Certes, depuis plus de 250 ans des millions de bouchons ont sauté sans aucun protocole et il en sera ainsi aussi longtemps que l’on boira du champagne. Ouvrir de la sorte la bouteille, c’est une expression de spontanéité dans l’allégresse qui a une valeur indiscutable pour créer une ambiance de fête, pour célébrer le succès. Après tout, la détonation fait partie des rites de la victoire et le bruit des bouchons de champagne qui sautent vaut bien celui d’une mousqueterie. Au réveillon de Noël, Musette réclame du champagne en disant : « J’aime ça, ça fait du bruit » [1].
Il était considéré comme normal au XVIIIe siècle de faire sauter le bouchon. On se souvient du Déjeuner d’huîtres où, délivré par le couteau de la ficelle qui le retenait, le bouchon jaillit et s’élève vers le plafond sous les regards amusés des buveurs. C’était l’époque ou le joyeux Panard écrivait [2] :
On se rappelle qu’au XIXe siècle, poètes et prosateurs faisaient encore sauter le bouchon. Mais dans les dîners officiels on s’en abstenait, et à partir du Second Empire on a même commencé à déboucher sans bruit en privé. Voici ce que l’on peut lire dans le Bréviaire du gastronome à ce propos : Les oreilles de nos dames sont devenues si sensibles qu’elles ne permettent plus le bruit du bouchon en leur présence. Gardons cet effet, si joyeux autrefois pour nos pères, et ne débouchons plus qu’entre amis intimes et braves.
De nos jours, il est devenu incongru de faire sauter les bouchons dans les réunions officielles et mondaines ou dans les restaurants et établissements publics, et les vrais amateurs ont définitivement opté pour l’ouverture silencieuse de la bouteille. Il y a à cela plusieurs avantages.
Avec le départ soudain du bouchon, comme le remarque Alexis Lichine, la pression baisse trop brusquement en dissipant une part des bulles qu’on a pris tant de soin et tant d’années à mettre en réserve dans le vin [3] . De plus, on risque de perdre une quantité appréciable d’un vin de grande qualité et relativement onéreux, quantité qui peut devenir considérable si la bouteille a été secouée ou insuffisamment refroidie. On doit ajouter que, lorsqu’il saute, le bouchon peut être dangereux car il quitte la bouteille à une vitesse de 13 mètres/seconde. À un mètre de distance, il est susceptible d’atteindre à 40 kilomètres à l’heure, en moins de 1/10 de seconde, un œil qui a justement besoin de 1/10 de seconde pour se fermer. Les accidents sont rares, mais on en connaît.
Que penser de l’ouverture de la bouteille de champagne au sabre ? C’est un usage qui est traditionnel dans plusieurs armées du monde, et particulièrement dans les régiments de cavalerie. L’opération est assez simple. D’une main, on tient la bouteille par le corps, la paume en dessous, et de l’autre on fait glisser d’un coup sec la lame du sabre, à plat, sur la partie supérieure du fût le côté non tranchant faisant face au goulot. Le sabre vient ainsi heurter la bague de la bouteille qui, en raison de particularités de fabrication, se sépare en entraînant le muselet et le bouchon. La cassure est parfaitement nette et il n’y a aucune chute d’éclats de verre dans le champagne. Sabrer le champagne est inoffensif pour celui-ci, mais pas obligatoirement pour les spectateurs si l’opérateur est maladroit. Davantage encore qu’avec le saut du bouchon on risque de perdre mousse, pression et vin, et c’est pourquoi il vaut mieux, pour cette opération, que la bouteille soit glacée.
Il est préférable de déboucher en douceur, ce qui procure le plaisir délicat d’entendre le murmure de satisfaction du vin, tellement heureux de s’échapper d’une bouteille où il est resté si longtemps, ce léger bruit que certains appellent le soupir érotique du champagne. Et surtout, c’est la seule façon de conserver à celui-ci l’intégralité de ses qualités physiques et organoleptiques, tout en créant l’atmosphère de recueillement propre à sa dégustation. Comme l’écrit joliment Pamela Vandyke Price, c’est une affaire gracieuse, agréable à l’œil et finalement bénéfique au palais [4].
On pourrait ajouter qu’il s’agit d’un rituel, dont les règles, si elles sont scrupuleusement observées, réjouissent les initiés et ne laissent pas indifférents les profanes. Il convient tout d’abord de s’assurer que tout est prêt pour le sacrifice : la bouteille, dûment rafraîchie dans son seau ou son étui isolant, un verre à portée de la main, une serviette propre, une pince et un tire-bouchon destinés aux bouchons rebelles, la pince la plus commode étant la pince de sommelier, ou mieux encore la pince à champagne, plus épaisse et qui épouse toute la partie libre du bouchon.
Ensuite, on entreprend de déboucher la bouteille. Or, dit Feuerheerd, quelque chose d’aussi simple qu’enlever le bouchon d’une bouteille de champagne est souvent très mal fait [5]. Pour éviter que la mousse ne se développe exagérément à l’ouverture, toutes les opérations doivent se faire sans secouer la bouteille, en la tenant par le corps et non par le goulot, dans lequel le liquide se réchaufferait. Si la bouteille est à la température convenable de service, l’affaire ne devrait pas présenter de problème autre celui que peut poser le bouchon. Voici les règles de l’ouverture de la bouteille de champagne telles qu’elles sont en usage dans la sommellerie, étant entendu qu’à domicile le particulier en observera celles qui lui paraîtront nécessaires.
1. Sortir la bouteille de son réceptacle. Si elle était dans le seau champagne, l’essuyer avec la serviette (celle-ci pourra être utilisée ensuite pour les opérations du débouchage mais ce n’est pas indispensable). La renverser sans brusquerie sur elle-même une ou deux fois pour mélanger le liquide dûment rafraîchi avec celui qui, dans le lot, ne l’a pas été autant ; faute de pratiquer cette opération, ce qui est versé dans le premier verre n’est pas assez froid, or c’est justement celui du client, qui doit juger si le champagne est servi convenablement.
2. Présenter la bouteille au client. La poser sur la table de service ou la conserver dans une main (on peut la remettre dans le seau pour le débouchage, mais c’est moins pratique et il faudra essuyer une seconde fois la bouteille).
3. Dégager l’œillet du muselet et le détordre ; séparer légèrement les branches du muselet. L’œillet (boucle) est parfois apparent, ou tout au moins visible par le renflement qu’il forme sous l’étain. Sinon, il faut palper le goulot pour le sentir sous le doigt. Si l’habillage est trop épais pour qu’il puisse être décelé, il faut en enlever à l’ongle des morceaux successifs jusqu’à ce qu’il ait été découvert. C’est le seul cas dans lequel on peut être amené à « déshabiller » la partie supérieure la bouteille. On considère que le faire systématiquement est une perte de temps et que l’opération est inesthétique. Normalement, l’œillet se détord dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre, mais pour quelques marques, c’est l’inverse ; il faut donc se méfier.
4. En essayant de faire imperceptiblement tourner le bouchon encore partiellement maintenu par le muselet, vérifier s’il est fortement fixé dans le goulot, ce qui est généralement le cas pour un bouchon resté peu de temps dans la bouteille, ou s’il risque au contraire de s’échapper dès qu’il sera libéré du muselet, comme cela arrive, par exemple, avec un bouchon cheville.
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5. Si le bouchon est solidement rivé au goulot, finir de séparer les branches du muselet et l’enlever en même temps que la partie de l’habillage qui le recouvre, d’un seul mouvement, en se servant de ses doigts comme d’un crochet pour décalotter le fil de fer ; placer aussitôt un pouce sur le bouchon, par mesure de sécurité. Si le bouchon est jugé prêt à partir, afin d’éviter d’être surpris en flagrant délit de manœuvre on enlèvera d’un seul coup le muselet (avec son habillage) et le bouchon, en suivant les préceptes des paragraphes ci-dessous.
6. Saisir le corps de la bouteille avec une main, en l’inclinant de 30 à 45° afin de faciliter le débouchage en évitant la sortie de la mousse à l’ouverture, mais en prenant bien garde de ne pas diriger la bouteille vers un des assistants, qui pourrait être atteint en cas de départ intempestif du bouchon. Tenir en même temps le bouchon de l’autre main en le logeant dans le pli du pouce que l’on a placé par-dessus, l’index entourant la partie libre du bouchon et les autres doigts accrochés autour du col de la bouteille.
7. Tourner la bouteille pour en séparer sans bruit le bouchon, en balançant légèrement si nécessaire celui-ci avec le pouce et l’index, les trois autres doigts prenant toujours appui sur le col de la bouteille, et en laissant progressivement fuser le gaz jusqu’à ouverture complète. Si nécessaire, pour avoir davantage de force, on peut appliquer la main qui tourne la bouteille sous le culot de celle-ci. Si le bouchon résiste, l’ébranler avec la pince et terminer le débouchage à la main.
8. Essuyer le goulot avec la serviette ou avec le miroir du bouchon, tout en faisant faire lentement une rotation à la bouteille, toujours inclinée, si la mousse a tendance à sortir seule. Sentir le bouchon pour déceler d’éventuelles mauvaises odeurs.
9. Verser le tiers d’un verre à la personne qui a commandé le champagne pour qu’elle puisse s’assurer que la température et la qualité du vin sont convenables ; dans un service collectif on vérifiera soi-même l’état du vin.
Cette méthode de débouchage est la seule qui assure le parfait contrôle du bouchon, grâce à la mobilité du pouce et à la fixité de la main, avantage que n’a pas celle qui consiste à coiffer le bouchon de la paume de la main et qui est pratiquée trop souvent. Tourner le bouchon au lieu de la bouteille est absolument déconseillé. On a moins de force qu’avec la large prise du corps de la bouteille, on contrôle moins bien l’ouverture et on risque de casser le bouchon.
On peut utiliser systématiquement la pince pour dégager le bouchon, en finissant le débouchage à la main ; c’est ce qui se fait couramment quand on a de nombreuses bouteilles à déboucher. Dans les cas désespérés, on peut tremper pendant deux minutes le haut du goulot dans de l’eau chaude, toujours en maintenant le pouce sur le bouchon. Cette méthode peut être utilisée si le bouchon a cassé, mais dans cette éventualité on peut aussi se servir d’un tire-bouchon, dont il existe des modèles spéciaux permettant de le retirer avec toute la discrétion possible, la seule précaution à prendre étant d’entourer d’une serviette le goulot, pour le cas, extrêmement improbable, où celui-ci viendrait à se briser.
[1] MURGER (Henry). Scènes de la Vie de Bohème. Paris, 1905.
[2] PANARD (ou PANNARD). Théâtre et oeuvres diverses. Paris, 1763.
[3] LICHINE (Alexis). Encyclopédie des vins et des alcools de tous les pays. Paris, 1980.
[4] VANDYKE PRICE (Pamela). Guide Io the wines of Champagne. Londres, 1979.
[5] FEUERHEERD (H.L.). The Gentleman’s Cellar and Buller’s Guide. Londres, 1889.