint Marceaux et Cie ; Sutaine ; De Tassigny et Cie ; Théophile Roederer et Cie.
À Rilly-la-Montagne : Roper Frères et Cie.
À Tours-sur-Marne : Chauvet ; VveLaurent-Perrier.
À Vertus : Duval-Leroy.
On note que trois de ces maisons, Vve Binet et Fils et Cie, Vve Henriot et VveLaurent-Perrier sont dirigées à un moment de leur histoire par une femme, qui suit ainsi l’exemple donné par Mme Clicquot.
Trois Veuves hors du commun
II doit y avoir en outre à la fin du XIXe siècle plus de deux cents autres maisons si on en croit Victor Fiévet qui écrit en 1868, dans son Histoire de la ville d’Épernay, qu’il y a près de trois cents maisons faisant le commerce, des vins de Champagne. Le nombre des négociants a donc augmenté considérablement. Les dix maisons du XVIIIesiècle sont déjà une centaine en 1821, dont 50 maisons connues pour faire le commerce des vins fins en bouteilles, auxquelles s’ajoutent un grand nombre de maisons de 2e et 3e classes (307). Beaucoup s’établissent à partir de 1840, à la faveur des progrès techniques qui permettent de diminuer les pertes dues à la casse. En 1846, Armand Maizière donne le nombre total de 120 maisons [14]. D’autres négociants débutent lorsque les circonstances les y incitent, comme en 1893, où il y eut tellement de vin que de nouvelles maisons se créèrent cette année-là [15]. En sens contraire, cependant, les crises entraînent des fermetures et des reprises.
Parmi les maisons de taille modeste, beaucoup sont peu connues. Certaines font rarement mousser et, en 1821 déjà, on en signale un grand nombre qui bornent leurs spéculations à en placer les produits pour suppléer aux besoins des autres maisons de commerce [16]. Henry Vizetelly, dans Facts about champagne, donne l’exemple d’une maison qui pendant longtemps a vendu ses vins principalement à d’autres négociants, sur les marchés de Reims ou d’Épernay, où ses cuvées avaient une excellente réputation. Les autres maisons de cette catégorie se limitent en général au marché français, s’adressant à une clientèle moins fortunée que celle des grandes marques, désireuse de goûter aux joies du champagne mais à moindre prix. Beaucoup sont de très petite taille. C’est ainsi qu’en 1861, on compte au Mesnil-sur-Oger cinq maisons employant ensemble vingts ouvriers, et entre les trois localités de Cramant, Monthelon et Moussy cinq maisons employant seulement, à elles cinq, huit ouvriers [17]. Néanmoins, pour la plupart d’entre elles, ces maisons prospèrent grâce au succès sans cesse croissant du champagne.
Un regroupement géographique se poursuit tout au long du XIXesiècle. Amorcée dès avant la Révolution, la concentration du négoce s’accentue en faveur de Reims et d’Épernay mais aux dépens de Châlons et des bourgades du vignoble, Ay et sa région restant cependant privilégiées, ainsi que la côte d’Avize. En 1821, la répartition des principales maisons de champagne est la suivante : Reims 25 , Épernay 10, Pierry-Avize 5, Ay-Mareuil 4, Cramant-Oger-le Mesnil 4, Châlons 2. À Épernay, les maisons de champagne les plus importantes se groupent de part et d’autre de la route de Châlons, la future avenue de Champagne 19. À Reims, elles occupent principalement la butte Saint-Nicaise, au sud-est, et son pourtour, mais elles s’installent aussi dans d’autres quartiers de la ville, en particulier dans celui englobant aujourd’hui le boulevard Lundy, la rue Coquebert, la rue du Champ-de-Mars et la rue de la Justice.
PARTICULARITÉS ET ACTIVITÉS DU NÉGOCE CHAMPENOIS
On n’a pas été sans remarquer le très grand nombre de négociants portant des noms étrangers, principalement aux consonances germaniques. Les nouveaux venus sont attirés par la prospérité économique et le rayonnement culturel de la France. De même que pour le Bordelais les affinités historiques et maritimes avec l’Angleterre incitent les Britanniques à venir y travailler dans le commerce des vins, de même en Champagne le bon voisinage avec les pays d’Outre-Rhin, dans une paix cordiale jusqu’aux années 1840, pousse des Allemands, Rhénans pour la plupart, à venir s’y installer dans la première moitié du XIXe siècle. Ils y sont très bien accueillis et la guerre de 1870 les trouvera presque tous naturalisés français. Certains d’entre eux se fixent délibérément pour but la création d’une Maison de champagne. C’est le cas de Charles Koch, d’Heidelberg, qui s’établit à Avize en 1820 et adopte la raison sociale Koch Fils [18], ou encore, on l’a vu, des fondateurs de la maison P.A. Mumm, Giesler et Cie, Friedrich Giesler et Pierre-Arnaud Mumm, ce dernier de Rudesheim, sur le Rhin, où sa famille possède vignes et caves.
Une autre catégorie, plus nombreuse, est constituée par les jeunes Allemands qui viennent travailler dans les maisons de champagne et en deviennent propriétaires, exclusifs ou partiels, souvent par association ou mariage, comme on l’a vu pour Edouard Werlé, partenaire et successeur de Mme Clicquot. À ces Allemands dynamiques on doit le succès des trois maisons Heidsieck, grâce aux neveux de Florens-Louis, les Heidsieck, Walbaum et Piper, et à J.C. Kunkelmann, et celui de Louis Roederer, grâce à N.H. Schreider, à son neveu L. Roederer et à H. Kraft. On leur doit encore la fortune de Bollinger, dont le fondateur, l’amiral comte de Villermont, donne sa fille en mariage au Wurtembourgeois Jacques Bollinger qui devient son associé avec un sieur Renaudin, celle de Krug, créée par Joseph Krug, venu de Mayence pour travailler en Champagne à la maison Jacquesson, celle de Deutz et Geldermann, établie à Ay par William Deutz et Pierre Geldermann, originaires d’Aix-la-Chapelle, après qu’ils eurent passé quelques années chez Bollinger.
Peut-être trouverait-on aussi des origines allemandes aux maisons Braeunlich, successeur de Camuset, Bruck-Foucher et Cie, Goerg, Pfungst Frères, Roper Frères et Wachter et Cie. Au XXe siècle, la maison Taittinger, qui succédera à Fourneaux, aura elle aussi un nom aux consonances germaniques, mais qui est en fait celui d’une famille d’origine lorraine, établie en Champagne par émigration après la guerre de 1870. Il y a aussi dans les maisons de champagne des Allemands qui y font carrière comme salariés. On rencontre ainsi chez Mme Clicquot des voyageurs, MM. Bohne, Boldmann et Hartmann, et du personnel de direction des caves, MM. de Müller et Kessler, ce dernier devant fonder en 1822 sa propre maison.
Aux Allemands qui se sont fait un nom dans le champagne se joignent quelques étrangers d’autres nationalités. Dès le XVIIIe siècle, on trouve avec Vander-Veken, devenu le champagne Abelé, une maison dont le fondateur est d’origine liégeoise. En 1834, Jean-Baptiste Auguste Lecureux, luxembourgeois, crée la maison Lecureux et Cie à Avize. Le Suisse Henri-Marc de Venoge, né à Morges, vient faire commerce de vins de Champagne et fonde en 1837 à Mareuil-sur-Ay la maison De Venoge, aujourd’hui à Épernay. Edmond de Ayala, fils d’un diplomate colombien en poste à Paris, installe à Ay vers 1860 la maison De Ayala, après avoir épousé Mlle d’Albrecht, nièce du vicomte de Mareuil, propriétaire du château d’Ay. Des Britanniques, MM. Barnett, sont propriétaires à Reims de la Maison de champagne Périnet et Fils. Au XXe siècle encore, plusieurs Hollandais auront des postes de responsabilité dans les maisons de champagne ; la maison Boizel sera même dirigée par une Hollandaise, Erika Hoëtte, veuve de René Boizel.
Tous ces négociants étrangers ont représenté pour leur profession un apport considérable. Comme l’écrit l’historien belge Léo Moulin, ils ont contribué à répandre le goût du champagne plus vite et plus loin [19] . Ils se sont intégrés très rapidement dans la collectivité champenoise, mariant même leurs filles à l’aristocratie de leur pays d’adoption, d’où il résulte qu’aujourd’hui leurs descendants, sous des noms qui font partie du patrimoine français, se trouvent à la tête de plusieurs des grandes marques de champagne.
Nombre d’entre les étrangers que l’on trouve dans le négoce champenois au XIXe siècle ont un sens élevé des responsabilités, qui motive leur engagement dans des organismes professionnels, tels la Chambre de commerce de Reims, ou encore le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne (qui deviendra Syndicat de Grandes Marques, puis, en 1994, Union des Maisons de Champagne) (dont il sera parlé plus loin) dont le premier président est Florens Walbaum, à qui succède Paul Krug, et dont le tiers des membres est en 1895 d’origine étrangère. On en rencontre dans les conseils municipaux et dans le conseil général de la Marne comme Joseph Bollinger, maire d’Ay, Louis Roederer conseiller municipal de Reims et conseiller général Edouard Werlé, maire de Reims, conseiller général, et également député au corps législatif et président de la Chambre de commerce de Reims. En cela, ils rejoignent les préoccupations de leurs collègues d’origine champenoise, qui tiennent à honneur de participer à la vie politique de leur province, suivant ainsi l’exemple de Jean-Rémy Moët et d’Irénée Ruinart qui, comme on l’a vu, sont sous l’Empire respectivement maires d’Épernay et de Reims.
Avec la vogue croissante du champagne, les chiffre d’affaires progressent d’une manière fabuleuse au XIXe siècle. Les négociants agrandissent et modernisent leurs établissements. Ils se font construire de magnifiques résidences, comme on l’a déjà constaté pour Jean-Rémy Moët et Mmes Clicquot et Pommery, mais des fonds extrêmement importants sont aussi consacrés à la bienfaisance.
On est confondu par la somme des libéralités dont ils font bénéficier la ville d’Épernay [20], qu’il s’agisse de crèches, dispensaires, maisons de retraite, orphelinats, écoles ; c’est à la famille Auban-Moët que l’on doit l’hôpital de la ville et à la famille Chandon l’église St Pierre-St Paul22. Quant à Eugène Mercier, il fonde à Reims un asile de sourds-muets. Les négociants rémois ne sont pas en reste. Louis Roederer fait construire un hôpital. Mme Clicquot dote un asile de vieillards avec les fonds que lui rapporte un procès gagné à Londres contre des contrefacteurs. Mme Pommery se consacre à l’aide aux enfants malheureux.
Au XIXème les salariés des Maisons de Champagne bénéficiaient déjà d’un statut social avantageux (Ecole Roederer)
Le personnel des maisons de champagne n’est pas oublié. Vizetelly nous apprend qu’en 1880 chez Moët & Chandon, selon un comportement social très en avance pour l’époque, il bénéficie de pensions de retraite, du demi-salaire pour maladie, du salaire complet pour les arrêts de travail dus à un accident professionnel, des soins et médicaments gratuits à l’infirmerie de l’établissement, qui dispose de son propre médecin. On partage entre les ouvriers le produit de la vente des bouteilles cassées et on organise annuellement à leur intention banquet et bal [21]. Raphaël Bonnedame, dans sa Note sur la maison Moët & Chandon, ajoute que des visites médicales gratuites ont lieu à domicile, que les ouvriers bénéficient également de gratifications, de prêts d’honneur, d’indemnités de loyer, d’assurances sur la vie, de secours aux veuves et orphelins et de distributions d’articles d’habillement et d’alimentation. Mme Clicquot fonde une maison de retraite pour les travailleurs de sa maison. Melchior de Polignac, en 1911, créera pour le personnel de la maison Pommery un parc de loisirs et de sports, démarche alors tout à fait nouvelle. Dès l’année suivante, il le mettra à la disposition du public qui, aujourd’hui encore, en apprécie les frondaisons et installations sportives.
À leur échelle, les maisons moins importantes suivent ces exemples et la prospérité du négoce a ainsi des effets heureux sur l’ensemble de la Champagne viticole.
Il est intéressant de constater que la société du champagne devient tout au long du XIXesiècle de plus en plus aristocratique. D’origine bourgeoise, ses membres, lorsqu’ils ne sont pas anoblis, comme Jean-Rémy Moët ou Irénée Ruinart de Brimont, font volontiers entrer dans leur famille des représentants de la noblesse, et cela d’autant plus aisément que leurs filles sont de fort beaux partis. Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire sous la plume de Nestor Roqueplan, dans ses Nouvelles à la main du 20 août 1841, que le chevaleresque vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld, devenu duc de Doudeauville, veuf et sexagénaire, va épouser une jeune personne dont la famille s’est enrichie dans le commerce des vins de Champagne, nouvelle d’ailleurs démentie dans le numéro suivant.
Le blason attire le blason et des aristocrates, habitant la Champagne ou venant s’y installer, fondent leur maison de commerce. Si certains d’entre eux, comme l’amiral de Villermont pour Bollinger, répugnent à voir leur nom sur une étiquette, il n’en est pas toujours ainsi et les Cazanove, Castellane, Saint-Marceaux n’ont pas le même scrupule. Ainsi Jean-Alexandre de Saint-Marceaux est rémois ; il épouse en 1841 la fille de Jean-Claude Morizet, négociant, et il reprend ensuite la maison de son beau-père en apposant sur les étiquettes son nom et ses armes.
Un de ces négociants, le duc de Montebello, mérite une mention particulière car son destin est national. Napoléon-Auguste Lannes de Montebello est le fils aîné du maréchal Lannes, qui s’illustra dans les campagnes napoléoniennes et trouva une mort glorieuse à la bataille d’Essling. Il s’installe en 1805 au château de Mareuil-sur-Ay23 et s’associe avec deux de ses frères, le marquis Alfred, qui sera député du Gers, et le général comte Gustave, pour fonder en 1834 la maison De Montebello. Or, il se trouve que le duc de Montebello devient en 1847 ministre de la Marine. S’il affiche son nom sur ses étiquettes, il est en retour affiché dans la presse républicaine, trop heureuse de pouvoir le brocarder à propos de sa qualité de négociant en champagne. On lit dans le Charivari du 15 juin 1847 : M. Lannes, maréchal d’Aï en bouteilles, se fait apprenti marin. De champagne à mousse, la transition est toute naturelle. En 1850, il n’est plus ministre, mais il est nommé membre d’une commission d’étude du suffrage universel. Il est à nouveau pris à parti par le Charivari, du 30 avril, qui publie une excellente caricature de Daumier, avec pour légende : A voir cet air mélancolique et lugubre, qui se douterait jamais que c’est un marchand de vin de Champagne.
À l’intérieur du négoce du champagne, il existe des rivalités, comme dans toute profession. On note une sorte de jalousie réciproque entre les négociants de Reims,
d’une part, et ceux d’Épernay, d’autre part, qui ne disparaîtra qu’assez avant dans le XXe siècle, encore que la pseudo-barrière de la Montagne de Reims n’empêche pas les mariages, comme celui de la sœur du duc de Montebello avec le comte Alfred Werlé.
La concurrence est permanente mais elle prend parfois des formes déloyales. Des maisons créées de fraîche date choisissent un nom aussi voisin que possible de celui d’une grande marque afin de profiter d’une quasi-homonymie. Voici un exemple entre plusieurs.
En 1861, on fait venir de Strasbourg un nommé Théophile Roederer, homme de paille qui sert de prête-nom à la création à Reims d’une Maison de champagne. Celle-ci, sous la raison sociale, T. Roederer et Co., cherche à bénéficier du renom de la maison Louis Roederer dont elle adopte le graphisme des étiquettes et des vignettes, allant même jusqu’à s’attribuer sa Carte blanche et prendre une cire de couleur identique pour l’habillage des bouteilles, ce qui lui vaut d’être citée en 1883 dans Les Archives de la gastronomie du baron de Foelckersahmb-Kroppen, comme une maison aussi universelle que solidement établie. Les tribunaux s’en mêlent mais il faudra attendre 1904 pour que la famille Olry-Roederer prenne le contrôle de la maison Théophile Roederer, les deux affaires restant cependant distinctes.
Au XIXème déjà une main d’œuvre attentive et soignée se consacre au process d’élaboration.
Des champagnes se font une aimable petite guerre musicale. Ainsi une célèbre chanson de langue anglaise, Champagne Charlie, dont l’histoire sera contée au dernier chapitre de cet ouvrage, est revendiquée successivement, avec des paroles appropriées à leur marque, par Moët & Chandon et Vve Clicquot, tandis que Charles Heidsieck profite largement de la ressemblance des prénoms.
Un conflit plus sérieux éclate en 1849 entre Jacquesson et Moët & Chandon. Alors qu’à l’époque la bouteille de champagne de bonne marque, cuvée normale, se vend ordinairement 3 francs 50, Jacquesson, suivi par quelques négociants, décide de la vendre 2 francs 2524. Moët & Chandon fait publier dans la plupart des grands journaux un avertissement ainsi rédigé : Les prétendus vins de Champagne à 2 francs ne serviront qu’à faire mieux ressortir la qualité des vins vrais des bonnes maisons, comme celle entre autres de MM. Moët & Chandon. Jacquesson riposte le 12 janvier 1850 dans une demi-page du Charivari. Il y reprend toute l’affaire, affirme acheter et vendre plus de trois fois autant de vrais vins de Champagne que Moët & Chandon, et explique l’écart entre les prix de vente par les bénéfices exagérés de Moët & Chandon et de ses agents. Arguant d’une différence d’origine des vins, Moët & Chandon réplique dans le même journal, dont les rédacteurs, dans cette dispute, trouvent matière à chroniques savoureuses. Mais la suspicion ainsi manifestée de part et d’autre à l’égard des vins ou de la bonne foi du concurrent aura été sans aucun doute préjudiciable à toute la profession.
On note enfin un individualisme affirmé chez beaucoup de négociants. Ne dit-on pas que l’on peut faire construire une chapelle à chacun mais jamais une cathédrale en commun ?
La solidarité prévaut cependant en 1882 lorsque, le 4 novembre, est créé à Reims le Syndicat du commerce de vins de Champagne, qui a une existence officielle à parti du 11 avril 1884, au lendemain de la promulgation de la loi sur les syndicats. Selon ses statuts, il a pour but de protéger, tant en France qu’à l’étranger, le commerce des vins mousseux de Champagne, de défendre les intérêts généraux de ce commerce en France dans l’examen des questions d’octroi, de régie, de tarifs, de transports, de propriété industrielle, c’est-à-dire de marques, noms de commerce, lieux d’origine, etc., à l’étranger dans l’examen des questions... de tarifs internationaux, de douane, de propriété industrielle, de contrefaçons tant de marques que de produits, et de toutes autres fraudes. La compétence du syndicat s’étend à tout le département de la Marne, mais la solidarité a joué incomplètement car 54 maisons de champagne seulement en font partie, les plus importantes il est vrai. Elles ne seront plus qu’une quarantaine à la fin du siècle.
Pour promouvoir leur marque, les négociants paient volontiers de leur personne. Ainsi Charles-Camille Heidsieck, en voyage aux Etats-Unis en 1860, fait venir de France son meilleur fusil de chasse pour impressionner les Américains et faire parler de lui, et donc, indirectement, de sa maison. Il y réussit, comme on peut s’en rendre compte à la lecture d’un entrefilet du Harper’s Weekly du 28 janvier 1860 et surtout d’un article du Frank Leslie’s Illustrated Newspaper, de la même date, dont le prétexte est la chasse, mais qui est un très complet reportage sur le champagne Charles Heidsieck, avec dessins représentant le travail du vin. En réalité, les tournées de prospection que font à l’étranger les négociants sont rarement des parties de plaisir, mais bien plutôt des voyages difficiles et fatigants, parfois des aventures épiques. C’est pour eux une tâche essentielle, car c’est à l’époque le seul moyen de faire connaître leur produit, de bien le placer face à la concurrence, et en même temps d’étudier les possibilités et les particularités des divers marchés. C’est ainsi que Pierre Failly, courtier en vins châlonnais et petit producteur de champagne, écrit le 27 brumaire An X : En Allemagne, on s’attache au grand mousseux et on fait moins attention à la qualité, en Angleterre, on recherche particulièrement la qualité. Chacun a son goût et il est essentiel de connaître celui de la personne à qui on veut rendre (À 26). Cette tactique, commune à d’autres secteurs commerciaux, est une nécessité pour le champagne du XIXe siècle, nouveauté pour beaucoup et reflet d’une société française que les étrangers sont d’autant plus enclins à adopter qu’ils en rencontrent chez eux les représentants. C’est en outre pendant longtemps et dans la plupart des pays le meilleur moyen de prendre des commandes car il existe encore très peu d’agents à demeure.
L’habitude de voyager pour le champagne remonte au Consulat, lorsque les négociants ou leurs représentants suivaient les troupes françaises dans leurs campagnes européennes et que les voyageurs en vins de Champagne mettaient un point d’honneur à conduire leur marchandise là où se fêtaient les victoires, une fois la tuerie terminée [22] . D’une manière générale, les prospections sont assez aisées en Grande-Bretagne et en Allemagne : les distances sont courtes, les cultures sont voisines de celle de la France et les langues sont traditionnellement connues dans la société du négoce champenois. Mais en Russie, et même aux Etats-Unis malgré les facilités linguistiques, ce sont parfois de véritables expéditions. Les moindres désagréments qui attendent les voyageurs sont les voitures embourbées dans des routes affreuses, les voleurs de grand chemin, un froid insupportable, à l’étape les punaises et les rats, sur mer les naufrages. En période de guerre, les voyages deviennent des aventures dangereuses et les résultats commerciaux que l’on peut en attendre sont très aléatoires.
Les négociants sont invinciblement attirés par la Russie. François Clicquot en a ouvert le chemin, bien d’autres l’imitent, pour autant qu’ils en aient les moyens. La tradition veut qu’en 1811, Charles-Henri Heidsieck, âgé seulement de 21 ans, ait ainsi quitté Reims avec son domestique, à cheval, leurs bagages sur un cheval de bât, et parcouru 6 000 kilomètres, arrivant à Moscou dans un climat de guerre quelques mois avant Napoléon, poussant même jusqu’à Nijni-Novgorod. René Gandilhon a établi qu’entre 1819 et 1857, on trouve en Russie Memmie Jacquesson et ses envoyés, François Goetz d’une des maisons Perrier de Châlons, Antoine de Müller, Joseph Bollinger, Louis Chanoine, Ferdinand Lanson. En 1860 encore, Edgar Ruinart de Brimont effectue en diligence et en traîneau un long voyage en Russie, et à la fin du siècle, mais d’une manière plus confortable, André Lallier, dont l’épouse est la petite-fille de William Deutz, va y chasser chaque année avec ses agents d’Allemagne et de Grande-Bretagne, tout en développant les ventes de Deutz et Geldermann.
Les négociants sont également très tentés par les possibilités qu’offre pour leurs affaires le Nouveau-Monde. Edmond Ruinart de Brimont, le père d’Edgar, s’embarque en 1831 pour l’Amérique sur un trois-mâts chargé d’immigrants et subit trente-huit jours de mer dans les conditions les plus inconfortables, au milieu des tempêtes et des icebergs. Charles Perrier fait en 1839 un long séjour aux Etats-Unis et au Canada pour le compte de Perrier-Jouët. Jacques-Charles Kunkelmann en fait autant pour sa maison. Comme on vient de le voir, Charles-Camille Heidsieck prospecte les Etats-Unis. Il y effectue quatre voyages, en 1852, à l’âge de 30 ans, puis en 1857, en 1859-1860, et en 1861. Ses lettres, conservées par sa famille, montrent bien l’alternance de succès et de revers qui est le propre des voyages commerciaux de l’époque. Il séjourne à New York, d’où il écrit : Je suis en ce moment le personnage important de New York, mes pas et mes démarches sont suivis par les journalistes. Cela est à la fois inouï et ennuyeux, mais plus il se fera du bruit autour de moi, plus l’utilité en sera de pouvoir populariser le vin que je représente et lui faire prendre un heureux développement de la faveur de la clientèle. En 1860, il s’attaque au Sud avec un tel succès qu’à Mobile, écrit-il en mai de la même année, ils ont abrégé le nom du vin qui y est assez populaire pour que dans les lieux de consommation on demande seulement une bouteille de Charles. En 1861, la guerre de Sécession ayant éclaté, il est fait prisonnier par les Nordistes et reste 110 jours dans les cachots de Fort Jackson puis de Fort Pickens, situés sur des îlots, le premier au milieu du Mississippi, le second dans la Baie de Pensacola. Il rentre en France en 1863, sa santé ébranlée et sa fortune compromise.
Ainsi, comme l’écrit André Simon, en un temps où la publicité n’existait pas, alors que les moyens de transport étaient coûteux et hasardeux, les négociants parvinrent àcréer envers et malgré tout une demande pour le champagne [23]
[1] FIÉVET (Victor) 7.R. Moët et ses .successeurs Paris, 1884.
[2] CAVOLEAU. Œnologie française ou Statistique de tous les vignobles et de toutes les boissons vineuses et spiritueuses de France, suivie de considérations générales sur la culture de la vigne. Paris, 1827.
[3] VIZETELLY (Henry). Facts about champagne and other sparkling aines. Londres, 1879.
[4] MÉRIMÉE. Correspondance générale.
[5] FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.
[6] UZÈS (Duchesse d’). Souvenirs de la duchesse d’Uzès née Alorlemarl. Paris, 1939.
[7] BRISSAC (Duc de). Le Château de Brissac. Angers, s.d.
[8] BONNEDAME (Raphaël). Notice sur la Maison VPommery Fils et Cie. Épernay, 1892.
[9] ANDRIEU (Pierre). Petite histoire du champagne et de sa province. Paris, 1965.
[10] Voir page 232
[11] Devenu Joseph Perrier Fils et Cie
[12] Transféré à Magenta et Épernay.
[13] Transféré à Épernay dans d’imposants bâtiments de l’avenue de Champagne.
[14] MAIZIÈRE (Armand). Origine et développement du commerce du vin de Champagne. Reims, 1848.
[15] Roux-FERRAND (H.). Moeurs champenoises. Paris, 1861.
[16] JACOB (Simon) Mémoire en forme de pétition àMessieurs de la chambre des députés des départements, adréssé a Messieurs les députés du département de la Marne : demande de l’abolition de "l’exercice" pour la perception des droits par les vins. Reims. 1824.
[17] Roux-FERRAND (H.). Moeurs champenoises. Paris, 1861.
[18] La maison Koch Fils a cessé son activité à 1a fin du siècle. En 1966, un autre Allemand, le Dr Christian-Adalbert Kupfelberg, a repris la tradition de la famille Koch ; en mémoire d’une alliance qu’elle avait contractée avec la famille Bricout, il a créé, toujours à Avize, la maison Bricout, qui est devenue quelques années plus tard A. Bricout et Koch.
[19] MOULIN (Léo). Le champagne, le plus européen des vins d’Europe, dans Revue générale (Bruxelles),
[20] En 1810, pour la construction du théâtre d’Épernay, J.R. Moët a offert à la ville le terrain, ainsi que les décors qu’il a rachetés à Paris à la vente d’un des théâtres de Mlle Montansier.
[21] VIZETELLY (Henry). Facts about champagne and other sparkling aines. Londres, 1879.
[22] CARAMAN CHIMAY (Princesse de). Madame Veuve Clicquot-Ponsardin. Sa vie, son temps. Reims, 1956.
[23] SIMON (André). The History of champagne. Londres, 1962.