UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La révolution vigneronne

Dans la première décennie du XXe siècle, le vigneron champenois est envié de ses collègues des autres vignobles qui souffrent d’une sérieuse crise viticole, d’ailleurs mondiale, marquée dans le Midi en 1907 par les graves événements de Narbonne. Il est associé à un commerce prospère et dans la lutte contre le phylloxera il profite de l’expérience des autres régions atteintes avant la sienne. Toutefois, si le parasite destructeur est son premier souci, il a d’autres sujets d’inquiétude et de mécontentement : le prix élevé de la terre, avec les difficultés qui en découlent pour l’installation des jeunes et l’extension du domaine, comme toujours le poids des impôts, et surtout l’incertitude chronique concernant la vente de sa récolte.

Ce dernier point est un sujet de friction avec le Négoce, à qui le vigneron reproche, on l’a vu déjà au XIXe siècle, de faire la loi et de préférer trop souvent les vins de l’extérieur, achetés à moindre prix, sans se priver pour autant d’appeler champagne toute sa production, alors que selon lui la Champagne viticole se limite au département de la Marne. Le Vignoble considère ces errements comme un affront, doublé d’un manque à gagner, comme une fraude délibérée, et cela d’autant plus qu’elle prend des proportions considérables et porte sur des crus de provenances diverses, rendus même parfois mousseux par des procédés artificiels [1]. En 1891, René Lamarre demandait dans son journal, La Révolution champenoise, que l’on interdise l’entrée en Champagne des vins étrangers qui se faufilent, quoi qu’on dise, dans les cuvées. On sait qu’alors ils faisaient déjà plus que se faufiler, et en 1900, comme l’écrit Jean Nollevalle dans L’Agitation dans le vignoble champenois 9, ils se précipitaient à flot, du moins dans bon nombre de maisons de commerce, arrivant du Saumurois, du Midi de la France et même d’Algérie.

Lorsqu’elles se font sur une grande échelle, ces pratiques déplorables sont le fait d’une minorité de négociants, mais qui sont souvent importants et influents. Les grandes maisons sont en général restées fidèles à leurs traditions de loyauté, mais elles ne peuvent à elles seules absorber la totalité des vins produits par le vignoble champenois, si bien que les prix du raisin baissent et que les vignerons souffrent de la mévente. Elles désavouent les fraudeurs, mais pendant longtemps elles ne font rien pour les combattre. Les vignerons ont donc tendance à jeter l’anathème sur le Négoce dans son ensemble, à qui, dans leur situation précaire, ils reprochent d’avoir fait sa fortune sur leur dos. Et pourtant, le vigneron champenois, écrit Pierre Hamp, a les mêmes intérêts que l’honnête fabricant de champagne. Le parasite du pays, c’est celui qui y fait entrer les vins étrangers pour les vendre comme étant du cru [2].

Longtemps isolé, le vigneron s’est toujours senti désarmé contre les maux qui l’accablaient. Mais voici que depuis 1904 il bénéficie d’une association de défense10. C’est, en effet, le 21 août 1904 qu’est créée la Fédération des syndicats viticoles de la Champagne, regroupant 31 syndicats locaux de répression des fraudes, établis la même année, et qui comptera 121 sections locales en 1914. La Fédération, qui deviendra le 31 mars 1919 le Syndicat général des vignerons de la Champagne viticole délimitée, inscrit dans ses statuts qu’un de ses objets essentiels est de réprimer toute fraude sur les vins de la Champagne viticole. Elle joue immédiatement un rôle important, sous l’impulsion d’Alphonse Perrin, son actif et dévoué secrétaire, et de Gaston Poittevin, grande figure champenoise, mort en déportation durant la deuxième guerre mondiale, rédacteur-gérant de La Champagne viticole, organe mensuel du syndicat, qui voit le jour le 22 janvier 1909.

L’état d’esprit des vignerons dans les années qui suivent laisse prévoir une crise grave, qui surviendra en 1911 et sera connue comme la Révolution en Champagne, sans d’ailleurs que la Fédération ait jeté de l’huile sur le feu, bien au contraire. On espère, en effet, conjurer cette menace et elle va s’y employer, enjoignant ses efforts à ceux du Négoce.

Il est logique de penser qu’il faut avant tout s’attaquer à la fraude, si impopulaire chez les vignerons et, pour ce faire, obtenir du gouvernement une loi interdisant l’utilisation de l’appellation Champagne pour tout vin qui n’est pas originaire de la Marne, même et surtout s’il a été fabriqué en Champagne avec des vins de l’extérieur. Dès 1903, le Négoce avait agi dans cette direction en demandant, en réponse à une enquête du Conseil général de la Marne, que soient fixées des pénalités contre les fraudeurs. Dans le même temps, on préparait à Paris une loi ayant pour but la répression des falsifications et des fraudes dans la vente de toutes marchandises et le Syndicat du commerce demandait qu’elle s’applique à la défense des appellations régionales de provenance des produits vinicoles. Donnant partiellement satisfaction à cette requête, la Loi du 1er août 1905 permet au gouvernement de statuer par voie réglementaire sur les inscriptions et marques indiquant, soit la composition, soit l’origine des marchandises, soit les appellations générales et de crus particuliers. Elle donne également aux tribunaux la possibilité de poursuivre les contrevenants, ce qu’ils font dès la fin de 1905 : un négociant de Reims est lourdement condamné, avec publication de la sentence dans 20 quotidiens et par voie d’affichage. Par suite de difficultés d’application, la loi de 1905 est modifiée par la Loi du 5 août 1908, d’après laquelle il peut être statué par décret pour déterminer la délimitation des régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance des produits, en prenant pour base les usages locaux et constants.

Il faut donc maintenant définir les limites géographiques destinées à délimiter la zone de l’appellation Champagne. C’est ce à quoi s’appliquent en commun le Négoce, qui en 1903 avait déjà proposé au Conseil général que soient inclus dans l’aire Champagne les seuls arrondissements de Reims, Épernay et Châlons, et le Vignoble, dont 6 000 vignerons signent une pétition rédigée dans le même sens par la Fédération des syndicats viticoles. Le Décret du 17 décembre 1908 leur donne satisfaction, en délimitant une Champagne viticole, zone dont doivent provenir obligatoirement les vins destinés à faire le champagne et comprenant, dans la Marne, les trois arrondissements proposés par le Négoce, dans l’arrondissement de Vitry-le-François, les communes des cantons de Vitry-le-François et d’ Heiltz-le-Maurupt, et, dans l’Aisne, 46 communes des cantons de Condé-en-Brie, de Château-Thierry et de Charly ainsi que 36 communes des cantons de Braine et de Vailly.

Cela étant, bien que le décret n’admette l’appellation que pour les vins récoltés et manipulés entièrement dans le territoire délimité, il faut maintenant obtenir que des mesures soient prises à l’échelon national pour empêcher que des vins étrangers ne viennent, par un simple passage clandestin en Champagne, se faire indûment baptiser champagne. Le Négoce s’y était employé, dès 1905, en demandant par la voix de son syndicat, dans une longue étude datée du 1er décembre, des textes réglementaires prescrivant de nombreuses mesures de sécurité, notamment un acquit11 de couleur spéciale pour les vins de Champagne, la mention obligatoire du mot champagne sur les étiquettes, bouchons et emballages, et l’application du principe du magasin séparé, autrement dit l’interdiction d’entreposer dans une même cave des vins de Champagne et des vins d’autres origines. Le Vignoble appuie ces propositions et demande que l’on y ajoute la suppression du secret professionnel de la régie et l’institution de déclarations de récolte et de stock susceptibles de faciliter les contrôles.

En 1909, tout le monde attend en Champagne que le décret de délimitation soit, comme cela semble logique, suivi par des textes traitant des mesures complémentaires. L’obligation d’établir annuellement une déclaration de récolte a fait l’objet de la Loi du 25 juin 1907 et une importante décision administrative a prescrit aux receveurs buralistes de porter sur les acquits accompagnant les vins provenant de l’aire délimitée la mention Vin de la Champagne viticole. Mais les autres mesures tardent et les vignerons s’impatientent, d’autant plus que les fraudeurs, devant ce qui est pour eux une menace, se dépêchent de rentrer des quantités considérables de vins, de l’Aube notamment. On lit dans l’Illustration du 21 septembre 1907 : Il reste dans les caves de la Marne beaucoup de vin invendu, cependant que 30 000 pièces seraient entrées, l’an dernier, dans le département, pour en ressortir en bouteilles portant les étiquettes mensongères de champagne, ou bien d’Ay, Crémant, etc. L’action du Service de la répression des fraudes, créé à la suite de la loi de 1905 et dont la Fédération rémunère des agents, permet, il est vrai, d’en déférer certains devant les tribunaux, mais on en parle beaucoup dans la presse et l’étalage de ces irrégularités n’est pas fait pour calmer les esprits.

La colère gronde encore davantage lorsque l’on apprend les pressions faites par certains sur le Parlement pour faire avorter la loi sur les mesures complémentaires. En septembre 1910, Gaston Poittevin écrit dans la Champagne viticole : C’est donc au Parlement de dire s’il veut rester conséquent avec lui-même. Que la réponse ne se fasse pas trop attendre car nous savons les vignerons dans un état d’exaspération tel qu’un simple petit mot suffirait à les faire sortir de la légalité.

Il faut dire que le spectre de la misère hante à nouveau le vignoble ; comme toujours en pareilles circonstances, ventre affamé n’a pas d’oreilles. Voici en effet dix années que la vigne est pour le vigneron une bête à chagrin. Elle est malade, ravagée non seulement par le phylloxera, mais aussi par les attaques cryptogamiques et les insectes ! Depuis 1902, les récoltes sont presque toutes décevantes, sinon catastrophiques.

En 1903, la quantité est moyenne, mais irrégulière ; le vigneron Ciret note sur son calepin que beaucoup de pays dans la Marne ont été gelés ou grêlés... un orage survenu dans la vendange a occasionné une grande perte de raisins et nui à la qualité. L’année 1904 est pléthorique et excellente, mais la récolte dépasse de moitié les besoins du commerce et reste à la propriété ou est vendue à la ville avec une baisse désastreuse [3], alors que dans le même temps certains négociants s’approvisionnent ailleurs ! La situation s’améliore en 1905 et 1906, puis surviennent à nouveau, coup sur coup, quatre mauvaises récoltes, 1907, de petite qualité, 1908, avec un rendement de 10 hl à l’hectare, 1909, avec une pourriture généralisée, et 1910 où, dans la plupart des crus, il n’y a pas de vendanges12. Voici ce que dit de cette année terrible le Syndicat du commerce des vins de Champagne, dans son assemblée générale du 23 septembre 1910 : L’année s’achève dans un désastre encore plus étendu et plus complet qu’en 1908. Aucun fléau n’aura épargné notre malheureuse contrée : les inondations, les orages et la grêle, le mildew qui a sévi partout en attaques répétées, la pyrale et la cochylis.

Le Négoce fait beaucoup pour alléger dans la mesure de ses moyens financiers la peine des vignerons, tout en s’efforçant de maintenir le potentiel de ses sources d’approvisionnement. Dès 1908 le Syndicat du commerce avait procédé à des dons en nature et à des prêts à la Caisse régionale agricole. Ces efforts sont poursuivis ; plusieurs maisons de champagne consentent des avances très importantes à leurs livreurs de raisins et acceptent de cautionner leurs emprunts13. Il ne s’agit toutefois que de palliatifs, insuffisants à eux seuls pour apporter la prospérité au vignoble. Dans certaines localités, plus des deux tiers des terres sont hypothéquées. Déjà en 1907, on lisait dans l’Illustration les lignes suivantes : Les vignerons de la Marne sont malheureux, réellement ; les frais d’entretien de la vigne ont été croissants, il s’en faut que les prix de vente aient suivi une même progression. On en déduit sans peine combien leur sort peut être pitoyable en 1911. C’est dur à vivre, fait dire Pierre Hamp à un vigneron dans La Peine des hommes. Les petits vont d’abord gagner cent sous chez le gros qui n’a jamais assez de monde pour sulfater vite ; pendant ce temps, le mildiou avance dans leurs lopins.

Certes, la misère est mauvaise conseillère, mais des personnages aux idées subversives se chargent d’attiser le mécontentement des vignerons. Après René Lamarre, dont les élucubrations sont encore dans l’air, des esprits aventureux se révèlent, comme les frères Moreau, affiliés à une fédération anarchiste, qui avaient essayé en 1906 de créer un syndicat commercial, à ne pas confondre, écrivaient-ils, avec les unions ou soi-disants syndicats qui n’ont jamais existé jusqu’à ce jour. Des éléments douteux viennent de Paris, dans un but apparemment révolutionnaire, répandant à profusion des tracts, se signalant par la violence de leurs attaques contre le Négoce. On y parle de l’implacable férocité des tyrans qui vont entendre résonner lugubrement le rugissement furieux de leurs innombrables victimes ! Les journaux anarchistes font chorus, en particulier l’Observateur, dont le numéro du 1er février 1911 est presque exclusivement consacré à la fraude en Champagne. Le drapeau rouge et le chant de l’Internationale joueront parfois leur rôle dans les manifestations vigneronnes qui vont bientôt avoir lieu, mais sans que les vignerons leur donnent un sens révolutionnaire. Ils les considèrent comme le symbole des opprimés et de leurs revendications économiques. Y a-t-il eu complot, politique ou anarchiste, visant à fomenter des troubles en Champagne ? On en a parlé, mais la justice de l’époque a répondu par la négative, après avoir fait comparaître des agitateurs mêlés aux événements. De toute manière, les esprits étaient suffisamment échauffés pour rendre superflue l’intervention d’activistes politiques.

Il faut parler aussi de l’ahurissant Bolo, qui se fait appeler Bolo-Pacha, espion, bigame, menant grand train à Paris. De bonne famille marseillaise, il avait été fait pacha par le khédive d’Égypte. Il a ses entrées dans tous les milieux politiques et, comme l’écrit Jean Nollevalle, les vignerons ne peuvent pas ne pas être trompés par ce bourgeois magnifique et séducteur, aux relations les plus flatteuses [4]. Il sera fusillé en 1918 pour intelligence avec l’ennemi, mais en attendant il intervient en Champagne en 1911, s’en prétendant le sauveur, au titre de président de la Confédération générale agricole pour la défense des produits purs, qu’il avait créée par philanthropie et à laquelle adhérait la Fédération.

Le 16 octobre 1910, a lieu à Épernay un meeting de protestation organisé par la Fédération. Cette importante manifestation, groupant 10 000 vignerons, se déroule dans le calme, mais dans un climat tendu car, comme l’écrit Jean Nollevalle, il n’est pas une autorité qui, à ce moment, ne se souvienne des émeutes du Midi en 1907. La Fédération remercie les vignerons de leur sang-froid par une communication se terminant par : À bas la fraude ! Vive la Champagne viticole délimitée, alors que l’ordre du jour comportait seulement : À bas la fraude ! Vive la Champagne viticole ! Il semble donc qu’il y ait eu prise de conscience au cours de la réunion. Et, bientôt, naît l’agitation.

Le 4 novembre, dans plusieurs communes du vignoble, on décide la grève de l’impôt. Pendant deux mois et demi des incidents se succèdent sans grande gravité, les vignerons s’en prenant aux transports de vins étrangers, perçant quelques fûts en gare ou dans les celliers, cassant quelques vitres. Mais l’énervement grandit, et à chaque fois on bat le rappel du vignoble, avec tocsin, sonneries de clairon, tir de fusées paragrêles. Le 17 janvier 1911, à Damery, le chargement d’un camion est jeté à la Marne et les caves et celliers d’un négociant fraudeur sont mis à sac tandis que le drapeau rouge flotte sur la mairie. Un incident analogue se produit le lendemain à Hautvillers et le surlendemain le vignoble de la vallée de la Marne est en état de siège. Le 31e régiment de dragons, en garnison à Épernay, et des éléments de renfort de quatre autres régiments interdisent les accès d’Épernay et, montant la garde à la gare et chez des négociants, se répartissent entre Damery, Venteuil, Lumières, Ay et Hautvillers. Le 20 janvier, le préfet, accompagné de l’inévitable Bolo, harangue 2000 vignerons à Venteuil et leur demande de cesser leurs déprédations, s’engageant en échange à obtenir l’arrêt des transports de vins étrangers. Pendant quinze jours les négociations continuent sur ce thème, sans incidents, entre l’autorité préfectorale, les négociants et les vignerons.

Le Parlement adopte enfin les mesures complémentaires en votant la Loi du 10 février 1911. Elle impose l’obligation d’apposer le mot champagne sur les étiquettes, bouchons et emballages, et la mention Vin déclaré originaire de la Champagne viticole sur les titres de circulation relatifs à tout vin qui en est issu. Elle stipule que pour bénéficier de la dénomination Champagne, les vins mousseux devront être produits exclusivement avec des raisins et des vins provenant de la zone délimitée. Ils devront en outre y avoir été entièrement manipulés et être entreposés dans des magasins séparés de tout autre local contenant des vendanges ou des vins étrangers à la région. Cette loi est une grande victoire remportée sur la fraude par les Marnais, qui pavoisent, acclament la Fédération, Bolo et... les soldats, qui rentrent dans leurs casernements.

Hélas ! il faut bientôt déchanter car ces mesures mécontentent les Aubois qu’elles privent de toute possibilité de vendre leurs récoltes aux négociants de la Champagne délimitée. Ils vont donc tout faire pour en empêcher l’application, aidés par leurs parlementaires et par des négociants fraudeurs qui ont constitué un Syndicat de défense des négociants en vins de Champagne et autres, en cercles et en bouteilles et fondé un journal virulent, La Champagne commerciale, qui s’en prend à la délimitation et attaque le grand commerce. Inquiets de cette remise en cause de résultats si péniblement acquis, excédés, les vignerons se préparent à agir. On placarde à Cumières une affiche où on peut lire : Vignerons de la Marne, l’heure est grave ! Les intérêts de notre beau vignoble vont être impitoyablement sacrifiés. Avant de périr, nous saurons faire notre devoir. Nous connaissons ceux qui sont la cause de tout le mal. Contre ces misérables fraudeurs, soyons tous debout.
Le 11 avril 1911, télégraphiée de Paris, éclate une nouvelle qui va mettre le feu aux poudres. Il s’agit d’une motion du Sénat, votée le jour même, exprimant sa confiance au gouvernement pour déposer le plus tôt possible un projet de loi assurant la répression de la fraude sans maintenir les délimitations territoriales qui sèment la division entre les Français. Immédiatement, le vignoble passe à l’action. Dans la nuit, on saccage des celliers et immeubles de négociants fraudeurs, ou supposés tels, à Damery, à Dizy et à Ay.
Au petit jour, les troupes se mettent en place, rien moins cette fois-ci qu’une brigade de cavalerie, sous le commandement d’un général.
Le 12 avril, face à 5 à 6 000 vignerons venus de 51 communes viticoles, Ay est tenu par quatre escadrons de chasseurs et dragons, soit environ 600 cavaliers. Vers 13 heures, se heurtant à des barrages de troupe, une colonne de 2 000 émeutiers se dirige vers la seule issue qui lui reste pour pénétrer dans Ay, le boulevard du Nord, qui longe le coteau et où se trouvent plusieurs maisons de champagne importantes14. Les assaillants sont résolus ; parmi eux, on compte beaucoup de femmes, encore plus acharnées que les hommes, et aussi des éléments douteux étrangers au vignoble. Ils sont bientôt maîtres d’une partie du boulevard et saccagent plusieurs établissements. Toujours à cheval, bombardés de projectiles divers depuis le haut des murs de soutènement, les militaires sont impuissants contre le déferlement de la violence. Au lieu de renforcer la troupe, on en réduit encore les effectifs en envoyant un escadron à Mareuil-sur-Ay, pourtant relativement calme, à la demande de M. de Montebello, député-maire. Débordés de toutes parts, observant les ordres qui sont de ne pas tirer, les cavaliers doivent mettre sabre au clair pour se dégager, laissant le champ libre aux émeutiers qui incendient les maisons Ayala et Bissinger qui pourtant ne font partie en aucune manière du négoce fraudeur. Ainsi que l’écrit Jean Nollevalle, avant ces excès, l’émeute était populaire. Après le sac de ces deux maisons, à qui personne n’avait rien à reprocher, elle fit horreur. Le boulevard du Nord présente un spectacle de désolation. Le Réveil de la Marne écrit : Il ne reste plus que des murs calcinés et noircis ; des chais, des magasins, on ne voit glus que la carcasse et quelques poutres de fer tordues. À l’intérieur de ces magasins, des morceaux de verre brisé, d’étiquettes, de caisses à demi consumées, des tonneaux défoncés, démontrent l’acharnement des incendiaires et des pillards.
Ce même 12 avril, un autre groupe d’émeutiers se dirige sur Épernay en chantant la Champenoise, dont l’air est celui de l’Internationale. Ce sont des vignerons de Moussy et des communes environnantes, moins nombreux que ceux d’Ay, mais aussi excités. Au passage, ils ont saccagé à Pierry l’établissement d’un négociant. En arrivant à Épernay, au début de l’après-midi, ils font de même chez un transporteur et chez un fraudeur notoire. Le préfet de la Marne, qui est sur place, tient avant tout à protéger Épernay, ce qui a d’ailleurs privé les cavaliers d’Ay de renforts qui leur auraient été bien nécessaires. Il dispose donc de forces militaires importantes, six escadrons de cavalerie, trois compagnies et deux sections d’infanterie, le tout sous le commandement du général Abonneau. La foule des vignerons a gagné le centre d’Épernay lorsque la troupe reçoit l’ordre de les disperser. Dragons et chasseurs, appuyés par les fantassins, dégagent les places et les rues. À 17 heures 30, l’armée est maîtresse de la situation, sans que l’on ait eu à déplorer des incidents aussi graves qu’à Ay.

Les 13 et 14 avril, ce sont les derniers soubresauts de l’agitation : des barricades à Venteuil, quelques destructions autour d’Épernay et à Trépail, une alerte à Vertus. Le 15, la révolte est matée, et pour être sûr qu’elle ne reprenne pas, le vignoble est occupé jusqu’aux vendanges par 40 000 hommes de troupe, répartis en sept secteurs commandés chacun par un colonel !


Les dégâts sont importants, certes, si on les considère au niveau local, mais à l’échelle du vignoble leur ampleur apparaît comme assez modeste. C’est miracle que l’on n’ait pas eu à déplorer durant les émeutes des morts ou même des blessés graves. Mais l’autorité a eu peur, et la répression est d’autant plus sévère. Les arrestations sont nombreuses, les condamnations très lourdes, surtout, toutes proportions gardées, pour les petits délits [5]. Par contre, les meneurs, ou réputés tels, et les incendiaires sont jugés plus équitablement en août 1911 par la cour d’assises de Douai qui, pour 46 comparutions, ne prononce que 7 condamnations. Quatre mois, il est vrai, ont passé depuis les faits et le procès ne se déroule pas en Champagne ; en outre, les grands négociants sont venus témoigner en faveur de plusieurs des représentants du Vignoble.
Ainsi aura pris fin une période de luttes, dont il faut déplorer les excès, mais qui a servi le champagne dans la recherche de son authenticité. En outre, le Vignoble y a trouvé une cohésion nouvelle, dont ont profité ses structures syndicales, et le Négoce en a tiré avantage dans la mesure où les revendications des vignerons lui ont permis de se débarrasser plus facilement des fraudeurs, brebis galeuses qui le déshonoraient. Les responsables de l’une et l’autre profession, dans une estime réciproque, ont perçu la possibilité et la nécessité de travailler ensemble pour la défense de leurs intérêts communs.

L’AGITATION DANS LE VIGNOBLE AUBOIS

Une autre révolte vigneronne, cependant, a surgi dans l’Aube où, on l’a vu, les mesures complémentaires étaient en voie d’interdire les expéditions des vins locaux à destination des celliers des négociants fraudeurs de Reims, Épernay et autres lieux. L’Aube avait initialement demandé, lors de la préparation du Décret du 17 décembre 1908, à être incluse dans la délimitation de la Champagne viticole, en s’appuyant sur des raisons historiques et économiques.
Sous l’Ancien Régime, bien sûr, l’Aube c’était la basse Champagne, juxtaposée, sans lui être opposée, à la haute Champagne dont fait partie le territoire de l’actuel département de la Marne. Mais si la région de Bar-sur-Aube a toujours appartenu administrativement à la Champagne, celle de Bar-sur-Seine-Les Riceys n’était pas comprise dans la généralité de Champagne, étant d’ailleurs, du point de vue viticole, considérée en 1910 encore comme appartenant à la basse Bourgogne dont, écrivait Guyot, elle possède les cépages, les terrains et le climat [6]. Administrativement, en tout cas, le département de l’Aube, y compris ce qui est alors l’arrondissement de Bar-sur-Seine, a pour chef-lieu Troyes, la capitale historique des comtes de Champagne ; les Aubois peuvent donc, à bon droit, se dire champenois.
Il est vrai que les Marnais soutiennent que seuls leurs vins ont le droit de s’appeler champagne. Le 1er juin 1888, la Chambre syndicale du commerce des vins de Champagne écrit à la Revue des vins et liqueurs que les produits de tous les raisins qui n’ont pas été récoltés dans la Marne, qu’ils proviennent des vignes de l’Aube ou de tout autre département... sont considérés comme des vins étrangers à la Champagne, et ne sauraient dès lors légitimement en porter le nom. Mais il est vrai aussi, on le sait, que certaines maisons de commerce utilisent sans vergogne les vins de l’Aube pour les incorporer aux leurs, et c’est bien ce que dit tout nettement Eugène Maury, vers 1900, dans son ouvrage L’Ancien vignoble Bar-sur-Aubois : De nos jours, les négociants de Reims et d’Épernay viennent enlever les vins blancs de notre région pour fabriquer le champagne. Les Aubois font d’ailleurs remarquer que leurs vins se prêtent particulièrement bien à l’effervescence et que dans les années 1830, avant qu’ils n’approvisionnent les celliers de la Marne, ils étaient partiellement transformés sur place en mousseux de qualités.
Priver les vignerons aubois de la possibilité de vendre leurs vins dans la Marne, c’est leur mettre le couteau sous la gorge. S’ils ont autrefois fait avec les produits de leurs 20 000 hectares de vignes un commerce important avec la France entière, ils ne disposent plus, avec les 5 000 hectares qui leur restent, que de vins ne pouvant plus concurrencer ceux des vignobles plus méridionaux, pour les raisons qui ont amené le déclin des vins tranquilles du reste de la Champagne. Leur seul débouché possible, en dehors d’un marché allemand limité, est bien la participation à la production du champagne.
Les Aubois sont d’autant plus furieux d’être exclus de la délimitation viticole champenoise que le Décret du 17 décembre 1908 y a admis le vignoble de l’Aisne qui, historiquement et administrativement, ne peut se dire réellement champenois et que d’ailleurs le Marnais n’a jamais considéré comme tel (lorsque le phylloxera a atteint Tréloup, on a pu lire dans le Vigneron champenois qu’il n’était pas en Champagne). Selon les vignerons de l’Aube, le vin de l’Aisne est un infâme jus de Soissons, allusion aux haricots du Soissonnais.
À ces raisons profondes du malaise aubois s’ajoutent des causes occasionnelles, les mêmes que dans la Marne, phylloxera et reconstitution, encore que celle-ci soit presque terminée, maladies de la vigne, récolte inexistante en 1910, avec la misère qui en découle. Puisque la loi se refuse à les considérer comme champenois, les vignerons aubois, soutenus dans leur action par les négociants fraudeurs de la Marne, vont lutter contre le principe même de la délimitation qui les empêche de vendre les vins qu’ils attendent de la prochaine récolte.
Dès le début de 1911, en février et mars, le vignoble de l’Aube s’agite sous l’impulsion d’un certain Gaston Checq. Celui-ci, petit homme sec et énergique, crée en

février la Ligue de défense des vignerons de l’Aube. Elle supplante rapidement la Fédération des vignerons de l’Aube qui avait été mise sur pied à Bar-sur-Aube le 29 janvier lors d’une importante manifestation qui avait regroupé 1 500 vignerons, avec comme président d’honneur Paul Meunier et comme président actif Paul Caillot. On fait la grève de l’impôt, on manifeste, les conseils municipaux démissionnent ; dans le département 125 communes sont sans municipalité, dont la ville de Troyes.
Ayant appris le 15 mars que le président du Conseil avait déclaré que la délimitation est faite et bien faite, les vignerons défilent le 19 à Bar-sur-Aube et à Polisot derrière le drapeau rouge et chantent l’Hymne des vignerons champenois de l’Aube . À la fin de la manifestation de Bar-sur-Aube, on brûle les feuilles d’impôts dans des hottes de vendange, ainsi que les effigies du président du Conseil et de Léon Bourgeois, sénateur de la Marne. Ce n’est que grâce à Gaston Checq que le pire peut être évité. Le 27 mars, encore à Bar-sur-Aube, pavoisée de drapeaux rouges par les vignerons, mairie comprise, une manifestation houleuse oblige le sous-préfet à faire appel à la troupe, qui n’a cependant pas à intervenir.
Le 9 avril 1911, une manifestation de grande envergure a lieu à Troyes, où 5 à 7000 vignerons, venus par trains spéciaux de tous les coins de l’Aube, sont rejoints par les bataillons de fer formés par quelques centaines de leurs collègues venus à pied de Bar-sur-Seine et de Bar-sur-Aube. La devise de ces irréductibles est : Vaincre ou mourir. Parmi eux se trouvent des hommes de tous âges, parfois septuagénaires, et même quelques femmes. Les vignerons portent leur fousseux (binette) redressé en fer de lance, leur musette et leur baril. On a distribué à chacun un macaron rose avec ces mots : « Champenois nous fûmes, Champenois nous resterons, et ce sera comme ça ! » [7] . Le défilé de Troyes est grandiose, les organisations ouvrières locales y participant ; toute la population de la ville est dehors par cette belle journée du dimanche des Rameaux. La manifestation se déroule dans l’euphorie car on a appris que, trois jours plus tôt, la commission de l’Agriculture de la Chambre des députés a voté une motion en vue de l’intégration des vignobles de l’Aube dans la Champagne viticole. On a seulement à déplorer en fin de journée quelques incidents sans réelle gravité, la foule ayant cru à tort que Gaston Checq avait été arrêté.

La décision de remise en cause de la délimitation, origine des graves désordres survenus les 11 et 12 avril dans la Marne, aurait dû calmer les Aubois, mais il n’en est rien car ils restent méfiants, dans l’absence de précisions sur leur véritable sort. Des manifestations, frisant parfois l’émeute, se succèdent jusqu’en juin, et notamment à partir du début de ce mois lorsque l’on apprend que Paris s’oriente vers une solution de compromis qui ne satisfait absolument pas les vignerons, et selon laquelle le département de l’Aube bénéficierait d’une appellation particulière, Basse Champagne ou Champagne deuxième zone. Cette seconde appellation est finalement retenue parle Décret du 7 juin 1911. Elle s’applique aux arrondissements de Bar-sur-Aube et de Bar-sur-Seine, et aux cantons de Chavanges et de Villenauxe, mais aussi dans la Haute-Marne à l’arrondissement de Wassy, dans la Seine-et-Marne, aux communes de Nanteuil et de Citry (au nord-est de la Ferté-sous-Jouarre), et dans la Marne à l’arrondissement de Sainte-Menehould et aux communes de l’arrondissement de Vitry-le-François non comprises dans la région délimitée par le Décret du 17 décembre 1908.

Les Aubois avaient eu raison de se méfier. Le texte du décret ne leur permet pas de faire acheter leurs vins par les négociants de la Marne produisant sous l’appellation Champagne. Ils peuvent tout au plus vendre leur production sous l’appellation Champagne deuxième zone, qui doit être inscrite en toutes lettres sur l’étiquette. On peut donc tout craindre de la part des vignerons. Aussi les autorités font-elles appel encore une fois à l’armée qui, avec des renforts venus d’Auxonne et de Gray, parvient à maintenir l’ordre jusqu’aux vendanges. Celles-ci font diversion et c’est bientôt le retour au calme, d’ailleurs facilité par des initiatives du Parlement visant une fois encore à remettre en question la délimitation, devant les protestations soulevées dans diverses régions viticoles par les décisions prises. Un projet de loi est déposé le 30 juin 1911 ; mis en discussion en 1913 seulement, la guerre l’empêche de voir le jour et les vignerons vont avoir pendant de longues années d’autres soucis. Ainsi s’achève une période tumultueuse de l’histoire du vignoble champenois. De tournure plus impulsive dans la Marne, plus réfléchie dans l’Aube, elle reste très présente dans l’esprit des vignerons d’aujourd’hui.

Notes

[1Reims en 1907. Rapport du Congrès de Reims de l’Association française pour l’avancement des sciences -11 au 6 août 1907.

[2HAMP (Pierre). La Peine des hommes. Marée raîche. Vin de Champagne. Paris, 1913.

[3DERVIN (Abbé). Les Coopératives viticoles en Allemagne el en Champagne. Reims, 1907.

[4NOLLEVALLE (Jean). 1911. L’Agitation dans le Vignoble champenois. Épernay, 1961.

[5Jean Nollevalle cite des condamnations à plusieurs mois de prison ferme pour un vigneron ayant ramassé une bouteille de champagne et pour un caviste trouvé porteur de 27 boîtes d’allumettes, d’un mois à une gamine de 15 ans qui avait offert un verre de vin volé à un enfant de 12 ans, lui-même condamné à trois semaines de prison !

[6GUYOT (Dr Jules). Etude des Vignobles de France, pour servir à l’enseignement mutuel de la viticulture et de la vinification françaises, tome 111. Paris, 1868.

[7PROCUREUR (Jean-Pierre). Le Champagne à la Belle Epoque. Bruxelles, 1974.