Chez les Négociants, l’événement suscite un sentiment de trahison. Et pour cause, les Maisons qui subissent depuis six ans une crise de mévente, se sont efforcées de maintenir les avantages sociaux. L’augmentation de 10 % des salaires accordée en 1928 n’a jamais été remise en cause, alors même que le contexte de déflation augmentait chaque année le pouvoir d’achat des ouvriers. Ce n’est que temporairement, au pic de la crise en 1933, que les Maisons ont recouru au chômage partiel et à une baisse des salaires de 15 %. Il faut pourtant sortir de l’impasse et négocier.
Les patrons des Maisons rémoises considèrent que les questions sociales ne doivent pas être mêlées aux débats politiques mais traitées en fonction de l’intérêt collectif de la profession. C’est pourquoi elles refusent d’abord de discuter avec la CGT et préfèrent reconnaître comme seul représentant des ouvriers la Corporation des tonneliers. Un premier accord est signé, symboliquement à l’hôtel de la mutualité (un bâtiment offert par Roederer). C’est une demie victoire car le document est calqué sur les revendications de la CGT avec laquelle la convention collective définitive sera finalement signée.
L’application de la loi des 40 heures suscite un deuxième débat en 1937. Les Maisons craignent qu’elle n’étouffe le commerce de la « petite bouteille » en augmentant trop fortement le coût du travail et en favorisant ainsi les mousseux produits en cuve close pour lesquels les besoins de main-d’œuvre sont beaucoup plus faibles.
Or, dans le contexte des années 1930, les prestigieuses Maisons de la « grande bouteille » subissent davantage la crise. Ce sont les Maisons de la « petite bouteille » qui ont pris le relais pour acheter le raisin aux Vignerons. Qu’adviendra-t-il de ces milliers de producteurs si on les prive ainsi de leurs débouchés ?
Dans les Maisons de la « grande bouteille », la loi des 40 heures incitera à recourir davantage à des saisonniers, pour parer aux coups de feu réguliers, alors que la politique avait toujours été au contraire de veiller à la stabilité du personnel. L’activité des Maisons fonctionne en effet par à-coups ; il suffit qu’un bateau parte, que l’imminence de mesures douanières incite à créer des stocks dans tel ou tel pays pour nécessiter de mobiliser le personnel plus de 40 heures.
De même, à l’époque des vendanges, certains ouvriers cavistes sont envoyés dans le vignoble pour gérer les pressoirs ; ils peuvent alors être amenés à faire des journées de 12 heures car on ne peut faire attendre le raisin de peur que le vin ne se tâche. Pour les Maisons, ces ouvriers doivent dépendre temporairement du statut des ouvriers agricoles, plus souple.
Finalement, la CGT va accepter le dépassement occasionnel des 40 heures à condition que soient respectées les 80 heures dans la quinzaine, tout en faisant sortir la période des vendanges du contingent annuel des 75 heures supplémentaires autorisées. Cet accord sera un symbole de l’esprit collectif champenois. Il sera en effet négocié sans arbitrage extérieur et inséré tel quel dans le Journal officiel. Les représentants des Maisons et des ouvriers se rendront en délégation paritaire devant la Commission nationale en charge de la fixation des conditions d’application de la loi, ce qui suscitera sur place une certaine surprise. De cette période d’affrontement naîtront même de solides amitiés entre représentants ouvriers et patronaux. Plus tard, pendant l’Occupation, Robert-Jean de Vogüé l’un des dirigeants de Moët & Chandon, fera libérer son délégué syndical, Gaston Martin, arrêté par les Allemands pour sa proximité avec les communistes.
