UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Le commerce

LES DONNÉES GÉNÉRALES COMMERCE

C’est donc bien le champagne, avec sa mousse argentée, qui apporte l’aisance au vigneron et la fortune au négociant. À la fin du XIXe siècle, il est la chance du département de la Marne et le meilleur ambassadeur de la France. Il a vu passer en cent ans sa production annuelle de 300 000 bouteilles à 25 millions. Comment peut s’expliquer, commercialement parlant, cette réussite prodigieuse ?

Tout d’abord, parce qu’elle est la résultante logique des facteurs qui viennent d’être examinés, à savoir le dynamisme de deux professions, le progrès technique d’où découlent la qualité et la maîtrise des prix, le succès en France et à l’étranger d’une image d’une grande force d’appel. Ensuite, parce qu’elle a profité d’une conjoncture qui, avec des hauts et des bas, lui a été extrêmement favorable. Mettant à profit la liberté du commerce instaurée par la Révolution, la France connaît en effet, comme le reste du monde civilisé, un mouvement général d’essor économique, un enrichissement produisant des possibilités nouvelles d’achat auxquelles accède un champ élargi de consommateurs. Un produit comme le champagne ne peut qu’en bénéficier.

Toutefois, au cours du XIXe siècle, les différentes périodes ne connaissent pas toutes la même euphorie et les crises ne manquent pas. Les guerres de l’Empire, succédant à celles de la Révolution, rendent précaires les transactions et l’acheminement des produits. Le commerce des vins, écrit Mennesson, par une suite naturelle de la longue guerre de la Révolution, manque de débouchés pour l’exportation et par un effet non moins nécessaire de l’extrême rareté du numéraire en manque également pour la vente de l’intérieur, tandis que le cultivateur propriétaire voit diminuer ses moyens et augmenter ses dépenses dans une égale proportion [1]. Mme Clicquot reçoit d’Angleterre, en 1800, une lettre de M. Bohne, qui se plaint de la défaveur des circonstances qui a diminué le nombre des consommateurs en objets de luxe [2]. Cette gêne est encore accrue, à partir de 1806, par le Blocus continental, qui interdit l’entrée de tous les ports du continent européen aux navires anglais. Parallèlement, la guerre s’intensifie, entraînant une conscription de plus en plus exigeante, une charge fiscale de plus en plus contraignante.

De Lubeck, M. Bohne, dans une lettre écrite en 1810, constate la stagnation affreuse des affaires, dont sont responsables, dit-il, les décrets de notre Empereur sur les denrées coloniales et les manufactures anglaises ; selon lui il n’y a plus aucun trafic par mer à cause de la flotte anglaise, à laquelle succèdent les glaces. À Vienne, la noblesse ne peut payer les marchands car leurs blés sont invendus depuis trois ans, les cours s’effondrent. Après la peste et la famine, le papier monnaie est le plus terrible fléau, écrit-il en terminant.

Néanmoins, l’énergie des négociants est telle qu’ils réussissent à surmonter les difficultés. En 1804, voici ce qu’écrit Pierre Failly : Jamais il ne s’est fait autant d’expéditions de vins mousseux que ce printemps et il s’en faut beaucoup qu’ils soient diminués de prix malgré les charges de la guerre, le peu de sûreté des mers et le défaut de consommation en Angleterre. Il s’en fait un écoulement prodigieux dans tous les pays du Nord et les croisières anglaises n’empêchent pas d’en expédier pour les pays d’outre-mer et même pour l’Angleterre. Les assurances coûtent seulement un peu plus cher 111 (A 26). Pierre Failly a en effet de quoi se réjouir, car il bénéficie de la montée des prix qui va durer jusqu’en 1811 et dont les négociants tirent profit dans leur commerce en France et avec certains pays d’Europe. Des propriétaires champenois constatent que tout le temps que la Belgique a été réunie à la France, les vins s’y sont vendus, ainsi que dans les états de l’Allemagne voisins du Rhin, à des prix toujours assez élevés [3].

Les séquelles des guerres napoléoniennes et la réaction politique qui suit le retour de la monarchie entraînent en Champagne quelques difficultés, aggravées par un caprice de la nature qui fait qu’en 1816 on ne récolte ni blé ni raisin. La disette réapparaît et déclenche des émeutes de la faim. À partir de 1817 s’amorce une baisse des prix industriels, qui gêne d’ailleurs davantage les lainiers de Reims que les négociants en champagne. Ceux-ci éprouvent cependant des difficultés du fait du poids excessif de la taxation du produit et des barrières douanières. On affirme, en le déplorant, que traités en ennemis à la frontière, repoussés par les douanes étrangères, soumis dans l’intérieur aux poursuites inquisitoriales et nécessairement vexatoires des contributions indirectes, les vins ne peuvent arriver qu’à travers mille obstacles au consommateur qui les réclame. On admet néanmoins que ce sont surtout les producteurs de vin rouge qui souffrent de cet état de choses et que les vins blancs mousseux de Champagne que le monde entier recherche, qui n’ont point de rivaux, qui ne redoutent aucune concurrence, peuvent encore arriver jusqu’au consommateur. Quoi qu’il en soit, grâce à l’activité des négociants, la production du champagne et son commerce se développent de façon particulièrement brillante sous Charles X et Louis XVIII.

Avec la Révolution de 1830, la bourgeoisie s’empare du pouvoir. Le monde des affaires est né. Profitant d’une longue période de paix, à peine troublée par quelques conflits localisés et se déroulant à l’extérieur du territoire national, l’entreprise capitaliste va progresser à pas de géant. Ainsi en est-il du champagne. La crise économique de 1846 est durement ressentie dans sa province d’origine, où elle se traduit par un retour de la misère que l’on croyait disparue définitivement, mais grâce à la force acquise de son développement, il tire son épingle du jeu, contrairement aux autres vins de France dont les ventes chutent sévèrement.

Le négoce champenois s’inquiète en 1848 du retour de la République. Il est vite rassuré car dès la fin de l’été le redressement économique est sensible. En 1850, le prince Louis-Napoléon Bonaparte est élu à la présidence et la confiance revient définitivement, encore affermie par le triomphe des conservateurs aux élections du 13 mai 1849. Devenu empereur, Napoléon III s’efforce de mettre en pratique ses idées économiques basées sur le libre-échange, système dans lequel un produit de luxe, comme l’est à l’époque le champagne, ne peut que se trouver à l’aise. La prospérité est générale, dans une période de hausse des prix et de paix intérieure112. De 1860 à 1870 la fête bat son plein, on l’a vu, et le champagne y prend une part importante, à laquelle est associée la fortune de ses producteurs.

L’euphorie s’éteint brusquement avec le désastre de 1870. Pour le champagne, voici à nouveau posé le problème des expéditions en temps de guerre. Les chemins de fer sont réquisitionnés, les écluses des canaux sont détruites. Les transports intérieurs se font par camions hippomobiles.

Les exportations sont acheminées par la route, puis par le chemin de fer belge, et transitent par Anvers où le champagne finit par encombrer tellement ce port, qu’on doit ralentir les expéditions : on ne trouve plus de place pour rien caser [4]. Les négociants continuent cependant à faire des offres à l’étranger, précisant en général sur leurs circulaires qu’ils prennent à leur charge les risques de capture ou de destruction. Malgré tous les efforts déployés, les ventes chutent de moitié.

En 1873, sous la IIIe République, alors que les séquelles de la guerre s’effacent dans une prospérité retrouvée, éclate une crise économique mondiale. Elle débute en Allemagne, où les banqueroutes sont d’une gravité extrême, et elle gagne rapidement une partie de l’Europe et les Etats-Unis. La France est relativement épargnée, mais les exportations de champagne reculent de près de 20 %, un coup d’autant plus dur pour les négociants que les prix sur le marché intérieur étaient en baisse de 10 à 15 % depuis 1872. La dépression mondiale continue pendant une vingtaine d’années, mais le champagne se ressaisit peu après 1880. En 1885, puis en 1892-1893, se produisent cependant deux sévères rechutes, dues notamment à des prix de vente exagérés et, en outre, pour la seconde d’entre elles, à une augmentation des droits de douane, conséquence du retour au protectionnisme. En 1895, le coût des denrées et produits manufacturés remonte, ce qui entraîne jusqu’en 1914 l’accroissement des profits et ramène la prospérité. Par contrecoup, les expéditions de champagne augmentent de 35 % entre 1895 et 1900.

Comme on vient de le voir à propos de la crise de 1885, le prix du champagne a, bien entendu, une incidence directe sur son commerce. Pour celui dont les ressources sont modestes, le champagne est cher, il s’en plaint et il n’en achète guère ou il s’en prive. Lorsque Vautrin, dans Le Père Goriot de Balzac, demande à la patronne de l’auberge de la rue Neuve-Sainte-Geneviève d’offrir deux bouteilles de champagne à la compagnie, elle répond : « Quien, c’est cela ! Pourquoi pas demander la maison ? Deux de champagne ! Mais ça coûte deux francs ! » Par contre, on n’entend jamais protester contre le prix du champagne celui qui gagne bien sa vie, et on a même le sentiment qu’il serait déçu si le prix était trop bas.

Le champagne ne peut être bon marché. Comme on peut le lire en 1855 dans la 5e édition de la Topographie de tous les vignobles connus d’André Jullien, son prix élevé provient non seulement de la qualité des vins que l’on choisit et des soins infinis qu’ils exigent avant de pouvoir être expédiés, mais encore des pertes et des avances considérables auxquelles sont exposés les producteurs et les négociants, enfin des phénomènes bizarres qui déterminent la qualité mousseuse. Et, comme l’écrit Cyrus Redding, il est plus cher que les autres vins car c’est un article manufacturé de haute finition [5].

En 1894, dans le numéro d’octobre de la Revue des Deux Mondes, M. d’Avenel établit comme suit le prix de revient de la bouteille de champagne : ensemble des manutentions 1 F/blle, y compris les fournitures ; verre 20 à 40 cent. ; bouchon 10 à 20 cent. ; feuille d’étain argentée ou dorée 1 à 2 cent. S’y ajoutent les pertes importantes en vin qui surviennent à plusieurs stades, et, bien entendu, la matière première, le raisin, qui représente à la fin du siècle entre 0 F 50 et 2 F 50 par bouteille. Il faut prendre aussi en considération les investissements importants que représentent en période d’expansion la création et l’extension des établissements et de leurs caves ainsi que le stockage des vins.

Le coût de la distribution est élevé. M. d’Avenel note que les remises aux courtiers atteignent un tel chiffre que, sur une bouteille de grands crus vendue 6, 7 et 8 francs au public, le producteur ne gagne pas plus d’un franc. À l’exportation, il faut tenir compte du prix élevé des transports et, pendant longtemps, de leur précarité, illustrée par la perte de 4 000 caisses de champagne Krug, en novembre 1869, dans le naufrage de trois bateaux traversant l’Atlantique. Quant aux frais de prospection des marchés, ils sont considérables en raison de l’activité inlassable des négociants et de leurs représentants. Au cours du voyage de trois mois qu’Edgar Ruinart de Brimont effectue en Russie en 1860, il dépense 9 600 francs, soit l’équivalent de 90 000 francs de 1980 (plus de 32 000 euros).

Si le prix du champagne est justifié, il est aussi raisonnablement stable au cours du XIXe siècle, et assez diversifié pour satisfaire une large clientèle. De l’examen des prix courants, il résulte que le prix moyen de la bouteille prise chez le producteur est de 3 F 50 sous le premier Empire, de 4 F 50 en 1840 et de 5 F en 1891. Les prix sont comparables à ceux d’aujourd’hui car 5 F en 1891 représentent 40 F en 1980, mais à l’époque un veston vaut seulement 17 F. Dans la première moitié du siècle, le prix du champagne monte davantage que le coût de la vie, en raison des difficultés techniques que l’on connaît. Lorsque celles-ci sont en voie d’être aplanies, grâce à François et à ses continuateurs, il reste à peu près constant alors que le coût de la vie augmente. On observe certaines variations, mais de peu d’amplitude et que l’on pourrait qualifier d’accidentelles car elles sont fonction de l’abondance de la marchandise et de la concurrence des vendeurs, plus que de l’origine et même de la qualité des vins [6].

Les négociants diversifient leurs prix en tenant compte de la valeur relative de leurs produits, et cela depuis le début du XIXe siècle. En 1804, la première qualité vaut 3 livres et la quatrième 1 livre 10 sols (A 26). En 1862, le tarif de Moët & Chandon va de 3 F 75 à 5 F 50, et en 1890, celui de Lejeune de 2F50 à 6F, ces prix ne tenant pas compte de celui de la tisane de Champagne, toujours meilleur marché que la dernière qualité.

Au milieu du siècle, certains producteurs prennent le parti de vendre le champagne à des prix inférieurs à ceux de leurs concurrents, les différences ayant été jusqu’alors peu sensibles entre petites et grandes maisons. Ces dernières s’associent rarement à cette initiative, encore que Jacquesson y ait pris une part importante, comme on l’a vu à propos de la querelle qui l’avait opposé à ce sujet à Moët & Chandon. Ce sont plutôt des petites maisons qui mettent sur le marché des bouteilles à bas prix, en pratiquant la transformation des vins de divers départements et de plusieurs pays d’Europe, affirme la Revue des Deux Mondes d’octobre 1894, tandis que, selon The Wine Trade Review du 15 janvier 1874, le négociant respectable démontre qu’il est impossible que les vrais produits des vignobles champenois se vendent très bon marché.

Mettre à la disposition d’une certaine clientèle des bouteilles à un prix abordable est souhaitable pour autant que la qualité en reste correcte. Mais ce n’est pas toujours le cas à l’époque, on le sait, et de plus, comme cela se généralise, le champagne risque de se trouver discrédité aux yeux d’une certaine clientèle par des prix qui s’abaissent au niveau de ceux des vins mousseux. C’est ainsi que Zola écrit dans Germinal que le domestique versait un vin du Rhin pour remplacer le champagne jugé commun. Les champagnes de grande classe restent heureusement, et tout au long du XIXe siècle, les porte-drapeaux des vins français. Leurs prix sont du même ordre que ceux des grands crus bordelais et bourguignons.

Sur le tarif d’un marchand de vins de Bercy, on trouve en 1853 le champagne de première qualité à 6F, et les Château-Latour, Château-Margaux, Haut-Brion, Clos-Vougeot et Chambertin respectivement à 6 F, 5 F 50, 4 F, 7 F et 4 F 50, le Saint-Estèphe et le Pommard n’étant qu’à 2 F. Sur la carte des restaurants, le rapport est analogue : aux Frères Provençaux, en 1814, on paie 6 F le Chambertin, 7 F le Château-Lafite, et 6F le champagne. Il en sera de même dans les années 1890pour des établissements de classe comparable, avec toutefois, comme on le sait, une nette augmentation du prix de tous les vins. Les restaurateurs, en effet, ont adopté le principe de la culbute, ce qui revient à doubler sur la carte le prix d’achat et met le champagne à 12 F.

Les droits auxquels le champagne est soumis sont multiples. Le Vigneron champenois du 21 mars 1883 en dénombre treize. Dans une Pétition des propriétaires de vignes des arrondissements d’Épernay et de Chaalons, de 1829, on se plaint véhémentement de la présence discrétionnaire de la régie, qui vient déranger le commerçant et qui tient dans un état de suspicion permanente les détenteurs de toute denrée vinale. On y déplore la nécessité pour le voiturier de s’arrêter à chaque ville qu’il traverse et d’y prendre un passe-debout qu’il lui faudra payer et on précise que l’on a calculé qu’un panier de 12 bouteilles voyageant isolément et expédié d’Épernay à la frontière la plus éloignée, s’arrêterait à l’entrée et à la sortie de 29 villes. À la fin de l’année 1830, de véritables insurrections ont lieu contre les droits d’octroi et la visite des employés de régie dans les caves et celliers.

Encore le champagne a-t-il la bonne fortune d’être taxé en France comme le vin ordinaire. L’histoire suivante est racontée par Collin de Plancy : Au mois de mai 1819, un pauvre homme rentrait à Paris, par la barrière de l’Étoile, avec une demi-bouteille de vin de Surêne, qui lui avait coûté deux sous. La douane lui demande deux sous et demi, pour le passage. — Eh bien ! voilà qui est plaisant, dit le bonhomme... du vin du Surêne taxé comme du vin de Champagne ! --- On ne peut pas différencier les vins, répondit un douanier, parce qu’il faudrait les goûter à la barrière [7].

À l’étranger, le champagne est considéré comme un produit de luxe. Sauf pendant la période libre-échangiste du second Empire, et encore pour quelques pays seulement, les droits de douane s’élèvent d’une façon trop souvent prohibitive. Ils sont parfois la réponse à la politique protectionniste française, mais ils peuvent aussi viser à défendre les vins mousseux locaux, comme c’est le cas en Allemagne. À la fin du siècle, pour une bouteille vendue en moyenne 5F en France, les droits de douane s’élèvent à 3 F 50 pour les Etats-Unis et à 4 F 76 pour la Russie.

Un facteur, cependant, influe favorablement sur le commerce du champagne, c’est l’amélioration considérable des moyens de transport au XIXe siècle. Longtemps, le champagne reste partiellement acheminé par voie d’eau ; or, celle-ci se développe sous Louis-Philippe par suite de la mise en service des canaux de la Marne à l’Aisne et de la Marne au Rhin. Mais c’est le chemin de fer qui, dans les années 1850, apporte la transformation décisive, contribuant au développement des échanges commerciaux, non seulement en assurant des transports plus rapides113, mais aussi en accélérant le courrier. On a vu le rôle qu’il a joué dans le déclin des vins tranquilles, on mesure sans peine l’aide qu’il apporte, par contre, au développement du champagne.

Pour les exportations, la navigation à vapeur est également un précieux auxiliaire. Alors qu’en 1800 il faut 40 jours en moyenne pour aller du Havre à New York, en 1870 la traversée ne demande plus que huit jours. Accessoirement, les moyens de transport participent à la promotion du champagne, car il s’en consomme beaucoup sur les steamers et les grands trains internationaux. Le Louis Roederer frappé est au menu de l’Orient-Express de 1882. Les compagnies ferroviaires et maritimes ont leur marque ; Krug, par exemple, leur fournit des champagnes étiquetés Cunard Line ou Panama Railway.

LA PROMOTION DES VENTES

Parmi les raisons du succès commercial du champagne au XIXe siècle, il faut mentionner le sens des affaires qui caractérise les négociants.

On en a déjà vu de nombreux exemples, mais on peut citer encore M. Bohne écrivant en 1808 à Mme Clicquot : On se trouve heureux avec ce qu’on a, un commerce parfaitement monté, lié avec les maisons les plus respectables en notre genre dans le Nord, répandu dans toute l’Europe. Je ne parle ni de vos capitaux réunis, ni de vos lumières. Personne ne niera qu’avec des matériaux aussi choisis on est en droit de voir s’élever un édifice splendide au retour de la tranquillité de l’Europe [8].

Organisés, comme on le sait, en syndicat depuis 1882, les négociants sont représentés, à titre collectif ou individuel, dans les organismes économiques régionaux, en particulier à la Chambre de commerce de Reims, dont l’un d’eux assure souvent la présidence et qui travaille en tout état de cause en étroite liaison avec eux. Le sérieux de leurs entreprises et la solidité de leurs établissements leur valent la confiance des grandes banques françaises, qui leur procurent volontiers des moyens de financement. Partant pour l’Amérique en 1831, Edmond Ruinart de Brimont écrit dans son carnet de voyage qu’il se procure des lettres de crédit et de recommandation pour les Etats-Unis auprès de ses banquiers, MM. Hottinguer, Pereire, Laffitte. Le champagne est même une bonne valeur spéculative, à en croire Balzac qui, dans La Maison Nuncingen, écrit qu’en 1805 Nuncingen prend à Grandet cent cinquante mille bouteilles de vin de Champagne à trente sous, qu’il fait boire aux alliés, à six francs, au Palais-Royal, de 1817 à 1820.

Les courtiers du XIXe siècle ont tout à fait cessé de faire commerce de vins de Champagne pour eux-mêmes. Au début du siècle, ils se bornent surtout à desservir à Reims la Bourse de commerce créée le 28 ventôse an IX. Mais à partir de 1825, leur activité s’exerce normalement dans les transactions de vins en pièces et en bouteilles114. Deux nouvelles catégories d’intermédiaires se développent, dont on a déjà eu l’occasion de parler, ce sont les voyageurs, qui prospectent les marchés, et les agents, qui y représentent une maison de champagne.

On connaît les désagréments et les dangers des voyages effectués par les négociants dans la première partie du XIXe siècle. Ils sont identiques pour leurs représentants.

La maison Veuve Clicquot-Ponsardin conserve dans ses archives des lettres des missi dominici de Mme Clicquot qui sont à ce sujet parfaitement éloquentes. Allant à Malte, M. Boldmann doit attendre un mois à Fiume avant d’embarquer pour une traversée mouvementée. Nous étions sur le point de faire naufrage, écrit-il, dans le même moment où l’arrière prit fond, pour nous sauver de l’écrasement contre un rocher qui nous fit voir la mort. M. Hartmann arrive à Copenhague, en 1806, au moment où la flotte anglaise s’apprête à bombarder la ville. Il écrit : La Bourse ressemble plutôt à un Conseil de guerre qu’à une assemblée de négociants, car personne ne parle affaire, et à nouveau, après la canonnade qui dure trois jours et quatre nuits : Je crois pouvoir soutenir que jamais rien ne, fut pire que ces jours affreux. M. Bohne écrit de Hambourg en 1809  : Le port fermé avec des chaînes présente un spectacle pitoyable. La basse classe mendie et le haut commerce pleure. Que deviens-je au milieu de tout cela ? Je cours de porte en porte. On m’entretient des changes, de la guerre, de saisies, et lorsque j’élève la voix pour faire percer au travers de toutes ces jérémiades mon article, on me rit au nez, on se lamente des quantités qu’on a encore invendues et on recommence la récapitulation des contrariétés politiques. M. Bohne, lorsqu’il est en Russie, craint pour sa sécurité. Il écrit à Mme Clicquot : Honorée Amie, ne me parlez jamais, au nom de Dieu, de politique, si vous n’avez envie de compromettre ma liberté et ma vie, car la déportation aux mines de Sibérie est le châtiment des indiscrets.
Les représentants et agents ont en général toute la confiance du négociant et, au plus haut point, l’esprit de la maison. Il n’est que de voir avec quelle satisfaction M. Bohne tient Mme Clicquot au courant de ses succès commerciaux. Ce sont de remarquables vendeurs, comme Frédérick de Bary, pour Mumm aux Etats-Unis, ou Adolphe Hubinet, pour Pommery en Grande-Bretagne. Ils n’hésitent pas à monter des opérations audacieuses, comme le fera en 1902 George Kessler, agent de Moët & Chandon aux Etats-Unis, en substituant une bouteille de sa marque à une bouteille de mousseux allemand pour le lancement du Meteor, le yacht de l’empereur d’Allemagne, et en faisant servir des magnums de Moët au déjeuner officiel donné pour la circonstance et auquel assistent le président américain et le prince Henry de Prusse [9] [10]. Les voyageurs et agents sont conscients du prestige du vin et de la marque qu’ils représentent.
Voici la plaisante description qu’en donne en 1841 Adolphe Ricard dans Les Français peints par eux-mêmes : Le Champenois commis-voyageur pour les vins du cru n’a rien de commun avec les moeurs à la houzarde des courtiers bourguignons de Bercy. Il dîne chez Véfour. Il a horreur de l’intempérance. Il ne parle de son article que modérément, et il le débite pour l’ordinaire dans les salons, dans les promenades, au foyer de l’Opéra, après une conversation dans laquelle il a mis finement sur le tapis les vertus du vin de Champagne mousseux ; il termine toujours l’entretien en disant d’un air innocent : « Je vous en adresserai une caisse ; mais, de grâce, ne vous croyez engagé à rien quand vous l’aurez reçue. En parlant ainsi, il boutonne ses gants blancs, ou il joue avec son lorgnon ; puis, laissant là le vin d’Aï, il vous parle des chevaux de Lord Seymour, ou des eaux minérales de Bagnères.

L’esprit d’initiative du négoce champenois se manifeste à l’occasion des expositions régionales ou nationales, et surtout internationales, fort à l’honneur au XIXe siècle. Des bars et buvettes y sont installés et on y boit principalement du champagne.
À l’Exposition universelle de 1889, pour laquelle fut construite la Tour Eiffel et où on a vu les efforts de promotion de la maison Mercier, le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne expose dans un Pavillon du champagne, au nom de 47 de ses membres, qui lui consentent les crédits nécessaires. Et au Palais de l’Industrie, le traiteur Potel et Chabot sert le champagne frappé aux 18 000 maires de France qui y sont rassemblés dans des agapes républicaines.
À l’Exposition universelle de 1900, le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne (qui deviendra Syndicat de Grandes Marques, puis, en 1994, Union des Maisons de Champagne) frappe plus fort [11]. Il installe pour 31 de ses adhérents un magnifique Palais du champagne de style rococo, couvrant 400 m2, dû à l’architecte rémois Kalas. Des bouteilles de champagne y sont remuées et dégorgées sous les yeux du public. On y vend, 1 franc la flûte, un champagne portant l’étiquette du syndicat et une collerette libellée Exposition Universelle de 1900 ; la marque du producteur ne figure pas sur les bouteilles, mais chaque jour on déguste un vin d’une maison différente.
Si on songe que les entrées s’élèvent à 32 millions pour l’exposition de 1889 et, chiffre record, 51 millions pour celle de 1900, que l’on y visite les pavillons où est présenté le champagne mais qu’il s’en boit aussi beaucoup à l’intérieur et à l’extérieur des enceintes, on voit l’impact de ces manifestations pour la promotion du champagne.
Celle-ci s’exerce à titre individuel dans plusieurs autres domaines. On sait que dans la première partie du XIXe siècle la marque n’est pas toujours mentionnée sur l’étiquette. Mais le négociant prend vite conscience de son utilité pour se différencier de ses concurrents aux yeux du public. En outre, l’invasion des pseudo-champagnes l’oblige à se distinguer en se faisant connaître comme producteur de confiance. Le nom de la Maison de champagne prend donc de plus en plus d’importance sur l’habillage. Les maisons de prestige se trouvent parfois englobées, en nombre variable, sous le vocable Grandes marques, qui apparaît au milieu du siècle. Il figure en particulier sur les menus de banquet, où on voit souvent écrit champagne de grandes marques, ou encore champagne des premières marques. Mais les noms des grandes maisons figurent, bien entendu, sur les cartes des restaurants, et de plus en plus, on l’a vu à propos du succès du champagne, elles émaillent la conversation.
Dans le domaine des marques plus modestes, les négociants, pour leurs étiquettes, font assaut d’imagination avec un résultat parfois discutable. Charles Monselet se plaint en 1877 dans les Lettres gourmandes des titres d’un goût contestable dans les vins de Champagne qui s’appellent prétentieusement, celui-là le Lac d’or, celui-ci la Perle de la cuvée. On utilise un nom étranger qui sera le bienvenu dans un pays qui le reconnaîtra dans son aspect graphique et phonétique. On a ainsi des étiquettes champagne des Polonais-Bouzy mousseux, avec vue de Varsovie, Missouri brand-Sillery mousseux, Grand vin d’Angleterre ou Champagne Franco-Russe ! Un autre procédé consiste à employer, comme on l’a déjà vu, des noms aristocratiques dont l’éminence des titres fictifs de noblesse est général inversement proportionnelle à la qualité du vin. C’est ainsi que dans la seule année 1899 sont déposées les marques Duc d’Aubencourt, Duc d’Avenay, Duc de Berry, Duc de Châtillon, Duc de Cramant, Duc Lombardie, Duc de Sénac, Duc de Sézanne. Tous ces titres sont, bien entendu, de pacotille, mais le public peut s’y tromper. Quant aux caricaturistes, ils y trouvent matière à exercer leur verve humoristique [12].
Le négociant est conscient du profit qu’il peut tirer d’événements dont le retentissement est national ou international. C’est ainsi qu’en 1863, Joseph Krug écrit à son fils Paul : Je partage ton opinion qu’il faut mettre un envoi de 25 à 30 paniers en route pour Vera Cruz. La prise de Mexico ranimera probablement la demande pour notre article et il est bon d’en avoir un peu en route. On prend l’habitude de marquer certains événements par une étiquette commémorative de circonstance. On trouve ainsi des étiquettes sur lesquelles, après le coup d’Etat du 2 Décembre, le prince Napoléon galope sur le front de ses troupes, ou d’autres, pendant la guerre de Crimée, dédiées à la prise de la tour Malakoff, au siège de Sébastopol et au maréchal Pélissier. On vend même, lors de l’affaire Dreyfus, un champagne anti-juifs ! Toute mode nouvelle se reflète aussitôt sur les étiquettes. Lorsqu’il devient de bon ton d’apprendre l’espéranto, on trouve des champagnes Espéranto et Vino Campanja, et quand l’électricité devient la grande nouveauté du jour, on met sur le marché un champagne Electric.
Une autre politique consiste à viser une clientèle particulière, les cyclistes, à qui on propose un champagne de la pédale, avec représentation sur l’étiquette d’un champion en action, les turfistes, avec des étiquettes à l’effigie des grands chevaux de course, tel le fameux Gladiateur, ou même... les jeunes mariés pour qui l’on vend un Nuptial champagne. Les francs-maçons ne sont pas oubliés, pas plus d’ailleurs que les ecclésiastiques si on en juge par trois marques déposées le 1er décembre 1899, à savoir Champagne du Saint-Siège, Champagne du Vatican et Champagne des Cardinaux.
Ces pratiques deviennent courantes vers la fin du siècle, où on atteint le chiffre effarant de 4 000 marques de champagne enregistrées aux greffes des tribunaux de commerce.
Toutes les fantaisies sont permises, même certaines d’un goût douteux, comme Plus je te bois, plus je t’aime ou Champagne fin de siècle, ou encore le Champagne de la Jarretière, dont la maison Michel Lévy et Fils dépose la marque le 12 juillet 1900 et pour lequel elle fait faire une affiche où on peut lire : Messieurs !! voulez-vous conquérir les coeurs !! offrez le Champagne de la Jarretière. Exigez la superbe paire de jarretières avec chaque bouteilles.
Des affiches brillent au contraire par leur sens artistique, comme celles de Pierre Bonnard et de Leonetto Cappiello, qui travaillent pour les maisons de champagne. Celles-ci, pour se faire connaître, font aussi appel aux compositeurs de musique ou de chansons. On a déjà vu Champagne Charlie et ses variantes. Il y a, à partir des années 1880, des polkas, Ruinart-Polka, Original Champagne dont la partition porte la mention Minet Jeune, fondé en 1825 à Reims. Il y a aussi des valses. L’une d’elles, Charles Heidsieck Valse, par Paul Mestrozzi, maître d’orchestre militaire impérial et royal d’Autriche, est exécutée pour la première fois à Vienne en présence de S.M. l’empereur d’Autriche au bal du 26 janvier 1895, et créée à Paris en 1900, à la Scala. Le célèbre refrain de La Valse du Cliquot,
J’aime à chanter avec Margot / La Valse du Cliquot.
fait concurrence à celui de la Chanson du Saint Marceaux,
C’est le saint Marceaux / Ce joyeux champagne /
Qui fait aux cerveaux / Battre la campagne.

A partir de 1860, on voit apparaître dans la presse de la publicité (alors appelée réclame) pour des marques de champagne, mais rarement et pour un très petit nombre de maisons jusque dans les années 1880, époque à laquelle les annonces se font plus

nombreuses et paraissent également dans les journaux étrangers. Néanmoins, la publicité reste occasionnelle et seuls Billecart-Salmon et Delaunay et Cie apparaissent régulièrement dans les avertissements du Charivari à partir de 1875. Dans le même journal, se singularisent Testulat-Brouleau, qui se fait le précurseur de la publicité rédactionnelle avec quelques insertions assez bien venues, en 1885, et Théophile Roederer, avec un dessin publicitaire paru le jour de Noël 1888.
Pour faire connaître leur marque, les négociants sont parmi les tous premiers à pratiquer ce que l’on appellera au XXe siècle les relations publiques. Ils reçoivent en Champagne des personnalités, on en a vu des exemples, et ils font les honneurs de leurs caves. A la fin du siècle, on commence à publier des notices pour faire mieux connaître le champagne. A l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, Raphaël Bonnedame, le directeur du Vigneron Champenois, édite La Culture de la vigne en Champagne, que l’on distribue au Pavillon du champagne, et une Notice historique sur le vin de Champagne. En 1896, pour le Syndicat du commerce du vin de Champagne, son secrétaire archiviste écrit une brochure intitulée Le Vin de Champagne. A ces documents de propagande collective viennent s’ajouter quelques publications propres aux maisons.
Les brochures d’information s’efforcent en particulier, on l’a déjà évoqué, de minimiser l’importance de l’introduction en Champagne des vins de l’extérieur. Le Syndicat y écrit que ce genre de trafic, bien que très blâmable, est trop insignifiant pour qu’il puisse compromettre la dignité et la loyauté du commerce des véritables vins de Champagne. A l’Exposition universelle de 1889, il fait dresser dans le Pavillon du champagne un immense tableau qui montre l’importance relative de la production viticole, des stocks et des expéditions, avec comparaison graphique, sous forme de bouteilles géantes, avec... l’Arc de Triomphe et Notre-Dame de Paris ! On veut ainsi démontrer au public que les ventes correspondent bien aux ressources, mais ce n’est guère convaincant pour quelqu’un d’averti car, on l’a déjà noté, les données de base des calculs ne sont pas conformes à la réalité.

LA LUTTE CONTRE LA CONCURRENCE DES AUTRES BOISSONS

Les documents d’information permettent aussi de marquer les vertus spécifiques du champagne, face à la vogue montante de certains autres vins. Une chanson d’Abel Sallé évoque cette invasion menaçante :

Gourmets, d’où vient la manie
D’aller partout chercher vos vins
Ailleurs que dans votre patrie ?
La Grèce, l’Afrique et l’Espagne
Dans vos festins trouvent accès,
Et vous en chassez le champagne ;
Morbleu, vous n’êtes pas Français !

On boit effectivement de plus en plus de madère et Desaugiers chante dans Le Pour et le Contre [13] :

Mais puisqu’à tous ces abus
Le ciel oppose sur terre
Le champagne et les vertus,
Les talents et le madère,
Vivons, mes amis, vivons !

Une menace sérieuse vient des Antilles françaises avec le punch. Eugène Briffault écrit qu’à l’École de Natation, établissement de bains de Seine réservé aux dames, le punch et quelquefois aussi le vin de Champagne y sont joyeusement fêtés [14]. On boit aussi du vin du Cap, qui est le nec plus ultra, de la bière et de l’absinthe, celle-ci aussi dangereuse pour la santé des buveurs que pour le commerce du champagne. Alfred de Musset écrit cependant à son sujet, dans un poème inédit cité par la Revue encyclopédique Larousse du 14 juillet 1900 :
Nous la vénérons fort ici
Mais nous préférons le champagne.

Le plus grave est certainement l’identité qui tend à s’établir dans l’esprit du consommateur entre le champagne et les mousseux qui usurpent son appellation, même si c’est en Champagne où l’on fabrique les meilleurs vins mousseux, comme l’affirme l’impartial Traité théorique et pratique de vinification. Il faut donc réagir et expliquer que si les arrondissements de Reims, d’Avize et d’Épernay expédient, année commune, tant en France qu’à l’étranger, à peu près le dixième de ce qui se consomme sous le nom convenu de vin de Champagne [15], les mousseux non champenois sont responsables des neuf autres dixièmes et font un grand préjudice au champagne en se faisant indûment passer pour lui. Les mousseux deviennent en effet de plus en plus nombreux et leur concurrence est active. Sutaine écrit, dès 1845, que le vin de Champagne a subi le sort de toutes les grandes découvertes que le succès couronne ; une foule d’imitations s’est précipitée à sa suite, et la lèpre de la contrefaçon s’est attachée à sa vogue [16].
L’appellation n’étant pas protégée, on vend comme champagne des boissons de toutes provenances, dont la seule ressemblance avec l’original est de mousser et, en général, d’être embouteillées et habillées d’une manière analogue. On en arrive même à parler des vins de Champagne que produit la Côte-d’Or [17], et à écrire, dans le Moniteur viticole du 29 décembre 1873 qu’à Saumur la vente des champagnes est assez active !
Vizetelly écrit que les vins mousseux de la Loire vendus sur le marché britannique et ailleurs sont étiquetés Crème de Bouzy, Sillery et Ay mousseux, tandis que leurs bouchons sont marqués aux noms de firmes fantômes, supposées établies à Reims et Épernay [18].
Le Vigneron champenois du 6 avril 1898 laisse passer une insertion édifiante : Maison de champagne en Suisse pourrait servir comme succursale d’une maison française ; les marques sont enregistrées en France. Et le 6 juin de la même année, dans le Bazaar, une des revues britanniques du commerce des vins, un annonceur de Weymouth propose du champagne fait en Angleterre.
Les imposteurs sont légion et leur esprit d’invention est sans limites. Des producteurs de mousseux font état de distinctions conférées dans des expositions champenoises par des jurys sans caractère officiel et inscrivent sur leurs étiquettes Diplôme d’honneur-Reims. D’autres font imprimer leurs étiquettes à Reims ou à Épernay et y font figurer le nom de ces villes en très gros caractères. D’autres enfin adoptent le nom d’une quelconque Champagne géographique et on trouve ainsi des vins de la Champagne charentaise champagnisés. Un prospectus du 4 avril 1899, daté de Lunel, dans l’Hérault, est signé d’un Auguste Jean de Bourbon, se disant petit-fils de Louis XVlll, et annonçant au public qu’il vient de créer une nouvelle marque de vin de Champagne, le Crémant Royal Auguste de Bourbon, en précisant : Il mérite doublement ce titre de Royal, et parce que je le vends, et parce qu’il est digne de figurer aux toasts des rois. Il s’agit, bien entendu, d’un mousseux bon marché.
Le nom d’une grande maison ne suffit même pas pour prouver l’authenticité du produit car les producteurs de mousseux s’emparent des marques les plus en vogue [19]. Dans la Pétition des négociants en vins de la Champagne de 1844, les producteurs s’en plaignent au gouvernement de Sa Majesté en ces termes : On ne s’est pas contenté d’usurper les noms de « Champagne », ou des crus renommés de notre département, pour les appliquer à tous les liquides qu’on a fait mousser, on s’est emparé des noms des Négociants les plus connus, pour expédier à l’étranger, sous un passeport honorable et respecté, des vins qui ont ainsi prostitué la réputation des maisons qui inspiraient jusqu’alors la confiance la plus illimitée.
Ce qui est vrai en France l’est aussi à l’étranger. On lit dans le numéro d’octobre 1894 de la Revue des Deux-Mondes que, pour l’imitation du champagne, l’Allemagne tient la tête, du moins en ce qui concerne l’extérieur des bouteilles, ornées d’étiquettes françaises, sous l’invocation de villages et d’individualités illustres de l’histoire vinicole. La contrefaçon y est portée à un si haut degré que l’on demande à l’acheteur quelle est la marque qu’il désire et on lui donne le bouchon et l’étiquette parfaitement semblables au bouchon et à l’étiquette de la véritable maison champenoise
Si encore ce que couvre le mot champagne était une boisson de qualité !

Il se fait en grand, à Paris même, écrit Thimothée Trimm, des champagnes en vingt-quatre heures. On prend des petits vins de Bordeaux blancs, on les colle, on les sucre, on les met en bouteilles. Au moyen d’une machine à limonade ou eau de Seltz, on introduit dans chaque bouteille du gaz ou de l’acide carbonique. Pour mieux tromper l’acheteur, on l’appelle Sillery du Grand Turc, ou bien encore Aï mousseux du schah de Perse. On donne aussi des recettes de ménage, telle celle que l’on trouve dans le Trésor de l’amateur de bon vin (sic) pour faire du vin de Champagne mousseux. Prenez 16 bouteilles de vin blanc, 3 livres de sucre en pain, un demi-gros d’extrait de vanille, 2 onces de bicarbonate de soude, 2 onces d’acide tartrique : après que le tout est bien fondu, on y ajoute 16 onces d’esprit de vin, on filtre et on met en bouteille. Mathieu, directeur de la Station œnologique de Beaune, confirmera ces errements en 1903. On fait encore des mousseux, dit-il, avec des appareils de table, sparklets, selsodons, appareils Briat, qui réalisent cette fabrication instantanée. D’autres se fixent directement sur le tonneau et permettent de débiter le vin mousseux comme la bière, c’est le bock de vin [20].
On fait de toute éternité, en Grande-Bretagne, du champagne-cider avec des pommes. On y produit aussi du mousseux imitant le vin de Champagne, avec des groseilles à maquereaux qui, à condition d’être cueillies avant maturité, donnent un vin mousseux ayant la force du meilleur Sillery [21]. On fait beaucoup de soi-disant champagne avec de la rhubarbe, et le Charivari du 8 septembre 1853 publie une protestation humoristique contre le champagne à la rhubarbe que fabriquent les Anglais. Signée le vin de Champagne, elle se termine ainsi : Je finis, Monsieur, ne voulant pas me commettre plus longtemps avec un végétal qui a pour spécialité de donner la colique. Agréez mes jets de mousse les plus empressés. Et en 1886 encore, on peut lire dans le numéro de mai du Vigneron champenois : Qui aurait pensé qu’une grande quantité de champagne marqué Moët ou Montebello vint d’Amérique ? Il provient tout entier du jus maigre et acide de la rhubarbe.
Des mousseux véritables, c’est-à-dire issus des fruits de la vigne, on en produit partout. En France, dès 1821, le docteur Roques cite dans sa Phytographie médicale les vins mousseux d’Arbois et de Saint-Péray et la Blanquette de Limoux [22]. En 1827, Cavoleau, dans son Œnologie française, complète la liste avec ceux de la Côte-d’Or et avec la Clairette de Die dont Jullien précise à la même époque, dans la Topographie de tous les vignobles connus, que l’on appelle ainsi des vins doux, spiritueux et d’un goût fort agréable, ajoutant : Ils moussent comme le champagne mais ils ne conservent ces qualités que pendant deux ans [23]. Il parle aussi du vin mousseux que l’on fait dans l’arrondissement de Bar-sur-Aube, avec un raisin blanc nommé arbanne, mousseux et non champagne, car pour un œnologue de l’époque le champagne ne se fait que dans la Marne.
Dès les années 1840, les mousseux sont fabriqués dans toute la France, dans le département de la Moselle, en Bourgogne, dans la Touraine et dans tout le Midi, dans la vallée du Rhône notamment. On en fera même à Bar-le-Duc dont les vins, moins connus que ses confitures de groseilles, sont pourtant renommés de longue date.
Dans le sillage des Suisses, qui font mousser des vins depuis le XVIIIe siècle, à partir de 1820 environ les Allemands fabriquent des vins effervescents, initialement sur le Neckar inférieur, à Heilbronn, et à Esslingen où M. Kessler, le chef de cave de Mme Clicquot, après avoir quitté Reims, crée une fabrique de sekt en juillet 1826. Plus tard, mais en tout cas avant 1845, on en fait aussi sur les rives de la Moselle et du Rhin, en Wurtemberg et même en Saxe et en Silésie. En 1880, les expéditions annuelles de mousseux allemand se montent déjà à 4 à 5 millions de bouteilles ; en 1914, elles atteindront le chiffre de 12 à 14 millions. Il faut noter que, depuis 1870, certains producteurs de mousseux allemand se fournissent en vins en Champagne et qu’une loi allemande les autorise à mettre Champagne sur les étiquettes si la bouteille contient au moins 51 % de vin de l’Aube ou de la Marne.
La Russie produit du mousseux depuis 1799, avec ses vignobles de Crimée, c’est le Krimski champagne, ou avec ceux de la vallée du Don, c’est le Donski champagne, ou parfois avec des vins provenant de la Champagne [24] , dont quelques chefs de cave et tonneliers viennent travailler les vins russes sur les rives de la Mer Noire. D’après le Vigneron champenois du 6 avril 1898, la Russie fabrique alors annuellement 1 150 000 bouteilles de mousseux, dont 500 000 avec la méthode champenoise.


On produit aussi des mousseux en Autriche-Hongrie ; Justin Améro signale qu’à Vienne, on voit plusieurs boutiques fort brillantes ayant ces mots pour enseigne : Fabrique de vin de Champagne [25]. On en fait aussi en Italie, où l’Asti spumante date de 1850, en Espagne, en Australie. Aux Etats-Unis, on en fait à partir de 1837 dans l’Ohio, puis ultérieurement dans l’Etat de New-York et depuis 1860 en Californie, dans la vallée de la Sonoma.

En France, les mousseux sont rarement d’une qualité satisfaisante. Thimothée Trimm écrit que la plupart de ces vins sont traités comme ceux de la Champagne, mais expédiés trop tôt ; ils sont pesants, indigestes, dépourvus des qualités hygiéniques de ce sincère champagne ordonné dans un grand nombre de maladies . Ils ont néanmoins du succès en raison de la modicité de leur prix et de leur image calquée sur celle du champagne, avec lequel ils cherchent à se confondre en tablant sur la crédulité du consommateur.
Ce qu’écrit à ce sujet Murger dans les Scènes de la vie de bohème est édifiant : On vit bientôt apparaître un flacon qu’à son goulot surmonté d’un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille. Nos bohèmes acceptèrent comme de l’aï authentique la liqueur qu’on leur servit dans des verres ad hoc, et malgré le peu de vivacité que le bouchon mit à s’évader de la prison, ils s’extasièrent sur l’excellence du cru en voyant la quantité de mousse.
On doit aussi noter une certaine vogue de curiosité ou de snobisme pour les mousseux étrangers, dont certains sont vendus au même prix que les champagnes, qu’ils côtoient dans les grands restaurants. On lit dans Pot-Bouille, de Zola, que Bachelard commande un dîner au menu impressionnant, élargi d’ailleurs par un choix de vins vraiment royal : Château-Lafite 48 aux entrées, Sparkling-Moselle au rôti, Roederer frappé au dessert.
Les négociants champenois ne se contentent pas d’informer le public, ils attaquent en justice les producteurs de mousseux qui s’attribuent indûment l’appellation Champagne et leurs marques commerciales. Il existe bien une Loi du 28 juillet 1824, qui vise à réprimer les tromperies sur l’origine des produits, et, pour les marques de commerce et de fabrique, une Loi des 23-27 juin 1857 dont l’objet est de les défendre. Mais les dispositions de ces textes législatifs sont trop lâches et n’empêchent pas le dépôt de marques par des fabricants étrangers à la Champagne, la protection de l’appellation Champagne ne bénéficiant d’aucune garantie légale au XIXe siècle. Dans la plupart des cas, les actions intentées contre les usurpateurs par des groupes de négociants et, à partir de 1882, par le Syndicat du Commerce des Vins de Champagne, sont cependant couronnées de succès.
En voici deux exemples, extraits de la brochure du syndicat, Le Vin de Champagne : Le 12 septembre 1844, le tribunal correctionnel de Tours prononce une condamnation pour avoir apposé sur des bouchons fermant des bouteilles de vin mousseux, fabriqué en Touraine, les noms de Verzy et d’Ay et pour avoir vendu du vin de Vouvray pour du vin de Champagne. Les coupables sont condamnés en appel pour avoir trompé leurs acheteurs sur la nature des vins qu’ils leur vendaient. Le 19 juillet 1887, alors que le tribunal de commerce de Saumur avait jugé que le mot champagne devait être considéré comme tombé dans le domaine public, la cour d’appel d’Angers reconnaît au contraire que ce mot est indicatif à la fois du lieu de production et de fabrication de certains vins connus sous cette qualification et non d’autres et que, dès lors, la désignation champagne n’a pu tomber dans le domaine public.
Mais faute de dispositions légales, et malgré une ténacité louable, les négociants champenois ne peuvent obtenir que des résultats limités dans la défense en France de l’appellation Champagne, tout au moins jusque dans les années 1890, les différents arrêts des tribunaux constituant alors une jurisprudence dissuasive.
À l’étranger, il y a très peu de possibilités d’action jusqu’au 14 avril 1891, date à laquelle est signé l’Arrangement de Madrid, faisant suite à la Convention d’union de Paris du 20 mars 1883, et ayant pour objet la répression des indications de provenance fausses ou fallacieuses sur les produits.

Encore les résultats obtenus sont-ils très fragmentaires puisque huit pays seulement signent ces accords. Les principaux pays producteurs de mousseux n’y ont pas participé, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Australie, de l’Autriche-Hongrie, des Etats-Unis ou de la Russie. Mais c’est un pas important dans la voie du respect des appellations, dont les effets se feront plus largement sentir au XXe siècle. C’est, en outre, la marque de l’engagement aux côtés de l’industrie du champagne des instances gouvernementales françaises, qui se poursuivra par la suite comme le montre dès 1904 une pressante intervention du ministère du Commerce et du Quai d’Orsay pour que soit retirée la curieuse dénomination Grand vin de Champagne Henri-Roederer - Reims - Odessa, apposée sur les étiquettes de la Société vinicole de la Russie méridionale Henri Roederer installée à Odessa depuis 1896.

LES EXPÉDITIONS-LES EXPORTATIONS

Quoi qu’il en soit, le champagne réussit brillamment au XIXe siècle, comme on peut s’en convaincre par le succès que l’on sait et par les chiffres de son commerce qui témoignent de son expansion irrésistible. Les expéditions annuelles, on l’a vu, se chiffraient à environ 300 000 bouteilles au lendemain de la Révolution. En 1899, elles s’élèvent à 28 millions et demi, soit près de 100 fois plus qu’au début du siècle ! À la chute de l’Empire, elles sont déjà de l’ordre de 2 millions de bouteilles, et en 1830 de 3 millions, soit 15 % d’augmentation en un quart de siècle. En 1844, elles atteignent 6 millions, la croissance ayant été de 20 % en 15 ans. La répartition entre les trois arrondissements vinicoles est alors la suivante : Reims 50 % ; Châlons-sur-Marne 27 % ; Épernay 23 %.
À partir de 1844 les chiffres des expéditions sont donnés chaque année, d’avril à mars, par la Chambre de commerce de Reims qui les établit d’après les renseignements que lui fournit le Service des contributions indirectes de la Marne. Toutefois, ces chiffres englobent les vins mousseux autres que le champagne mais qui sont officiellement produits dans le département avec des vins de l’extérieur. Etant donné qu’en 1910, lorsqu’ils seront décomptés à part, ils représenteront 24 % du total, on peut admettre que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les chiffres des expéditions de champagne sont approximativement les trois quarts de ceux de la Chambre de commerce, indiqués ci-après sous la forme d’un tableau faisant ressortir de 1844 à 1899 les variations quinquennales, et indiquant en outre les variations annuelles lors des crises dont il a été parlé précédemment.

Le tableau ci-dessous fait apparaître en premier lieu une forte disproportion entre le marché français et l’exportation. Cette dernière est trois fois plus importante en 1900, mais la différence avait été encore plus élevée, et de beaucoup, dans les années précédentes.
On s’en plaint en France, comme en témoigne la chanson Le Champagne, d’Abel Sallé :

Doux Ay, vin cher à nos pères, / Parmi nous tu n’es plus goûté ;
Ce n’est qu’au-delà des frontières / Qu’on rend justice à ta bonté !

On le déplore d’autant plus que c’est le meilleur champagne qui est exporté. Fiévet dit que les maisons qui tiennent spécialement à fournir de bons vins à l’étranger font des achats dans les premiers crus [26], si bien que le Vigneron champenois peut écrire le 28 décembre 1882 que le vin de choix est aujourd’hui chez nous une rareté royale, comme la perle noire ou le merle blanc ; l’étranger le paye et l’emporte ; le Français bien placé n’est pas sûr d’en boire une bouteille par an. Fiévet va jusqu’à prétendre que pour pouvoir disposer en France de très bon champagne, les gourmets nationaux adressent leurs demandes à l’étranger, qui, ayant lui-même payé fort cher, a soin de revendre plus cher encore et Delvau écrit qu’à la Maison-Dorée, les frères Verdier ont la spécialité du champagne Clicquot, difficile à trouver ailleurs, monopolisé qu’il est par l’Angleterre [27].
Le tableau des expéditions montre, en second lieu, que c’est au milieu du XIXe siècle que commence l’irrésistible ascension du champagne, dont les ventes, depuis 1850, ont presque doublé en 10 ans, triplé en 25 ans et quadruplé en 50 ans. Et c’est bien en effet dans les années 1850 et 1860 que se font sentir les effets des progrès techniques dont François est le précurseur, effets cumulés dans la décennie suivante avec ceux de la prospérité du second Empire. On constate aussi que les expéditions en France, après avoir lentement progressé entre 1850 et 1870, retombent ensuite en dessous des chiffres de 1845. Puis brusquement, entre 1890 et 1895, elles progressent de 450 %, alors que dans le même temps les exportations diminuent de 16 %.
Ces chiffres, encore une fois, comprennent champagne et mousseux de la Marne. Mais, de toute façon, il apparaît que la conquête du marché français par le champagne commence sérieusement à la fin du XIXe siècle. Cela est certainement dû, outre les raisons déjà citées, aux efforts des producteurs qui, à la faveur de la prospérité retrouvée, prennent conscience des avantages d’un débouché se trouvant à leur porte et qui, il faut bien le dire, permet d’écouler facilement les vins de deuxième choix. On est, en effet, plus attentif à la qualité à l’étranger qu’en France, où le consommateur de champagne, quelques amateurs exceptés, cherche moins à satisfaire son goût que sa soif de plaisir et sa vanité.


On peut penser aussi que l’accroissement des ventes en France est lié, pour une part imprécise mais non négligeable, à la multiplication des manifestations officielles terminées par le toast au champagne, de plus en plus largement évoquées dans la presse nationale et régionale. Pendant longtemps, la consommation du champagne s’est faite dans des milieux restreints, comme la cour du Régent ou la bohème de Murger, ou relativement fermés, comme l’aristocratie, la haute bourgeoisie et le demi-monde ; à partir des années 1850, sans encore se démocratiser, elle se généralise.
Les exportations se caractérisent au XIXe siècle par une évolution statistique inverse de celle du marché français. Elles augmentent aussi rapidement que régulièrement, et surtout depuis 1845, avec cependant un tassement entre 1885 et 1895, correspondant à l’accroissement brutal et considérable des ventes du commerce intérieur. La prodigieuse expansion du champagne à l’étranger est due très certainement à l’image qu’il donne de la gaîté et de la légèreté française, à une époque et, dans un nombre accru de pays, où la richesse se développe rapidement et donne un plus large accès à ce que le comte russe Paul Vasili appelle le viatique français [28].
Elle est aussi le résultat, comme on l’a vu, des efforts considérables que font les grandes maisons de champagne pour se placer sur les marchés qui les intéressent et sur lesquels certaines d’entre elles concentrent leur activité.
Selon Bertall, si elles se partagent pour ainsi dire les faveurs des cinq parties du monde, elles sont ainsi spécialisées en 1882 : Clicquot, Russie et Allemagne ; Louis Roederer, Autriche, Espagne, Suisse, Italie ; Pommery, Angleterre, Suède, Danemark ; Mumm, [29]. On pourrait ajouter d’autres maisons à cette liste, en particulier pour les Etats-Unis ; si Vizetelly confirme que Mumm y tient dès 1870 le quart du marché, on y trouve aussi en bonne place Piper-Heidsieck, Charles Heidsieck, et également Louis Roederer, Ruinart et Pommery. Sur le marché britannique, on ne peut pas ignorer Perrier-Jouët qui, d’après The Wine and Spirit Trade Review du 13 décembre 1935, lui est indissolublement lié depuis les années dix-huit cent trente et sur le marché scandinave Louis Roederer, ainsi que Gustave Gibert, favori du roi de Suède et Norvège . Des maisons ne sont pas incluses dans ces zones d’influence car elles sont plus éclectiques dans leurs exportations, tel Moët qui, en raison de la variété de ses produits, va partout (48), ou Giesler et Cie dont la réputation est universelle (651). C’est aussi le cas de Lanson, de Deutz et Geldermann, et de quelques autres. Des petites maisons, enfin, expédient du champagne à l’étranger, mais il y est vendu sous le nom d’un importateur.
Les exportations de champagne s’étendent progressivement au monde entier. Au Pérou, en janvier 1825, après la victoire d’Ayacucho qui consacre l’indépendance sud-américaine, Bolivar écrit au général Sucre : Je vous envoie vingt caisses de champagne rosé afin que vous le buviez en mon nom [30]. Mais quelques pays constituent des marchés privilégiés. En ce qui concerne leur classement d’après leurs importations annuelles, on trouve dans l’ordre, en 1832, selon Cyrus Redding (527), l’Allemagne, l’Angleterre (avec l’Inde), les Etats-Unis et la Russie avec respectivement 479 000, 467 000, 400 000 et 280 000 bouteilles, le Danemark et la Suède avec à eux deux 30 000 bouteilles. En 1880, l’Angleterre est passée en tête, avec 4 millions de bouteilles, suivie par les Etats-Unis avec près de 2 millions, l’Allemagne ayant rétrogradé du fait des mauvaises relations franco-allemandes.
À la fin du XIXe siècle, voici quel est le classement des principaux marchés, d’après le Vigneron champenois du 18 octobre 1899, en bouteilles exportées en 1898 :

Ces chiffres englobent le champagne et les vins mousseux de la Marne mais ces derniers étaient peu exportés. Il faut noter qu’à l’époque les Etats-Unis tiennent normalement la 3e place ; l’année précédente, les exportations s’y étaient élevées à 2 733 000 bouteilles. Les chiffres exceptionnellement bas de 1898 sont la conséquence de la guerre hispano-américaine.
Le commerce du champagne tire bénéfice des guerres du Consulat et de l’Empire pour ses ventes à destination de l’Allemagne, qui est au premier rang de ces pays du Nord vers lesquels, selon Pierre Failly, dès 1804 les expéditions se montent à plus d’un million de bouteilles (A 26), évaluation qui semble toutefois exagérée car à la chute de l’Empire le total des expéditions ne devait pas excéder 2 millions de bouteilles. En tout état de cause, on peut être assuré de la solidité à l’époque de la position du champagne outre-Rhin. La guerre de 1870 vient malheureusement tout remettre en question, inaugurant une ère de difficultés relationnelles et commerciales qui freineront durant près d’une centaine d’années les exportations vers l’Allemagne. Elles garderont néanmoins toujours un niveau appréciable, sauf pendant les hostilités, et cela malgré la concurrence de plus en plus forte du sekt, le vin mousseux germanique.
On sait l’intérêt que les négociants portent à la Russie dans la première moitié du XIXe siècle. Avant même que les guerres de l’Empire aient cessé, Mme Clicquot prépare en secret l’envoi à Saint-Pétersbourg d’une cargaison de champagne qui doit être embarquée sur un petit voilier de 75 tonneaux. La paix avec la Prusse et la Russie à peine signée, M. Bohne, après une traversée longue et agitée, débarque à Königsberg, d’où les premières bouteilles sont acheminées sur leur destination finale. Elles rencontrent un tel succès qu’après avoir tout vendu il écrit à Mme Clicquot : Je tiens déjà en portefeuille un nouvel assaut sur vos caves . Le marché russe est ouvert. La réclame se fait spontanément, sinon gratuitement, lors de l’occupation alliée de 1815, si bien que Victor Fiévet peut écrire : D’innombrables commandes arrivèrent du Nord et firent pleuvoir les millions dans nos heureuses contrées [31] .

Il se crée ainsi un fort courant de ventes, activement entretenu par les négociants dans la société slave pour laquelle le champagne symbolise cette France du XIXe siècle qui exerce sur elle une véritable fascination. Le commerce champenois trouve, cependant, ses limites en Russie par le fait que seule l’étroite frange des classes supérieures de cet immense pays a les moyens pécuniaires de l’alimenter régulièrement ; si on observe dans le courant du siècle un début de démocratisation du champagne, comme on l’a indiqué précédem ment sur le témoignage de Tchekhov et de Dostoïevski, il reste très limité. D’autre part, le champagne est de plus en plus concurrencé par les vins mousseux de Crimée et du Don.
Le marché américain est plus récent, mais il progresse plus rapidement car le champagne, symbole de la réussite, est apprécié dans un continent où l’on fait volontiers étalage de ses succès et de sa fortune. Charles C. Heidsieck écrit qu’il n’y a pas de pays où l’on puisse faire aussi facilement fortune à condition d’y envoyer un article qui plaise et se vende bien [32] . Le banquier J. Pierpont Morgan l’a si bien compris qu’il projette d’acheter en totalité... la Champagne viticole ! Mais elle n’est pas à vendre et il doit y renoncer ; ce sera le seul échec de sa carrière financière. La progression des ventes aux Etats-Unis est malheureusement irrégulière, et même sérieusement freinée, en raison d’une conjoncture souvent défavorable. La crise de 1857, la guerre de Sécession et la guerre hispano-américaine sont autant d’obstacles, sans oublier les sociétés de tempérance, comme l’American Society for the Promotion of Temperance empêchant l’usage du champagne pour le baptême des navires et le faisant notamment remplacer par... une bouteille d’eau pour le lancement en 1853 de The Great Republic !
De nouveaux marchés se créent, souvent pleins de promesses, comme la Hollande, qui est en 1899 presque au niveau de la Russie, et surtout la Belgique qui, à la même époque, devient le second marché du champagne, et même le premier pays pour la quantité consommée par habitant, avant la France et la Grande-Bretagne.
Ce dernier pays reste cependant, comme il l’a toujours été, l’interlocuteur privilégié du champagne, et cela quel que soit l’état de ses relations avec la France, qu’il s’agisse de la guerre, lorsque M. Bohne traite les Anglais de harpies maritimes, ou de l’Entente cordiale établie par le roi Louis-Philippe et la reine Victoria. Le Britannique est en effet un client fidèle, mais c’est surtout le meilleur connaisseur du champagne, plus averti souvent que le Français qui s’en amuse plus qu’il ne s’en régale, et fourni et conseillé par des dynasties de remarquables vine merchants. Comme l’écrit Vizetelly, les tous premiers vins des meilleurs producteurs de champagne, aux plus hauts prix naturellement, sont invariablement réservés pour le marché anglais
Pourtant, le commerce avec l’Angleterre n’est pas toujours facile au début du XIXe siècle ! En 1800 et 1802, des décisions de George III autorisent, il est vrai, les vins français en bouteilles à entrer enfin dans son pays sans l’octroi d’une licence d’importation. Mais les guerres avec la France et le Blocus continental annulent les effets heureux que l’on pouvait attendre de ces mesures. Même la paix revenue, le marché du champagne reste morose. Si Londres est devenu la plaque tournante des échanges européens, l’Angleterre met longtemps à se relever économiquement de cette funeste période, qui a sérieusement ébranlé les fortunes des classes possédantes. Le commerce du champagne, estime André Simon, n’a pas tiré un profit immédiat de la fin des hostilités et il reste presque stationnaire pendant les dix années qui suivent. [33]

Les prix sont très élevés, en raison des droits d’importation prohibitifs auxquels sont soumis les vins français et qui sont de 13 s. 8 d. par gallon, alors qu’en 1794 ils se montaient à 4 s. 6 d. . George IV les abaisse de moitié en 1825 et le marché du champagne s’en trouve bien, sans que ce soit encore l’envolée définitive, malgré le prestige dont il jouit à Londres et dans les stations balnéaires britanniques. Le champagne a d’ailleurs à se défendre en Angleterre contre les vins mousseux allemands de qualité, qui figurent sur la carte des bons restaurants à ses côtés, mais à des prix inférieurs. Comme en France, il a à soutenir la concurrence d’autres boissons, dont le punch, même s’il est parfois utilisé d’une façon barbare dans la confection de ce breuvage très populaire. Il est aussi menacé par les imitations domestiques qui se parent du nom de champagne et dont on a déjà vu les préparations à base de groseilles à maquereaux ou de rhubarbe. David Booth, tout en en donnant la recette, déplore que ces vins de fruits figurent sous le nom de champagne sur les factures des fabricants de vin britanniques [34]. Ces abus ont au moins le mérite de faciliter l’établissement des grandes marques en Grande-Bretagne, le consommateur averti donnant sa préférence à une étiquette de confiance plutôt qu’à celle pouvant couvrir un ersatz, ou même un champagne d’origine de qualité inconnue vendu sous le nom de l’importateur, comme la coutume s’en répand au XIXe siècle outre-Manche.
De 1860 à 1862, survient enfin un changement capital dans la politique économique de la Grande-Bretagne en matière vinicole, qui est à l’origine de la conquête définitive par le champagne du marché britannique. On le doit à Gladstone qui, répondant aux vues libre-échangistes de Napoléon III, par une série de décisions abaisse les droits perçus sur les vins français au tiers de ceux de 1825 et favorise la distribution du vin dans le commerce de détail britannique. Or, il se trouve que ces heureux événements interviennent dans une conjoncture favorable qui en décuple les effets. Tandis que les prix du champagne à la production deviennent raisonnables par suite des progrès techniques, en Grande-Bretagne, et surtout à Londres, la richesse se développe rapidement et beaucoup en font volontiers étalage. Le champagne devient ainsi le vin obligatoire des dîners à la mode. Le succès du dry donne au marché un surcroît d’activité. Il est encore augmenté par celui du millésimé qui, depuis le vintage boom consécutif à la sortie du 1874, fait de tous les amateurs des dégustateurs.
On sait le goût des connaisseurs pour les champagnes anciens. Afin d’accélérer le vieillissement, certains marchands londoniens entreposent leurs achats dans des caves creusées dans les falaises de Douvres. D’autres se font acheminer par la Suède les vins qu’ils commandent à Reims ou à Épernay ou même par les Indes ! et c’est alors ce que l’on appelle à l’époque le champagne back from India, retour des Indes. Néanmoins, la plupart des champagnes d’âge vendus en Grande-Bretagne sont des millésimés, conservés quatre ou cinq ans dans les caves champenoises et ensuite autant ou davantage chez les marchands britanniques. Leur prix est devenu plus élevé après une dizaine d’années et ils acquièrent une valeur d’investissement qui les fait passer régulièrement dans les ventes aux enchères londoniennes. D’après les tableaux dressés par André Simon pour History of the champagne trade in England, ils y figurent normalement à partir de douze ans d’âge ; leurs prix augmentent jusqu’à quinze ou seize ans et déclinent ensuite.
Avec les Naughty Nineties, les vilaines années quatre-vingt-dix des puritains, le marché britannique du champagne atteint son apogée. De moins de 500 000 bouteilles annuelles en 1830, il est passé à près de 11 millions, ce qui fait de la Grande-Bretagne, à la fin du XIXe siècle, non seulement, et de très loin, le premier importateur, mais encore un pays où on consomme deux fois plus de champagne qu’en France.

Notes

[1MENNESSON (J.B.A.). Observateur rural de la Marne. Épernay, 1806.

[2CARAMAN CHIMAY (Princesse de). Madame Veuve Clicquot-Ponsardin. Sa vie, son temps. Reims, 1956.

[3Pétition des propriétaires de vignes des arrondissements d’Epernay et de Châlons, département de la Marne, adressée aux chambres et mémoire à l’appui. Epernay, 1829.

[4PETIT (L.M.). Histoire d’Epernay et de l’invasion 1870-1871. Epernay, 1898.

[5REDDING (Cyrus). À History and description of Modern Wines. Londres, 1833.

[6CAVOLEAU. Œnologie française ou Statistique de tous les vignobles et de toutes les boissons vineuses et spiritueuses de France, suivie de considérations générales sur la culture de la vigne. Paris, 1827.

[7Anecdotes du dix-huitième siècle. Londres, 1783.

[8VOGUÉ (Comte Bertrand de). Madame Veuve Clicquot à la conquête pacifique de la Russie. Reims, 1960.

[9Patrick Forbes précise que le kaiser en fut si furieux qu’il rappela son ambassadeur. Il ajoute que Kessler, en 1806, fit don d’un wagon de champagne aux... sinistrés du tremblement de terre de San Francisco !

[10FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.

[11Hors syndicat, étaient présents à l’exposition Chandon et Cie, Mercier et Cie, 4 petites maisons, 12 propriétaires du vignoble, la Société agricole et viticole de Courdemange, le Syndical viticole de Huiron-Glannes, et l’Union champenoise d’Épernay qui vendait du champagne et... du Saumur mousseux !

[12Un dessin de Machecourt, dans la Vie Parisienne du 16 décembre 1893, représentait un homme d’affaires proposant à un duc de lancer un champagne à sa marque, en deux qualités, mousseux avec photo du duc, grand mousseux avec la couronne ducale.

[13DÉSAUGIERS (Marc-Antoine). Chansons de Desaugiers. Paris, 1859.

[14Le Diable à Paris. Paris, 1845.

[15TRIMM (Thimothée). Physiologie du vin de Champagne. Paris, s.d. (préface datée de 1866).

[16SIMON (André). The History of champagne. Londres, 1962.

[17VERDOT (C.). Historiographie de la table. Paris, 1883.

[18VIZETELLY (Henry). Facts about champagne and other sparkling aines. Londres, 1879.

[19SUTAINE (Max). Essai sur l’histoire des vins de la Champagne. Reims, 1845.

[20MATHIEU (L.). Etude des procédés rationnels de vinification el de conservation des vins. Paris, 1903.

[21MACCULOCH (John). Remarks on the art of making ruine, with suggestions for the application of ils principles to the improvemeni of domestic ruines. Londres, 1821.

[22On a dit que dès 1531 les moines de l’abbaye Saint-Hilaire de Limoux étaient producteurs de blanquette mousseuse, mais cela n’a pu être prouvé.

[23On a prétendu que Pline l’Ancien avait parlé dans son Histoire naturelle d’un vin doux, mousseux, appelé l’Aïglencos, produit par les Volconces, dont la capitale était Die. Cette boisson figure bien au chapitre XXIII, mais Pline écrit à son sujet : hoc est, semper mustum. Or mustum signifie moût et non mousse. IL s’agissait donc d’un moût à peine fermenté et non d’un mousseux.

[24Selon Améro, un fabricant de vin français sollicita du ministre des Finances de Russie la permission de fabriquer du vin de Champagne avec du sirop, du vin de Champagne et du vin de Grave, permission qui fut refusée pour le motif qu’une pareille fabrication pourrait Porter atteinte à la santé publique.

[25AMERO (Justin). Les Classiques de la table. Paris, 1855.

[26FIÉVET (Victor). Histoire de la ville d’Épernay, depuis sa fondation jusqu’à nos jours. Épernay, 1868.

[27DELVAU (Alfred). Les Plaisirs (le Paris, guide pratique et illustré. Paris, 1867.

[28VASILI (Comte Paul). La Société de Paris. Paris, 1888.

[29BERTALL. La Vigne, voyage autour des vins de France. Paris, 1878.

[30GILETTE SAURAT. Bolivar le Libertador. Paris, 1979.

[31FIÉVET (Victor). Madame Veuve Clicquot (née Ponsardin). Paris, 1865.

[32HEIDSIECK (Marcel et Patrick). Vie de Charles Heidsieck. Reims, 1962.

[33SIMON (André). History of the champagne trade in England. Londres, 1905.

[34BOOTH (David). The Art 7.0pt ;of vine-making in all ils branchs. Londres, 1834.