Il est évident qu’à l’étranger on est moins familiarisé avec le champagne qui, dans certains pays, est une rareté. Mais parce qu’il symbolise le raffinement et l’élégance de sa patrie d’origine, il se boit dans le monde entier, partout où il n’est pas interdit de séjour, car il est, comme l’écrit Bazin, le vin français entre tous, source de gaieté, gage d’accord et d’harmonie, dont l’explosion joyeuse salue tous les événements heureux, et donne pour un moment à qui le boit les qualités de l’esprit gaulois et de la finesse champenoise [1]. On le trouve dans un campement de brousse au Cameroun et dans une rest-house au bord de la rivière Kwaï, aussi bien qu’à la Maison-Blanche où, écrivait dans le Figaro du 10 septembre 1979 Michel Piot, les vins offerts à la table du président des Etats-Unis sont toujours originaires de Californie à exception du champagne, lequel bien sûr ne peut provenir que de la province française du même nom.
Il y a un siècle déjà, Vizetelly, en signalant combien le champagne était populaire aux Indes britanniques, notait que partout où l’homme civilisé du XIXe siècle avait mis pied, il avait laissé des traces de sa présence sous forme de bouteilles de champagne vides [2]. Aux fêtes de Persépolis, commémorant en 1971 le 2500e anniversaire de la fondation de l’Empire perse par Cyrus le Grand, alors que les invités avaient le choix entre les plus grands vins de France et le champagne, c’est principalement ce dernier qui a été demandé aux sommeliers. Et pourtant les hôtes du shah faisaient partie des privilégiés pour lesquels le champagne est si habituel que pour se singulariser Sir Basil Zaharoff, marchand d’armes multimillionnaire de l’entre-deux-guerres, s’abstenait d’en boire, ce qui faisait dire à Maurice de Waleffe qu’il s’agissait d’un riche misanthrope [3]
.Depuis longtemps déjà, le champagne a commencé à se répandre progressivement dans toutes les couches de la société. Il n’est plus réservé à une élite fortunée ; des concierges, des chauffeurs de taxi, peuvent être de véritables connaisseurs. Il est même, on l’a vu, entré dans la langue verte sous le nom de champe, et de rouille de champe pour la bouteille, tandis que de l’autre côté de la Manche on l’appelle familièrement le bubbly. Sachant que les grands de ce monde honorent le champagne, on a souvent dans les milieux plus modestes de la société le sentiment de partager un peu de leur fortune en accédant aux joies du plus aristocratique des vins. Il s’agit donc moins d’une démocratisation que d’un mouvement inverse poussant de nouvelles couches sociales, au fur et à mesure de l’élévation de leur niveau de vie, à rejoindre les privilégiés et à partager avec eux les joies dont le champagne est prodigue. Et c’est fort bien ainsi car le bonheur de vivre n’est pas l’apanage d’une classe, il doit pouvoir être goûté par tous.
Il est des milieux professionnels parmi lesquels se trouvent en grand nombre des fidèles du champagne, à la fois gros consommateurs et excellents connaisseurs. Les financiers sont sans doute au premier rang, et il se boit beaucoup de champagne dans les bars qui avoisinent les bourses de Paris, Londres, Francfort et Zurich, et autour de Wall Street. Il faut citer ensuite les représentants des professions libérales, notamment les docteurs, les avocats, les architectes, ainsi que les auteurs littéraires, et tous les artistes qui n’ont pas le snobisme du gros rouge. On en a vu des exemples dans l’histoire du champagne et on en trouvera d’autres au ultérieurement.
Il est vrai que le champagne a l’avantage de ne jamais obscurcir le cerveau mais, bien au contraire, d’activer l’imagination, et c’est pourquoi il est omniprésent dans les milieux du spectacle. Au XVIIIe siècle, Gœthe précisait déjà que pour la troupe de Wilhelm Meister un certain baron savait aussi faire servir d’extra aux acteurs mainte bouteille de champagne [4]. La Tarquini, célèbre chanteuse de l’Opéra-Comique des années 1890 écrivait : Champagne ! avant de chanter tu me donnes du coeur ; pendant que je chante, tu soutiens ma verve ; après que j’ai chanté, je te porte un toast [5] ! Dans Colombe, Jean Anouilh faisait dire à Madame Alexandra, monstre sacré de la tragédie : « Je ne vivais que de champagne et d’art à cette époque. » Marlène Dietrich s’assurait par contrat le champagne à discrétion pendant le tournage de ses films et Marylin Monrœ dans les années 1960, selon son biographe George Barris, ne buvait que cela ; elle le respirait le nez dans le verre, comme si c’était de l’oxygène (Le Figaro Magazine, 28 juin 1982). Sacha Guitry avait toujours une bouteille au frais dans la voiture dont il se servait lorsqu’il réalisait En descendant les Champs-Elysées. Après Maurice Chevalier, déjà cité, Brigitte Bardot, Johnny Halliday, Julio Iglesias, qui ne résiste ni au champagne ni aux femmes, et tant d’autres sont des buveurs de champagne, dont ce qu’il est convenu d’appeler le show business fait une énorme consommation.
Dans A History of champagne, Vizetelly a écrit que les militaires ont toujours aimé le champagne. On pourrait préciser le bon champagne ; en 1862, le mess des officiers du 1er régiment de cuirassiers de la Garde impériale figurait sur les livres de comptes de Ruinart. Comme au XIXe siècle, les armées françaises et étrangères en sont de fervents adeptes. En 1983, les troupes interalliées stationnées en Allemagne en ont acheté, on l’a vu, près de 300 000 bouteilles. En France, dans les mess des trois armées, toutes les occasions sont bonnes pour déboucher la bouteille de champagne. L’armée de l’air en a pris l’habitude durant la première guerre mondiale, lorsque chaque victoire aérienne était « arrosée » dès le retour du pilote à sa base. La marine n’est pas en reste. On embarque beaucoup de champagne sur la Jeanne-d’Arc, le navire-école, lors de son départ en croisière, et les midships en font le meilleur usage dans leurs escales à travers le monde.
Quant à l’armée de terre, elle se distingue surtout par ses cavaliers. Bien qu’ayant troqué leurs chevaux contre des chars et des automitrailleuses, ils lèvent toujours leur verre de champagne pour le toast traditionnel : À nos chevaux, à nos femmes et à ceux qui les montent ! Et par Saint-Georges, vive la cavalerie ! Les grands sabreurs de l’Empire, les Murat, les Junot, les Lasalle étaient, on l’a vu, d’intrépides buveurs. L’officier d’aujourd’hui est beaucoup plus sobre mais c’est toujours au champagne que se célèbrent les promotions. Dans certains régiments de cavalerie une épreuve était imposée dans les années 1900 : il fallait en trois heures parcourir trente kilomètres avec trois chevaux montés successivement, offrir ses... hommages à trois dames et boire trois bouteilles de champagne. Il en était de même dans quelques unités britanniques, avec la difficulté supplémentaire que la distance à parcourir était de trente miles, soit environ quarante-huit kilomètres. C’est de cette époque que datent les cuvées réservées. Celles des régiments de cavalerie, en garnison en Champagne, étaient toujours de la meilleure qualité, de même que, bien entendu, celles des mess d’officiers britanniques.
Le champagne est le bienvenu dans un autre milieu, qui comporte à la fois des professionnels et des amateurs, celui du sport, auquel s’apparentaient d’ailleurs les cavaliers qui triomphaient de l’épreuve dont il vient d’être fait mention ! Le champagne peut en effet être un précieux auxiliaire pour le sportif ; par le réconfort qu’il lui apporte, il l’aide à se persuader qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer. L’un et l’autre entretiennent dans la pratique les meilleures relations, bien qu’en principe le sport et l’alcool fassent mauvais ménage ! Et lorsque le champagne ne participe pas à l’exploit, il est là en tout cas pour le célébrer. On a pu lire dans la presse, en 1981, que Gérard d’Aboville, le rameur solitaire de l’Atlantique, après n’avoir bu que de l’eau pendant près de soixante-douze jours, a sablé le champagne de la victoire.
Pour se maintenir en forme, certains coureurs cyclistes du Tour de France font plus volontiers appel au champagne qu’à leur masseur. Jacques Anquetil en buvait beaucoup. Bernard Hinault l’avait particulièrement apprécié lors du départ d’une étape donné à Épernay. En 1976 le Belge Martens en buvait chaque soir une bouteille et en 1980 le Hollandais Zoetemelk en avait emporté plusieurs dans ses bagages. Les coureurs automobiles, les joueurs de football, les grands joueurs de tennis boivent presque tous beaucoup de champagne et on peut en dire autant de la plupart des autres sportifs professionnels.
Les jockeys ne font pas exception et Yves Saint-Martin, aux multiples cravaches d’or, n’a jamais fait mystère de son goût pour le champagne. Il est vrai que celui-ci, on l’a souvent constaté, a toujours été associé de très près aux milieux hippiques. Dans Les Curiosités de Paris, à propos du Grand 6 de la Maison Dorée, Henri Boutet a écrit : De cette fenêtre historique dans le monde de la noce, le comte Delamarre, un soir de Grand Prix, avait vidé le champagne, à plein goulot, sur la tête du monde des courses qui acclamait la victoire de son cheval.
En Grande-Bretagne, Winston Churchill avait donné le nom de Pol Roger à un de ses chevaux. Comme il se doit, avec le double parrainage de l’invincible Premier britannique et du champagne, le plus prestigieux des vins, Pol Roger a gagné quatre courses, dont le Black Prince Stakes Handicap à Kempton. Au début du siècle déjà, Alfred Simon, agent de Moët & Chandon pour la Grande-Bretagne, propriétaire de deux chevaux de course, les avait baptisés l’un Moët et l’autre Chandon. Chacun des deux gagna une course importante en 1908, ce qui permit à leur propriétaire d’offrir son champagne sur le champ de courses pour célébrer leur victoire.
À Chantilly, lors des prix du Jockey-Club et de Diane, le champagne se boit traditionnellement au pesage, et à Epsom et Ascot on lunche toujours au champagne les bouteilles et les verres, au lieu d’être comme autrefois posés sur le toit des coaches, le sont sur les capots des Rolls-Royces.
Le vin pétillant de la Champagne est particulièrement apprécié des sportifs amateurs, qu’il rafraîchit sans alourdir, après une descente à ski, un « jogging », le cross du Figaro, un set de tennis, une régate, un plongeon dans la piscine où flotte sur l’eau accueillante un plateau muni d’alvéoles contenant seau à champagne et verres ad hoc, un match de polo, un parcours de concours hippique dont la coupe servira à boire le champagne de la victoire, sans oublier le coup de l’étrier qui stimule le cavalier lorsqu’il monte en selle.
Le champagne est tout à fait à sa place à la chasse il restaure les forces des nemrods tout en ravivant les sentiments d’amitié qui les unissent. Pour la halte de chasse, écrit Brillat-Savarin, on n’a point oublié le champagne fougueux qui s’agite sous la main de la beauté [6], et aux chasses champenoises chacun apporte dans le coffre de sa voiture sa veuve ou ses veuves, que l’on débouche au déjeuner et aux haltes. Un bon dîner de chasseurs se doit d’être arrosé de champagne. Voici ce que disait à ce propos le Code gourmand : Vos convives éprouveront les effets de la fatigue, plus d’un chasseur s’endort au dessert ; si alors votre caveau referme quelques bouteilles de champagne, l’heure est venue de les faire vider chacun se réveillera - pour un moment.
Pour le pêcheur, également, le champagne est une agréable compagnie. S’il est peu fréquent d’en voir une bouteille à côté du tabouret de celui qui se contente de taquiner le goujon, encore que cela arrive, il a sa place attitrée sur les bateaux des pêcheurs au gros. Dos Passos raconte dans La Belle Vie que dans les années 1920, pour la pêche au tarpon qu’il pratiquait à Key West avec Hemingway, celui-ci avait apporté quelques bouteilles de champagne qu’il avait posées sur la glace destinée à garder les mulets au frais dans le seau à appâts, précisant que la règle interdisait de boire avant que quelqu’un ait une prise.
Si le champagne est si apprécié à la chasse et à la pêche, c’est aussi parce qu’il voyage relativement facilement, comme on l’a déjà noté. D’où également son utilité dans les sorties champêtres, où l’eau courante d’un ruisseau pourra remplacer le seau à champagne. Partout son humeur riante est égale ; sûr de lui, de ses vertus profondes, il reste même dans le cristal comme dans le gobelet des pique-niques [7]. Et pour les parties sur l’eau son agrément reste le même, ce qui faisait écrire à Paul Poiret, à propos on bateau : Cold-Cream que le champagne arrose / Devient le dernier cockpit où l’on cause [8].
Avec le champagne, on se désaltère et on fait des heureux. C’est ainsi que l’entendait le jeune Russe dont le marquis de Custine raconte ainsi l’histoire : Il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire, un grand baquet, plein de bouteilles de vin de Champagne, frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route ; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un des adjudants, qu’il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois et le jeune fou prodiguait parfois aux assistants le vin des adieux, vin précieux car c’était du meilleur vin de Champagne qu’on pût trouver à Moscou. Dans ses mains, deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons. Il buvait l’une et offrait l’autre au premier venu [9].
Quel est donc le secret de ce breuvage qui accompagne les humains dans toutes les circonstances importantes et joyeuses de leur vie, et dont les bulles éphémères les captivent comme la lumière, le soir, attire les phalènes. C’est à la fois une image et un grand vin, il faut toujours le rappeler. Comme lui cependant, remarque Georges Prade, dans le Pomponne de 1980, dans la transparence du cristal les premiers crus bordelais, les grands crus bourguignons, les vieilles fines sont autant de seigneurs ; pourtant ils ne prétendent pas faire figure de symbole. Or c’est bien d’un symbole universel qu’il s’agit, celui du bonheur.
Pétillant de gaieté, le champagne est le Vin de la joie et du bonheur, l’animateur indispensable des célébrations heureuses, des fêtes du cœur et de l’esprit dont il est, a dit Marcel Jouhandeau, le couronnement naturel. Par lui se crée tout un monde d’émotions douces ou vibrantes, de rêves et de fastes, de charme et de fantaisie. Il parle aussi aux sens et il a valeur de rite et de spectacle. On dirait, écrit Guy Magnin, que la bouteille de champagne possède un véritable pouvoir magique puisque sa seule apparition dans une pièce, sur une table, sur un buffet dressé, dans un seau à glace, nous met « en condition » et nous prédispose à la joie [10].
La bouteille de champagne n’est jamais débouchée dans l’indifférence, comme ce peut être le cas pour d’autres vins. Petits et grands ont leurs regards fixés sur elle, dans une attente qui va d’un certain recueillement à une émoustillante impatience. L’odorat et le goût se délecteront des arômes délicats et de la saveur piquante du vin, mais déjà la vue s’émerveille de l’habillage somptueusement coloré de la bouteille, comme elle le fera de la teinte d’or pâle du liquide, de la blanche coulée de mousse, du feu d’artifice des bulles, de leur mouvement perpétuel et ascensionnel qui stimule l’imagination. Quant à l’ouïe, elle s’émeut du bruit de la joyeuse détonation ou du mystérieux soupir, selon que l’on fait sauter le bouchon ou qu’il est séparé discrètement du goulot, et, si le verre est porté à l’oreille, du doux murmure de cascade produit par l’éclatement des bulles. À ces perceptions sensorielles s’ajoutent celles qu’éprouve la bouche du fait du pétillement et de la fraîcheur du liquide, qui contribuent au plaisir.
Pour celui qui n’est pas accoutumé à boire du champagne, la satisfaction qu’il lui donne par ses qualités propres se double de l’attrait de l’exceptionnel, de l’attente de l’objet désiré, et même, paradoxalement, de son prix qui lui donne le caractère d’une folie suscitée par une grande occasion. Le champagne a ainsi une vertu féerique en raison de l’excitation collective qu’il produit, mais aussi de l’accomplissement d’un rêve jugé longtemps irréalisable.
Les effets bienfaisants du champagne sont pour beaucoup dans sa fortune, et cela d’autant plus qu’ils diffèrent de ceux qui résultent de l’ingestion des autres vins. En 1821, John Macculoch, tout Britannique qu’il était, n’hésitait pas à opposer l’élévation de pensée produite par le champagne aux effets sédatifs du porto et du sherry [11]. Le champagne provoque très rapidement une euphorie de bon aloi, qui délie les langues et fait voir la vie en rose ; sans lui, que de choses ne seraient que ce qu’elles sont ! Tous ceux qui veulent s’évader pour quelques heures des monotonies de la vie quotidienne vont à lui comme à une source de gaîté, d’optimisme, de réconfort [12]. Il en est ainsi depuis qu’il existe. À la fin du XIXe siècle, Raphaël Bonnedame écrivait ce qui suit : Grâce à ce breuvage enchanteur, la banalité disparaît pour faire place à l’esprit ; le plus timide devient loquace le poète trouve des rimes heureuses, la jeune, fille rougit en regardant à la dérobée son fiancé et lui promet inconsciemment beaucoup de choses [13]. Tout cela reste vrai, même si les poètes se font rares et si les jeunes filles regardent aujourd’hui leur fiancé dans les yeux et ne rougissent plus guère. Le champagne a en effet le pouvoir de donner confiance en soi à ceux qui en ont besoin. C’est un merveilleux remède contre la timidité, un inhibition remover disent les Anglais, et c’est bien ce que veut signifier le cinéaste Visconti lorsqu’il représente le fragile Louis II de Bavière puisant des forces dans un verre de champagne pour mieux surmonter les affres de son couronnement.
Le caractère euphorique du champagne, comme on le verra plus en détail, provient essentiellement d’un degré d’alcool suffisant pour provoquer la stimulation des fonctions physiologiques, sans qu’elle soit, grâce à la présence du gaz carbonique, suivie d’un effet inverse comme c’est le cas pour beaucoup d’autres vins. Le champagne apporte donc le bien-être, la détente. C’est un merveilleux reconstituant et Cyril Ray note que c’est l’effet tonique immédiat de l’alcool vivement dégagé qui en fait un si bon stimulant [14]. Intellectuels et hommes d’affaires font souvent appel à ce pick-me-up idéal. En 1980, la presse internationale a rapporté que Mme Vigdis Finnbogondottir, présidente de la République d’Islande, a déclaré qu’elle n’avait accepté de présenter sa candidature à cette haute fonction qu’après avoir passé une partie de la nuit à boire du champagne. Les acteurs prennent du champagne à l’entracte pour tenir le coup jusqu’à la fin de la pièce. Fernand Point, le célèbre restaurateur de la Pyramide, à Valence, buvait chaque jour deux magnums pour pouvoir faire face au travail harassant qui le tenait devant ses fourneaux ou en salle depuis sept heures du matin jusqu’à une heure avancée de la nuit.
La femme est particulièrement réceptive aux effets du champagne car elle est en général plus émotive que l’homme et moins habituée aux boissons alcoolisées. Ecrivains et chansonniers ont souvent dépeint les jolies buveuses, et les changements que le champagne provoque dans leur comportement. Voici, par exemple, ce qui arrive à une héroïne d’ Abel Hermant : Laure tâtait pour la première fois du vin de Champagne. L’effet de ce nectar fut prodigieux. Elle se mit à battre la campagne, et je ne l’ai jamais vu battre si gentiment [15]. Quant à Mme de Senville, amie des Goncourt, qui, dans un dîner dans le vignoble champenois de l’Aube, au-dessus de Polisot, a bu trois grands verres de champagne, elle n’y tient plus. Il faut qu’elle chante [16]
Il peut arriver que le champagne n’ait pas l’effet attendu, comme le raconte Théophile Gautier qui, dans Mademoiselle de Maupin, décrit ce qui est advenu à son héroïne, lorsque habillée en garçon et ayant bu du champagne elle partagea à l’auberge le lit d’un cavalier : Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une nuit assez noire ! Une jeune fille avec quelques verres de champagne dans le cerveau ! - Quel assemblage suspect ! - Eh bien ! de tout cela il n’est résulté qu’un très-honnête néant.
Comme le dit un proverbe gitan, chaque fois qu’un bouchon de champagne saute, une femme se met à rire. Il est bien établi que le champagne est le vin préféré des dames, avec lesquelles il a d’ailleurs beaucoup de caractères communs. Les femmes qui veulent séduire usent d’un charme qui s’apparente à son pouvoir euphorique ; leur vivacité, leur spontanéité, leur grâce ne sont-elles pas celles-là mêmes de la mousse ? Celle-ci retombera, bien sûr, mais le pétillement se poursuivra longtemps, témoignage d’un dynamisme latent qui existe aussi chez beaucoup de femmes dont l’enthousiasme, bref et fugitif, est toujours prêt à renaître. Les comparaisons entre la femme et le champagne sont constantes en littérature. En séjour à Trouville, les frères Goncourt écrivent le 10 juillet 1864 dans leur Journal : Les femmes içi, des poupées nerveuses, un verre de champagne dans une robe. Comme l’écrit joliment le Champenois Armand Lanoux, ce vin diable est partout où paraît la femme, grande dame ou lorette, car il a un pacte avec elle, et il va même jusqu’à affirmer que le champagne, en dépit de l’article, est un vin féminin [17]. On pourrait ajouter que l’habitude propre à la femme de se parer rejoint l’usage d’habiller d’or et d’argent les bouteilles de champagne, pour les rendre plus désirables et dignes du tribut d’admiration qu’elles partagent avec l’élégance et la beauté féminines.
Il se trouve, on l’a déjà noté, que le champagne est le seul vin que la femme puisse boire sans être accompagnée d’un homme, mis à part les vins de liqueur. À ce titre, il a participé à la libération de la femme. George Sand a écrit que peu avant la Révolution Madame de Provence avait été le noyau d’une coterie féminine qui sablait fort bien le champagne [18].
Il est faux de dire, comme l’a fait le Journal des Gourmands et des Belles de juin 1806, que les femmes aiment le champagne uniquement parce qu’il les amuse et qu’elles sont plus sensibles à la promesse du plaisir qu’au plaisir même. Beaucoup d’entre elles s’attachent à la qualité du vin autant qu’à son image, même s’il en est qui ne cherchent dans le champagne qu’une joyeuse excitation ou encore n’en voient que le côté décoratif et utilitaire, comme cette lady dont parle Yoxall dans le numéro d’Avril 1979 de House and Garden. Pour le dîner donné à l’occasion du 18e anniversaire de sa fille, elle avait prévu des bougies roses, un service de table rose et une décoration florale deroses, et servi une truite saumonée, de l’agneau très peu cuit et mousse de fraises, le tout arrosé de champagne rosé. Yoxall ajoute que les fraises, même en mousse, étaient un peu acides sur le vin, mais que la jeune fille était suave, et on peut observer que les fraises n’étaient probablement pas mûres car on verra plus loin que ces fruits vont très bien avec le champagne.
Nombreuses sont les femmes qui aiment le champagne pour ses qualités propres et qui s’en font un ami de tous les instants, comme l’auteur d’Une fille cousue de fil blanc, Claire Gallois, qui écrit dans Votre Cave (No 7, 78) : Le champagne est pour moi le compagnon de tous les événements d’importance qui viennent bouleverser de façon heureuse ma vie : la naissance d’un enfant, la sortie d’un nouveau livre, l’arrivée inattendue d’un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Elle raconte ensuite qu’attendant un bébé et sentant les premières douleurs, elle a arrêté le taxi qui ramenait à la clinique devant la boutique d’un marchand de vins pour y acheter une caisse de champagne.
Compagnon attitré du bonheur, le champagne y est particulièrement associé lorsqu’il est collectif. Si on en boit tant, c’est qu’il lui incombe une mission sociale, celle de présider aux rencontres des parents, amis, relations, inconnus, lors d’un événement mémorable ou de joyeuses festivités. Ce rôle, depuis l’Antiquité, a toujours été dévolu au vin, qui animait les banquets des Grecs et des Romains aussi bien que les réjouissances villageoises des pays de vignobles. Mais depuis le XIXe siècle, le champagne est devenu l’archétype du vin de fête, en raison de son caractère d’agréable boute-en-train, mais aussi de la simplicité d’emploi d’un vin blanc, sans dépôt, toujours prêt à un service sans risques pourvu qu’il ait pu être rafraîchi convenablement.
Le champagne est le Vin de l’amitié. Il est parfois jumelé en astrologie avec le Sagittaire, signe généreux, altruiste, bienveillant. C’est par le champagne que s’expriment les sentiments réciproques d’attachement, les messages fraternels de bonheur. C’est lui que l’on offre au camarade retrouvé, au collègue invité. Selon l’adage britannique, Champagne to our real friends and real pain to our false friends, c’est lui que l’on souhaite à ses amis véritables. Lorsque ceux-ci sont priés en groupe restreint à une réunion intime, le champagne libéralement dispensé donne tout de suite un tour enjoué et chaleureux.
Les relations mondaines et d’affaires, moins proches du cœur mais amicales tout de même, sont conviées à de grandes réceptions où le champagne est d’autant plus nécessaire que le nombre des invités risque de nuire à la qualité de l’ambiance. Or, il anime la réunion la plus triste, il amène le sourire sur les lèvres des cyniques les plus austères, il adoucit les tempéraments les plus irascibles, et il délie les langues les plus taciturnes. Il est alors de bon ton de remplacer sur les cartons d’invitation 6 à 9 ou toute autre mention par la seule indication champagne, ce qui n’est que justice puisqu’il est le principal acteur de ce genre de réunion.
Avec le champagne, la réussite est assurée. Quelqu’un a dit : Une bonne réception est celle à laquelle vous rencontrez des gens agréables, et ils le sont encore davantage avec le champagne. Aucune autre boisson n’obtient en effet le même résultat. Un observateur impartial assistait un jour dans un grand hôtel de New York à la sortie simultanée dans le hall des invités de deux réceptions différentes, données l’une au whisky, l’autre au champagne ; il a été frappé de voir que l’on pouvait aisément les différencier, les buveurs de champagne faisant preuve d’une discrète et joyeuse euphorie qui n’existait pas chez les buveurs de whisky.
C’est aussi le champagne que partagent les vétérans des amicales régimentaires, les anciens élèves d’un collège, les membres d’innombrables associations, lorsqu’ils veulent maintenir leurs liens de camaraderie et rendre plus chaleureuses leurs rencontres fraternelles. A.B. de Périgord écrivait déjà en 1825 à propos des Frères Provençaux que les anciens élèves du Lycée impérial, les barbistes, etc., y font annuellement des repas de corps où la franche gaieté, la cordialité touchante, les affections du jeune âge sont réchauffées par la pétulance du champagne [19].
Vin de l’amitié, le champagne est aussi le Vin de l’affection familiale. C’est lui qui préside aux retrouvailles et lorsque aujourd’hui le fils prodigue rentre au bercail, ce n’est pas en tuant le cochon que ses parents l’accueillent mais en sablant le champagne. C’est lui qui anime les fêtes de famille, dont il est le meilleur artisan par son caractère à la fois solennel et primesautier. Aux baptêmes, aux communions, aux fiançailles, aux mariages, aux noces d’argent et à celles qui suivront, les parents et leurs proches se retrouvent autour de tables et buffets garnis de bouteilles de champagne.
Le jour du baptême, en Champagne, et souvent ailleurs en France, à l’instar d’Henri IV dont les lèvres ont été humectées de jurançon, on mouille de champagne celles des nouveau-nés, comme l’a décrit Paul Claudel dans l’Otage, par la voix de Turelure :
Au repas de noces, quoi de plus émouvant que le verre de champagne élevé par le père de la mariée pour accompagner les vœux qui terminent son allocution, quoi de plus charmant que le jeune couple allant de place en place autour de la table, flûte ou coupe en main, échanger avec les leurs des souhaits affectueux et rappeler que le champagne est non seulement le Vin de l’amitié, mais aussi, et au premier chef, le Vin de l’amour. Roi des vins et roi des belles, a écrit Henry Clos Jouve, dans NEID Informations de décembre 1977, il est le nectar des amoureux, le lien efficace des tête-à-tête sentimentaux comme il pétille à la joie de toutes les noces, et Joëlle Goron écrivait joliment dans le numéro de décembre 1978 de Cosmopolitan : D’un regard, on consolide un avenir-tendresse autour d’un friselis qui vous monte gaiement au nez et à l’esprit.
À la suite d’un pamphlet antiféministe, Les divers sans femmes, l’Almanach des Gourmands de 1808 a fait paraître une charmante réponse sous la plume d’ A.J. de Coupigny. En voici un extrait qui vient ici fort à propos :
Les femmes, quoiqu’il ait pu dire,
Exemptes de sévérité,
Partagent le double délire
De l’amour et de la gaieté.
Du soin de nous vaincre occupée
Cypris est sûre de ses traits,
Lorsque la pointe en est trempée
Dans un vin pétillant et frais
Font étinceler les cristaux,
Le champagne part en saillies,
En ris folâtres, en bons mots.
Souvent une belle intraitable
Dont la pudeur craignait le jour,
Achève sa défaite à table
Et c’est où l’attendait l’amour.
Il est incontestable que le champagne, lorsque les circonstances s’y prêtent, peut être un puissant aphrodisiaque. Comme l’a dit un jour de façon péremptoire une jeune et jolie journaliste suisse : Avec le whisky, on ne peut pas séduire une femme, avec le champagne c’est chose aisée. C’est bien en effet de séduction qu’il s’agit. Le champagne a dans ce domaine de nombreux atouts, gaieté communicative, promesse de bonheur, effet euphorique générateur de confiance en soi, d’optimisme et parfois d’illusion. Vizetelly écrivait que le champagne surpasse comme agent matrimonial les plus habiles mères de famille . Aujourd’hui encore, malgré toutes les libérations, le champagne est le précieux auxiliaire de bien des garçons et fait à leur profit tourner la tête des jeunes filles... le contraire étant également vrai.
Certes, le champagne est souvent associé aux amours irrégulières. Dans le film de Claude Chabrol (1973), Les Noces rouges, lorsque Michel Piccoli et Stéphane Audran se retrouvent dans une chambre du château de Chenonceaux après avoir faussé compagnie au gardien, ce qu’ils font avant... toute autre chose est de déboucher la bouteille de champagne que Piccoli a cachée sous son manteau. L’ère des cabinets particuliers n’est pas révolue et le champagne y est toujours de rigueur. Mais il est aussi l’ami des fiancés, un vin parfaitement conjugal et familial, convenant merveilleusement aux époux qui fêtent leur anniversaire de mariage ou veulent simplement vivre ensemble un des heureux moments qui font le bonheur et la solidité des ménages. Et si une brouille passagère vient assombrir l’intimité des amoureux, le champagne devient alors le Vin de la réconciliation. Il l’est encore lorsqu’il coule pour raccommoder deux adversaires, comme ce fut déjà le cas en 1779 lorsque le jeune Alexandre de Tilly eut impudemment et imprudemment séduit la maîtresse de l’officier général qui le logeait. Mon hôte, raconte-t-il dans ses mémoires, s’en aperçut dès le lendemain et voulut se battre contre moi ; on lui en fit sentir le ridicule, et le tout fut noyé dans des torrents de vin de Champagne [20].
Le champagne est le Vin du bonheur mais il est aussi le Vin de la consolation. Si l’échec survient, en affaires comme en amour, il aide à le surmonter en noyant les idées noires, en ramenant la confiance en des lendemains meilleurs. Stendhal, dit-on, estimait que le champagne est le meilleur remède contre les peines de coeur [21]. Lorsque Mimi et Rodolphe, des Scènes de la vie de Bohème de Murger, s’étaient séparés, Rodolphe avait offert un petit dîner de funérailles... au champagne, et les bouteilles avaient un crêpe à leur goulot. Et dans le style jeune qui est celui de Cosmopolitan, dans le numéro précité dudit magazine, Joëlle Goron écrivait : Quand la passion n’est plus de la fête, on s’ouvre toute seule une demi-bouteille pour chasser le cafard et mettre des bulles dans sa déprime.
Pouchkine a donné dans La Dame de pique un bon exemple de la faculté qu’a le champagne de rendre le goût de la vie à celui qui l’a momentanément perdu : Ils jouaient aux cartes avec Namourov de la garde à cheval. La longue nuit d’hiver glissait imperceptiblement, il était cinq heures du matin lorsqu’ils interrompirent leur partie pour manger. Ceux qui avaient gagné mangèrent de bon appétit ; les autres restèrent en contemplation devant leur assiette vide. Mais le champagne fit son apparition, la conversation s’anima et bientôt tous s’y joignirent. C’est l’illustration d’un proverbe anglais qui souligne cette vertu particulière du champagne : Dans la victoire, vous le méritez, dans la défaite, il vous est nécessaire. Et selon autre dicton de même origine, le champagne est le vin qu’un jeune homme boit le soir de sa première erreur.
Le champagne peut même servir à apaiser la tristesse que l’on peut éprouver de la disparition d’êtres chers puisque, d’après Patrick Forbes, le Pol Roger 92 fut servi en magnum au dîner offert à Marlborough House par George V aux sept têtes couronnées venues assister aux funérailles de son père [22]. À la limite, il peut atténuer le regret de sa propre mort, comme ce fut le cas pour un prince Pignatelli qui, ayant perdu toute sa fortune au jeu, se suicida après avoir bu une bouteille de champagne.
Mais il faut se hâter de revenir aux vivants, car le champagne c’est la vie même ! Il rend optimiste, il donne confiance en soi, il est le Vin de la réussite. Sheridan écrivait : Quand il m’arrive de jouer aux dés après une bouteille champagne, je suis sûr de ne jamais perdre... du moins, je ne sens pas mes pertes, ce qui revient exactement au même [23].
Si le succès est venu couronner le mérite ou la chance, le champagne fait mousser l’événement et devient le Vin de la célébration. Quand on est reçu à un examen on téléphone à ses parents : « Mettez le champagne frais, je suis reçu ! » Lorsque l’on gagne à la Loterie Nationale ou au Loto on commande : « Champagne pour tout monde ! » C’est avec le champagne que l’on fête la victoire et il s’en est bu beaucoup en novembre 1918 et en mai 1945. On peut même lui devoir le succès militaire si on en croit Nestor Roqueplan qui a écrit que le quartier général de Soliman-Pacha à Beyrouth, en 1840, aurait été détruit par un bombardement de la flotte glaise de l’amiral Napier grâce à deux paniers de champagne qui auraient permis de délier la langue d’un émissaire et de localiser ainsi l’objectif [24].
C’est aussi avec le champagne que l’on célèbre l’heureuse issue d’une entreprise ou d’un match de football, les élections présidentielles ou même la conquête du pouvoir. En 1980, lorsque le président de la République de Haute-Volta a été renversé, la presse a rapporté que les citoyens les plus aisés ont sablé le champagne pour fêter le coup
d’Etat. On boit le champagne en Guyane pour l’envol de la fusée Ariane, dans la cabine et les ateliers d’une maison de haute couture après la présentation de la collection, et même... entre cambrioleurs parmi les coffres-forts éventrés du sous-sol d’une banque, puisqu’à la suite du « casse historique » de la Société générale de banque de Bruxelles, survenu le 11 avril 1980, les gangsters furent arrêtés en février 1981 grâce aux empreintes laissées sur une bouteille de Mumm Cordon Rouge. Le champagne peut aussi servir à re ceux qui ont pris leur part du succès, les médecins qui ont pratiqué une opération, les avocats qui ont gagné un procès.
C’est avec le champagne que l’on salue l’exploit, individuel ou collectif, la centième année d’un vieillard, auquel il apportera une de ses dernières joies, aussi bien que la conquête de la lune par la NASA. Au Pamir, la Croisière Jaune Citroën a laissé en 1931, bien en évidence sur un rocher, la bouteille de champagne avec laquelle elle avait fêté le passage au point culminant de son périple de 12 000 kilomètres et elle l’a filmée pour en garder le souvenir. En juillet 1982, à Baïkonour, à peine sorti de la capsule spatiale soviétique, J.L. Chrétien, le premier cosmonaute français, a sablé le champagne qui lui avait été envoyé de France à cette intention. Il arrive d’ailleurs que le champagne soit intégré dans l’exploit, comme ce fut le cas pour un parachutiste descendant en chute libre en s’en versant un verre, ou pour l’expédition Mazeaud débouchant une bouteille de champagne au sommet de l’Everest en 1978.
Dans le même esprit, c’est autour du champagne que l’on se réunit pour honorer ceux qui le méritent pour des raisons moins exceptionnelles, les nouveaux promus, les décorés, ceux qui arrivent, ceux qui partent, tous ceux pour lesquels sont organisés des vins d’honneur qui allient joie et solennité et que l’on appelle de plus en plus, avec une logique évidente, champagnes d’honneur.
Le champagne peut encore être mis à contribution pour anticiper la réussite, et c’est peut-être à cela que l’on fait allusion lorsque d’un projet appelé à un certain retentissement on dit qu’il va faire des bulles. Lancer une affaire sous son signe, c’est en préfigurer le succès, même pour une entreprise à but non lucratif comme un congrès eucharistique puisqu’en 1981, après la cérémonie d’ouverture de celui de Lourdes, le légat du pape a sablé le champagne. C’est bien de cette idée que procèdent les baptêmes de navires et de produits divers dont on aura l’occasion de reparler plus loin.
Dans les affaires, le champagne scelle la signature du contrat, mais il a bien souvent servi à en faciliter l’établissement. Un verre de champagne remplaçant judicieusement une tasse de café, un déjeuner d’affaires au champagne, peuvent avoir des conséquences importantes car le vin des rois, qui est aussi celui des marchands, aplanit les angles et rapproche les points de vue. Dans la comédie d’Alfred Capus, La Bourse ou la vie, créée en 1900, le banquier Brassac donne ainsi à ses bureaux un goûter de trois à quatre avec champagne dry et extra-dry ; on flûte et on lunche en surveillant les cours de la Bourse. Il entreprend le siège du bonhomme de province qui ne voulait pas lâcher ses fonds avec du champagne sec, très sec, et il finit par le décider ; il réussit même à faire d’un client son associé en lui offrant un champagne de tout premier ordre.
Le champagne est donc le Vin de la conciliation, et à ce titre il a un rôle à jouer dans la politique. C’est dans le vin que l’on trouve Liberté, Egalité, Fraternité, écrit Willette en légende d’un des dessins de sa série Les Menus de Pierrot, et c’est une coupe débordant de mousse qu’il y place dans la main de Colombine. Le champagne adoucit les mœurs et sa présence abondante aux buvettes de la Chambre des députés et du Sénat facilite les discussions privées entre parlementaires d’opinions opposées. Il n’a pas en lui-même de connotation politique ; il a de fervents adeptes dans les milieux de droite, mais il existe une Réserve exclusive du parti socialiste dont l’étiquette s’orne de la rose au poing, et à la Fête de l’Humanité, à la Courneuve, selon la presse écrite et parlée, les militants communistes du comité directeur de la fête sablent le champagne.
Quelle que soit sa couleur, un banquet politique ne saurait se tenir sans qu’apparaisse au dessert le champagne servant à porter le toast à la République ou à la Reine, selon que l’on est en France ou en Angleterre, ce qui faisait dire à Jules Simon, qui l’appréciait mieux dans d’autres occasions : J’ai pourtant un grief contre lui, un seul mais il est gros. C’est qu’il est coupable, ou tout au moins responsable chaque année de plusieurs millions de toasts, dont la moitié sont ennuyeux . Il en est ainsi depuis près de deux siècles. En 1825, A.B. de Périgord écrivait déjà que dans une réunion de parti la motion passe d’enthousiasme avec le champagne apporté lors de la pause, ajoutant que les ministres se font des partisans par des festins et que l’opposition ne saurait enlever aux ministres leurs partisans qu’en opposant les dîners aux dîners, le champagne au champagne. En 1831, en Grande-Bretagne, Lord Melbourne ayant annoncé son intention de donner une série de réceptions dans un but de prosélytisme politique, son secrétaire avait aussitôt fait courir le bruit de l’arrivée à son domicile de quelques caisses d’un champagne sans rival [25]. À l’ Elysée, il n’est pas de dîner officiel sans champagne, cela va de soi, et il en est de même dans les résidences de la plupart des chefs d’Etat.
Les rouages du monde diplomatique baignent dans le champagne qui en est, dit Pierre Andrieu, le meilleur ambassadeur, dans son solide flacon, chamarré comme une tunique recouverte de décorations, doré sur tranche comme un uniforme officiel, ajoutant que si le diplomate de carrière prépare la conversation, le champagne y pose le point final . Cela est vrai sous toutes les latitudes, de même qu’il est constant de trouver de grands amateurs de champagne dans les corps diplomatiques de tous les pays du monde. Les vicissitudes de la politique n’ont jamais empêché un étranger intelligent de garder sa fidélité au champagne. Que l’on souvienne du mot de Bismarck ! Quant à Nelson, s’il affirmait que l’on doit hair un Français comme on hait le diable, il n’en est pas moins resté toute sa vie un grand buveur champagne.
Indépendamment des nombreuses raisons qui peuvent amener à boire du champagne, il existe deux motivations contradictoires, le devoir et le plaisir. Dans certains milieux on ne s’y adonne trop souvent que par obligation sociale. Boire autre chose serait déroger et il est même de bon ton de ne se faire servir que des cuvées spéciales, ou du champagne rosé dont les snobinettes font sauter l’accent en prononçant rose. Pour d’autres, le champagne devient un signe de réussite sociale. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es, l’aphorisme de Brillat-Savarin s’applique aussi à la boisson. Avoir une bouteille champagne sur sa table, c’est un moyen de rendre public son succès, et on a vu que c’est une attitude fréquente chez les Latins.
À ces motivations artificielles s’oppose celle du véritable amateur de champagne, pour qui vider une flûte est le geste courant du plaisir renouvelé. Seul, ou en compagnie restreinte et choisie, il débouche la bouteille sans raison particulière, seulement pour la joie que lui procure une bonne cuvée, agréable à l’œil, à l’odorat, au goût servie à la fraîcheur convenable dans un verre élégant, génératrice de bien-être et d’optimisme. La bouteille mousseuse est un talisman incomparable, un passeport pour le rêve. Par sa présence elle suffit à créer la fête, par son vin à sublimer les pulsions de l’homme le plus prosaïque. C’est Maurice Constantin-Weyer qui le dit dans L’ Ame du vin : J’ ai bu de ce de Venoge. Je ne sais rien de plus élégant. Tous buvez votre verre, et c’est un nuage du soir qui passe devant vos yeux. Divin coucher de soleil, qui fait de vous un poète inconscient.
L’amoureux du champagne trouve même un plaisir certain dans l’ouverture de la bouteille, comme en témoigne l’anecdote suivante, authentique et datant des années 1970. Un Anglais, très « colonel de l’armée des Indes », déjeune dans un club londonien. Seul à sa table, il se fait apporter successivement quatre demi-bouteilles de champagne qu’il débouche lui-même sous l’œil impassible du serveur. Un Champenois invité à une autre table se présente et lui dit sa satisfaction admirative devant un tel défilé de flacons, mais aussi sa surprise de voir préférer les demies, ce à quoi le gentleman répond simplement que le plaisir de déboucher une bouteille de champagne est pour lui très grand et qu’il a eu ainsi la possibilité de le faire quatre fois au lieu de deux !
[1] BAZIN (Hippolyte). Une vieille cité de France, Reims. Reims, 1900.
[2] VIZETELLY (Henry). How champagne was discovered Londres, 1890.
[3] WALEFFE (Maurice de). Quand Paris était un paradis. Paris, 1947.
[4] GOETHE. Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, traduction Jacques Porchat. Paris, 1871.
[5] Opinions sur le vin de Champagne, adressées à Monsieur Armand Bourgeois par diverses personnalités littéraires et artistiques. Châlons-sur-Marne, 1894.
[6] BRILLAT-SAVARIN La physiologie du vin. Paris, 1826
[7] BIEBUYCK (Jacques). Aux Amateurs de grands vins de Champagne en Belgique. Bruxelles, 1933.
[8] POIRET (Paul). En habillant l’époque. Paris, 1930.
[9] CUSTINE (Marquis de). La Russie en 1839. Paris, 1843.
[10] MAGNIN (Guy). Le Prestige de la bouteille de champagne depuis quatre siècles. Grenoble, 1981.
[11] MACCULOCH (John). Remarks on the art of making ruine, with suggestions for the application of ils principles to the improvemeni of domestic ruines. Londres, 1821.
[12] HOLLANDE (Maurice). Connaissance du Vin de Champagne. Paris, 1952.
[13] BONNEDAME (Raphaël). Notice sur la Maison Montebello, de Mareuil. Épernay, 1892.
[14] RAY (Cyril). Bollinger. Londres, 1971.
[15] HERMANT (Abel). Histoire amoureuse de Fanfan, dans La Vie Parisienne, 16 juin 1916.
[16] GONCOURT (Edmond el Jules de). Journal. Mémoires de la Vie littéraire.
[17] LANOUX (Armand). Amours 1900. Paris, 1961.
[18] SAND (George). Valentine.
[19] PÉRIGORD (A.B. de). .Nouvel almanach des gourmands dédié au ventre. Paris, 1825.
[20] TILLY (Comte Alexandre de). Mémoires du comte Alexandre de Tilly Paris, 1929.
[21] ANDRIEU (Pierre). Petite histoire du champagne et de sa province. Paris, 1965.
[22] FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.
[23] SHERIDAN The School for Scandal, traduction Benjamin Laroche.
[24] ROQUEPLAN (Nestor). Nouvelles à la main. Paris, 1840-1841.
[25] SIMON (André). History of the champagne trade in England. Londres, 1905.