Tels sont les termes qui paraissent le mieux s’appliquer à cette vendange 1982 à propos de laquelle tous les superlatifs ont été évidemment épuisés au cours de ces dernières semaines.
Providentielle dans la mesure où elle compense fort opportunément les mauvaises récoltes de ces dernières années.
Historique aussi sans aucun doute puisque de mémoire de vigneron jamais la Champagne n’avait réalisé pareille récolte : largement plus d’un million de pièces et plus de 16.000 kilos à l’hectare.
Volume, qualité, prix du raisin, approvisionnement des Maisons, tous ces aspects seront évoqués en détail un peu plus loin, l’avantage étant d’en distinguer les traits d’une façon maintenant un peu plus claire grâce au léger recul déjà pris dans le temps.
Au préalable trois réflexions méritent d’être proposées.
La première portera sur les stocks : les voici maintenant en passe de retrouver un niveau normal.
Malgré tout, et ce sera là notre seconde explication, rien ne pourra bouger tout de suite : c’est seulement dans un ou deux ans que se dégagera vraiment le bénéfice de cette belle récolte pour l’activité de la Champagne.
Enfin, et pour dissiper le trouble de certains esprits, il faudra dire aussi le pourquoi des mesures prises cette année en matière de limite de classement en appellation Champagne.
De 575 millions de bouteilles à la veille de la première mauvaise récolte celle de 1978, ils étaient tombés à 386 millions à la fin du mois de juillet de cette année.
Différence en moins : 190 millions de bouteilles.
Or la belle récolte du mois de septembre va permettre de combler en une seule fois les quatre cinquièmes du déficit ainsi accumulé en quatre ans.
Le volume réalisé en appellation Champagne représente en effet un potentiel de 290 millions de bouteilles qui est égal à deux fois les expéditions annuelles actuelles. Le surplus qui va se dégager, soit environ 150 millions de bouteilles, portera donc le stock global de la Champagne à 535/540 millions de bouteilles lors du prochain recensement de fin juillet 1983.
Telle est, en réalité, la véritable portée du résultat de cette vendange.
Car l’économie champenoise, chacun le sait, est basée sur le stock. Non par esprit de spéculation mais par simple nécessité puisqu’il faut entre deux et quatre ans en moyenne pour faire une bouteille de Champagne.
Or ce stock dont tout dépend est à la fois exigeant et fragile, comme l’expérience vient encore une fois de le démontrer. L’ambition va être sans doute, dans la période qui vient, de mieux le gérer, c’est-à-dire de renforcer son rôle régulateur, rôle qu’il n’a jamais joué parfaitement jusqu’ici.
Mais le problème n’est pas si simple qu’on pourrait le croire. Puisqu’il faut stocker trois bouteilles de plus pour en vendre une en supplément, toute augmentation de l’activité a un effet multiplicateur sur les besoins d’approvisionnement. Et toute diminution, à l’inverse, accroît à l’excès la pesanteur des stocks existants.
Si l’on veut éviter les tensions, ou les soulager, il faudra bien pourtant trouver un jour e moyen de parer un peu mieux aux écarts de production du vignoble. Telle est la grande leçon que la Champagne retire incontestablement de ces quelques années difficiles.
L’activité ne se ressentira pas tout de suite des effets de la bonne récolte
Le potentiel supplémentaire dégagé par la récolte 1982 ne pourra être mobilisé en effet qu’à partir de 1984.
Et c’est là que l’on touche du doigt un autre aspect du problème du stock : en marge du volume l’équilibre interne de ce stock doit aussi être pris en considération.
Or pendant un certain temps les réserves de la Champagne vont comporter une très forte proportion de vins jeunes, c’est-à-dire tirés récemment en bouteilles et même, pour une certaine part, encore conservés en cuves.
Cette situation rend tout à fait impossible, pratiquement parlant, un retour à un niveau normal des ventes en 1983.
Comment, approximativement, les choses peuvent-elles se dérouler ?
La fin de l’année 1982 reste placée en ce moment même sous le signe de la diminution des ventes. Cette diminution avait été de 15% au cours des neuf premiers mois de l’année. Or les résultats du dernier trimestre, lorsqu’ils seront connus, viendront confirmer sans aucun doute la poursuite de cette tendance. Si bien qu’il faut s’attendre, sur l’ensemble de l’année 1982, à un résultat voisin de 140 millions de bouteilles, soit inférieur d’environ 45 millions de bouteilles au niveau de l’année 1978.
Ensuite viendra un premier semestre assez difficile l’année prochaine. Les positions de la même période de 1982 seront probablement maintenues, sans plus. Ensuite, surtout si la récolte nouvelle s’avère convenable, les expéditeurs seront enclins à lâcher un peu les freins, sans attendre donc le tout début de 1984.
C’est en 1984, en tout cas, que le cours des choses devrait se normaliser et qu’un nouveau départ pourra être pris en direction de l’objectif des 200 millions de bouteilles dont on parle souvent en Champagne dans les fins de banquet et qui avait même failli être atteint il y a quelques années.
Plusieurs étapes devront être ménagées mais l’espoir d’y parvenir est d’autant plus fondé que l’extension des surfaces du vignoble actuellement en cours va commencer bientôt à porter ses fruits.
En attendant un peu de patience est encore nécessaire pour les expéditeurs comme pour leur clientèle. Celle-ci va continuer pendant quelque temps à consommer les bouteilles des années rares, c’est-à-dire hélas les bouteilles des années chères.
Le classement en appellation Champagne a été aussi large qu’il était possible et raisonnable de le concevoir
Cette question mérite d’être abordée franchement parce qu’on ne peut laisser croire, comme certains journalistes mal informés ont tenté de faire, que la récolte n’aurait pas été classée en totalité en appellation pour sacrifier à une politique malthusienne et permettre le maintien des prix élevés du Champagne.
Ce classement intégral, à supposer qu’il ait été réalisable, n’aurait pas permis en tout cas de vendre une bouteille de plus à la fin de l’année 1982 et au cours de l’année 1983. ainsi qu’on vient de l’expliquer. Et l’effet d’une telle mesure, à plus long terme, serait resté de toute manière incertain.
Pour être sérieux, et les Champenois le sont, rappelons s’il est nécessaire que le respect d’une limite de rendement fait partie des contraintes que s’imposent en France toutes les régions à appellation d’origine. Or on ne peut participer aux avantages d’un système, notamment le prestige et la protection d’un nom, sans en accepter en même temps la discipline, avec ses quelques inconvénients.
Il faut aussi avoir le courage de dire à ce sujet qu’une limite que l’on pourrait relever à volonté quand elle devient gênante ne constituerait plus une limite mais une incitation permanente à la productivité maximum. L’appellation d’origine, au bout de peu de temps, se détruirait elle-même.
Cela dit les responsables du Négoce et du Vignoble ont été fort avisés, à la veille de la vendange, de prévoir avec l’accord de l’INAO un classement de la récolte sur la base de 13.000 kilos à l’hectare. D’emblée la barre a été ainsi placée à un niveau relativement élevé, compte tenu de la nécessité de reconstituer les stocks mais en considération également de la qualité prometteuse de cette récolte.
Puis, après quelques jours de vendange et devant l’extrême abondance, ces mêmes responsables ont été fort sages de convenir qu’à titre exceptionnel la limite de 13.000 kilos pourrait être dépassée de 10% avec le droit à l’appellation Champagne et ceci en faisant référence à la notion de plafond limite de classement prévue par le décret du 19 octobre 1974.
L’idée était en même temps de favoriser la recherche de la qualité à un deuxième degré.
Puisqu’on effet les quantités produites au-delà de la limite doivent selon la loi donner lieu à la sortie d’une quantité équivalente en direction des usages industriels (distillerie ou vinaigrerie) pourquoi ne pas en profiter pour éliminer dans toute la mesure du possible des "tailles", c’est-à-dire des vins issus de la dernière fraction du pressurage ?
Le délai imparti pour cette opération expirant à la fin de 1983, cette plus value qualitative de l’ensemble de la production pourra bénéficier non seulement aux vins issus de la vendange 1982 mais à ceux de la vendange suivante.
Cette formule constitue finalement, quand on l’analyse de plus près, une manière un peu imparfaite mais efficace tout de même d’abaisser le rendement au pressurage qui est d’un hectolitre pour 150 kilos de raisins en
vertu du décret-loi du 28 septembre 1935 mais que l’on peut modifier en fonction des circonstances suivant le même texte. Ce qui ne s’est jamais produit d’ailleurs jusqu’ici.
La "sortie de la pénurie" et les quelques problèmes qui en découlent ne doivent pas faire oublier le principal : la belle récolte tant attendue est maintenant à l’abri dans les celliers des négociants et des vignerons champenois.
Il y a là de quoi rassurer tous ceux qui vivent du vin de Champagne, dans tous les secteurs et à tous les niveaux.
Les amateurs de notre grand vin ne manqueront pas non plus de se réjouir de la bonne nouvelle, même si le moment de la fêter verre en mains se trouve un peu différé pour beaucoup d’entre eux.
Mais difficile à appréhender avec exactitude, pour l’instant tout au moins.
L’établissement des déclarations de récolte a été cette année en effet un exercice particulièrement ardu pour chacune des 17.500 personnes concernées. Il fallait distinguer les quantités obtenues dans le cadre du rendement de 13.000 kilos à l’hectare et celles obtenues au titre du dépassement de 10% par rapport à ce chiffre, dépassement qui devait faire l’objet d’une déclaration complémentaire. Or beaucoup de confusions ont été faites qui nécessiteront des mises au point ultérieures.
Pour cette raison l’ensemble de la récolte classée en appellation ne fait l’objet ci-après que d’une récapitulation provisoire qui est donnée en chiffres ronds et sous toutes réserves.
Cette série de chiffres, ainsi que notre graphique, montrent à quel point la récolte 1982 éclipse ses devancières. Même en ne comparant comme ici que les volumes obtenus en appellation. Elle les dépasse largement de la tête et des épaules, est-on tenté d’écrire.
Son million quatre-vingt mille pièces en appellation représente plus que la somme des trois récoltes de 1978, 1980 et 1981.
Quant à la récolte globale elle est assurément plus importante encore. Sous les mêmes réserves que tout à l’heure on peut estimer en effet aux environs de 150.000 pièces, les quantités produites au-delà de la limite de classement en appellation Champagne.
En fait la récolte réelle excéderait donc sensiblement les 1.200.000 pièces, ce qui correspond à un rendement moyen un peu supérieur a 16.000 kilos à l’hectare.
Tous les records précédemment établis se trouvent ainsi largement battus, qu’il s’agisse du volume global ou du rendement a l’hectare.
Meilleur score précédent en ce qui concerne le volume absolu : l’année 1979 avec 835.000 pièces. Et en ce qui concerne le rendement à l’hectare : l’année 1970 avec 13.900 kilos.
La différence en plus dépasse 50 % pour le volume et approche 20 % pour le rendement.
Outre l’exemplarité de ce résultat il y a lieu également de mettre en valeur le caractère assez homogène des performances réalisées sur l’ensemble du vignoble. Il n’y a pas eu de secteurs ou de crus défavorisés. Partout on a récolté deux ou trois fois plus que dans une année normale.
Nuançons simplement ce propos en notant que les secteurs à dominance de chardonnay ont été particulièrement débordants mais que personne n’en a été vraiment étonné étant donne la générosité habituelle de ce cépage.
C’est donc le pinot noir qui lui aurait plutôt ravi cette année la vedette. La plupart des crus de la Montagne de Reims ont connu de très gros rendements.
Dans les secteurs à meunier, comme la Vallée de la Marne en aval d’Epernay et dans le secteur ouest de Reims, les chiffres sont dans l’ensemble un peu moins spectaculaires. Cependant les 13.000 kilos à l’hectare ont été dépassés pratiquement partout dans ces régions.
A quoi faut-il attribuer cette abondance extraordinaire ?
A tout un enchaînement de facteurs favorables du début à la fin de la campagne viticole :
Au phénomène nombre important des grappes (entre 15 et 20 par pied en général) s’est ajoutée une prise de poids exceptionnelle. Les grappes de 120 à 140 grammes étaient fort courantes. Beaucoup dépassaient même 140 grammes.
Le cas de la Champagne, il faut le dire aussi, n’est pas resté isolé puisque partout en France on a réalisé cette année de très belles récoltes. Dans le domaine des appellations d’origine les rendements du vignoble champenois semblent pourtant n’avoir été surpassés que par ceux de l’Alsace.
D’année en année des analogies de comportement sont ainsi observées sur l’ensemble des vignobles, dans un sens comme dans l’autre, mais il apparaît que la nature aurait tout de même tendance à se montrer plus excessive en Champagne qu’en d’autres lieux.
Soulignons par ailleurs que les professionnels champenois n’ont pas été vraiment pris de court par l’événement. Rien à voir donc avec l’affolement qui s’était produit en 1970.
Première raison : les équipements de pressurage et de stockage ont été considérablement accrus au cours de ces dix dernières années. Ils ont été en mesure de faire face au raz de marée dans de bonnes conditions.
D’autre part les méthodes de comptage et de pesées de grappes appliquées maintenant d’une façon systématique ont permis de voir arriver la grosse récolte suffisamment à temps.
La seule véritable surprise a été de voir grossir encore les raisins en cours de vendange à la suite des pluies qui ont marqué les trois premiers jours de cette période. A dire vrai on n’en demandait pas tant.
Quant à la question de savoir s’il faut encore une fois parler de récolte du siècle, elle ne présente qu’un intérêt tout à fait relatif car l’expression a déjà été utilisée à plusieurs reprises et le siècle n’est pas encore fini.
Seule chose sûre, les statistiques qui existent pour ces 150 dernières années ne font pas état d’une récolte dont le rendement à l’hectare aurait été aussi important.
Il ne faut pas perdre de vue enfin que le vignoble champenois comptera dans quelques années 4 à 5.000 hectares de plus et que le fait de dépasser la barre du million de pièces en appellation Champagne ne sera plus alors un événement extraordinaire.
C’est à cette réalité de demain que les esprits doivent commencer à se préparer.
Elle a fait bon ménage en effet avec la quantité et ce n’est pas la première fois que les deux notions coïncident ainsi. Preuve nouvelle donc, s’il était nécessaire, qu’elles ne sont pas toujours antinomiques.
Mais il faut reconnaître que l’ensoleillement exceptionnel dont a bénéficie le vignoble champenois au cœur de cet été, pendant en fait plus de deux mois, a été une très grande chance.
C’est grâce à ces conditions favorables que les raisins ont pu accéder à un niveau de maturité très honorable malgré la charge considérable portée par les ceps.
Jusqu’au bout, tout le monde aussi l’a remarqué, la vigne a présenté les signes d’une excellente santé, comme en témoignait en septembre son feuillage étonnamment vert malgré la sécheresse du milieu de la saison.
Autre sujet de satisfaction : les raisins se sont présentés au pressoir dans un état sanitaire parfait. L’attaque de pourriture grise qui avait fait quelques dégâts ici et là fin juillet et début août a pu en effet être jugulée rapidement. Finalement seuls les raisins cueillis en tout dernier lieu dans certains secteurs limités ont quelque peu souffert de la dégradation du temps survenue au début d’octobre.
Commencée le vendredi 17 septembre dans les crus les plus hâtifs la vendange n’a vraiment débuté ailleurs qu’à partir du lundi 20 pour se poursuivre alors pendant deux bonnes semaines, ce qui est un peu plus long que la durée habituelle.
Cette période a été caractérisée par un temps assez instable, les journées ensoleillées alternant avec d’autres plus maussades, mais tout s’est bien passe dans l’ensemble.
Les moûts obtenus lors du pressurage ont présenté les caractéristiques moyennes suivantes : alcool en puissance 9°, acidité (par litre) 8 grammes, d’après les analyses effectuées par les techniciens du C.I.V.C. sur des échantillons prélevés un peu partout dans le vignoble.
Ce sont les raisins de chardonnay qui ont donné cette année les plus beaux marcs, ce qui tient sans aucun doute au fait que ce cépage avait fleuri le premier et qu’il a su conserver jusqu’au bout une certaine avance par rapport aux autres.
Les premières dégustations effectuées quelques semaines après la vendange annoncent des vins qui ne devraient manquer ni de finesse ni d’élégance. Il semble d’autre part qu’ils aient tendance à s’arrondir rapidement, ce qui n’est peut-être pas un défaut par le temps qui court.
Bulletin CIVC 4ème trimestre 1982 n° 143
Analyses réalisées par les Ingénieurs & Œnologues des services techniques de l’AVC - CIVC