Les récentes vendanges, celles de 1995, 1996 et 1997, avaient apporté tant de satisfaction aux Champenois qu’il semblait bien difficile d’ajouter à cette belle succession une quatrième vendange de rêve.
Et c’est pourtant ce scénario mirifique qui vient de se produire.
La récolte 1998 va fournir à la Champagne un potentiel, considérable et impressionnant, de l’ordre de 342 millions de bouteilles. Jamais auparavant le vignoble champenois n’a produit une récolte aussi volumineuse. Quel Champenois aurait imaginé, même dans un passé récent, une aussi grande abondance ?
Et cette abondance arrive au moment exact où sa présence, dans un contexte très particulier et exceptionnel, apparaît la plus opportune !
Avant d’évoquer plus en détail l’ampleur de la récolte, il est intéressant de remarquer que tous ces raisins, si nombreux et si volumineux, n’ont pas vraiment bénéficié des conditions climatiques les plus favorables.
Un examen attentif des caractéristiques climatiques de l’année 1998 ne met guère en évidence des circonstances particulièrement propices à l’épanouissement de la vigne. On observe une succession rapide de brèves périodes très contrastées et plutôt excessives qui ne semblent pas avoir eu, pour autant, d’incidences néfastes sur la naissance et la croissance des grappes.
L’hiver est doux, mais des gelées sévissent jusque - 13°C lors de quelques nuits en janvier, en février et même en mars. Il est aussi sec et ensoleillé, même si la neige, la pluie et une grisaille humide règnent certains jours.
Le printemps poursuit cette tendance. En mars, l’amplitude des températures va de - 8°C à + 23°C ; le mois reste marqué cependant par une très grande douceur. En avril, la pluie et le vent éloignent le soleil et précèdent une période froide : le 13 et le 14 avril, au petit matin, des gelées détruisent les frêles bourgeons qui venaient à peine de sortir. La Côte des blancs, la région de Sézanne, la vallée de la Marne et, dans une moindre mesure, plusieurs crus de différents autres secteurs géographiques sont touchés. Au total, plus de 2 000 hectares ont subi des dégâts plus ou moins importants. Les surfaces entièrement détruites représentent environ 2 % du vignoble champenois.
Mai et juin alternent encore le chaud (près de 32°C le 13 mai dans la Côte des Bar) et le froid (il gèle le 23 mai). C’est un temps sec et ensoleillé qui s’installe ensuite avant la floraison ; hélas, cette étape si importante pour la future récolte intervient pendant un épisode pluvieux et frais. La pleine floraison est observée le 11 juin pour le cépage chardonnay, le 14 juin pour le cépage pinot noir et le 18 juin pour le cépage meunier. La fin de la floraison ne peut intervenir qu’une douzaine de jours plus tard à la faveur du retour du soleil. En dépit de ces circonstances météorologiques difficiles, la nouaison apparaît alors bien faite, sans coulure ni millerandage.
Lors de la montre, un premier comptage donnait par pied de vigne 19 grappes pour le cépage chardonnay, 18 grappes pour le cépage pinot noir et 16 grappes pour le cépage meunier.
Selon un modèle physiologique basé sur les conditions climatiques, l’estimation du poids moyen susceptible d’être atteint par ces grappes au moment de la cueillette était de 134 grammes pour le cépage chardonnay, 117 grammes pour le cépage pinot noir et 102 grammes pour le cépage meunier. Au total, c’est un rendement moyen, pour l’ensemble de la Champagne, de 14 000 kilos à l’hectare qui a été pronostiqué dès la fin du mois de juin.
Ce chiffre venait confirmer l’estimation fournie, pendant la floraison, par plusieurs capteurs de pollen dans l’air, qui était de 14 300 kilos à l’hectare.
La période estivale allait-elle amputer ou confirmer cette perspective ?
La pluie qui s’installe après la floraison favorise le développement de l’oïdium et du botrytis. Il faut remonter jusqu’à 1965 pour trouver un mois de juillet aussi peu ensoleillé. L’insolation est égale à la moyenne constatée pour un mois d’avril.
A l’inverse, jamais un mois d’août n’a été aussi chaud depuis 1961. C’est une véritable canicule qui étouffe le vignoble
champenois. Les températures frôlent partout les 40°C.
Ce brutal changement météorologique et l’intensité comme la persistance d’une telle chaleur provoquent un phénomène d’échaudage des raisins. Les baies grillées par le trop fort rayonnement solaire (qui provoque la destruction des protéines contenues dans les cellules des raisins) se dessèchent et les grains tombent.
L’accident n’est pas rare en Champagne, mais même les plus vieux vignerons n’ont pas le souvenir d’une aussi grande intensité. Dans certaines vignes, exposées plein sud et partiellement effeuillées en prévision de la proche cueillette des raisins, les dégâts sont spectaculaires. Au total, la perte est évaluée entre 5 et 10 % de la récolte potentielle.
Une première estimation de la récolte, effectuée dans le courant du mois de juillet à partir d’une enquête auprès des professionnels, concluait à un rendement moyen pour l’ensemble de la Champagne de 13 130 kilos de raisins à l’hectare.
Après les traditionnelles visites des parcelles les plus représentatives dans chaque cru, qui ont été entreprises au début du mois de septembre, l’estimation passait à 13 040 kilos à l’hectare.
Compte tenu de ces estimations très convergentes, de la qualité prometteuse de la récolte et de la nécessité de reconstituer les stocks de vins de Champagne après le fort développement commercial engendré par la consommation lors du prochain changement de millénaire, l’idée de retenir un rendement en progression par rapport aux niveaux adoptés pour les récoltes antérieures a commencé à cheminer dans les esprits champenois pendant la période estivale.
Rappelons que, depuis le décret du 3 septembre 1993 relatif à l’appellation d’origine contrôlée Champagne, le rendement de base, qui s’applique en principe chaque année, est de 10 400 kilos de raisins à l’hectare. Ce rendement peut être dépassé ou diminué par une décision du Comité national des vins et eaux-de-vie de l’Institut national des appellations d’origine qui est confirmée par un arrêté interministériel.
Après avoir proposé une telle diminution à l’occasion de la vendange 1997 si affectée par le mildiou (le rendement autorisé a été fixé à 10 000 kilos de raisins à l’hectare), la Champagne était à l’aise et sans scrupule pour solliciter un dépassement.
Il faut savoir aussi que la réglementation en vigueur limite pour chaque appellation le dépassement du rendement de base. En ce qui concerne l’appellation Champagne, le décret du 22 décembre 1994 fixe un rendement maximum égal à 13 000 kilos de raisins à l’hectare. Dans le cadre réglementaire ainsi défini, et quelles que puissent être les circonstances, cette limite ne peut pas être dépassée et son utilisation éventuelle doit rester très exceptionnelle.
Le sujet a été évoqué, le 8 septembre 1998, au sein de la Commission consultative du Comité interprofessionnel du vin de Champagne. Il n’a guère fallu de temps pour que la délégation des Vignerons et la délégation des Maisons s’accordent sur le recours au rendement maximum de 13 000 kilos à l’hectare.
Restait enfin à convaincre le Comité national des vins et eaux-de-vie de l’Institut national des appellations d’origine. La partie n’était pas gagnée d’avance. Philippe Feneuil, Président du Syndicat général des vignerons de la Champagne, et Yves Bénard, Président de l’Union des maisons de Champagne, ont su faire preuve de persuasion et cette instance, qui rassemble des représentants de toutes les régions viticoles françaises à appellation et des hauts fonctionnaires de plusieurs ministères, a entériné la proposition champenoise.
C’est la première fois, depuis le décret de 1994 qui fixe cette limitation, que le rendement maximum s’applique. Auparavant, le rendement autorisé n’a que très rarement atteint ou dépassé un tel niveau : on peut citer les récoltes pléthoriques de 1983 (15 200 kilos à l’hectare), 1982 (14 300 kilos à l’hectare) et 1973 (13 000 kilos à l’hectare).
Quant au rendement moyen effectivement obtenu par la Champagne lors de la vendange de 1998, il ressort à 12 926 kilos de raisins à l’hectare. Il s’agit d’un rendement élevé qui n’a été dépassé, lors de récoltes antérieures, les plus récentes comme les plus lointaines, qu’en 1983 (15 006 kilos à l’hectare) et 1982 (14 071 kilos à l’hectare).
Les raisins cueillis au-delà de 13 000 kilos à l’hectare constituent des excédents qui ne peuvent pas bénéficier de l’appellation Champagne et qui sont destinés à la distillerie. Ces quantités, mentionnées dans les déclarations de récolte des récoltants concernés, s’élèvent à 176 985 hectolitres. Elles proviennent de la plupart des crus, à l’exception de ceux touchés par les gelées de printemps ; la région du Perthois, la Montagne de Reims, la Côte des Bar et la vallée de la Vesle fournissent l’essentiel des excédents.
Conformément aux recommandations du Comité interprofessionnel du vin de Champagne, tous les raisins ont été coupés.
Seules ont été abandonnées dans les vignes, par des cueilleurs méticuleux, les grappes insuffisamment mûres.
Compte tenu d’une surface en production de 30 216 hectares, la récolte revendiquée en appellation Champagne s’élève à 332 millions de bouteilles. C’est la plus volumineuse récolte de toute l’histoire de la Champagne. Viennent ensuite les récoltes de 1983 (299 millions de bouteilles), 1982 (295 millions de bouteilles), 1990 (293 millions de bouteilles), 1992 (287 millions de bouteilles) et 1995 (287 millions de bouteilles).
Il est intéressant de constater que ces cinq récoltes si abondantes ont donné aussi des raisins puis des vins de grande qualité. Qu’en est-il, à cet égard, de la récolte de 1998 ?
Il faut bien constater, une fois de plus, que l’abondance et la qualité peuvent se conjuguer en Champagne. La récolte de 1998 en apporte une preuve supplémentaire.
En dépit de conditions climatiques guère favorables - mais pas non plus détestables - l’évolution des grappes pendant la période estivale a été propice à la qualité.
La sécheresse du mois d’août a protégé les vignes du mildiou et des autres parasites, comme elle a favorisé la maturité des raisins. Quant au phénomène de grillage, il a détruit certaines baies trop exposées au soleil, mais il n’a pas eu de conséquences nuisibles sur la qualité des autres raisins.
C’est au moment où, une quinzaine de jours avant le début de la cueillette, la qualité de la récolte paraissait acquise qu’un brutal changement météorologique est intervenu. Dès le début du mois de septembre, la pluie s’installe et persiste dans toute la Champagne.
Cette situation est à l’origine du report des dates d’ouverture de la cueillette des raisins dans les différents crus.
Finalement, après bien des péripéties, il est probable que les meilleurs vins issus de la récolte de 1998 seront millésimés.
Le report salutaire des dates d’ouverture de la cueillette
Les premiers prélèvements effectués le 20 août dans plus de quatre cents parcelles montraient des distorsions très marquées selon les cépages et les régions dans l’évolution de la maturité des raisins. On notait, en particulier, le retard des grappes de chardonnay. Ce cépage présentant traditionnellement un caractère hâtif, certains professionnels ont redouté une richesse en sucre insuffisante à la vendange. Comme lors de la vendange de 1997, il a suffi d’une dizaine de jours, avant et au début de la cueillette dans les autres régions, pour que ce retard soit comblé.
L’Association viticole champenoise, présidée par M. Claude Taittinger, s’est réunie le 7 septembre 1998, un jour triste et gris de déluge. Les délégués de toutes les communes de la Champagne ont d’abord évoqué la grave dégradation des conditions de maturité des raisins : si les raisins grossissent vite sous l’effet de la pluie, le botrytis se développe et la richesse en sucre des grappes ne progresse plus. Ils ont cependant tenu à faire preuve d’optimisme en escomptant un retour rapide du soleil. Les dates d’ouverture de la cueillette qu’ils ont proposées s’étalaient du 12 septembre pour les crus les plus hâtifs jusqu’au
24 septembre pour les crus les plus tardifs.
Les premiers coups de sécateurs ont bien été donnés, sous une pluie incessante, dès le 12 septembre dans plusieurs crus de la Côte de Sézanne. Mais il a fallu vite immobiliser les bataillons des quelque 80 000 cueilleurs qui, sécateur à la main, se préparaient à déferler par vagues successives dans les vignes. Les degrés potentiels étaient insuffisants. A cette occasion, les Champenois ont appris à utiliser un instrument dénommé "colibri" qui, plongé avec précaution dans une cagette de raisins, permet de déterminer immédiatement la richesse en sucre de ces raisins. A peine ouverts, les centres de pressurage ont fermé leurs portes.
Dans le passé, sous la pression générale, un abaissement du degré minimum aurait été demandé à l’Institut national des appellations d’origine. Tel ne fut pas le cas lors de cette vendange. D’abord, les professionnels font preuve désormais de responsabilité en recherchant avec sérieux la maturité optimale. Ensuite, tout appel à l’Institut national des appellations d’origine avait été catégoriquement exclu par le Président du Syndicat général des vignerons de la Champagne et le Président de l’Union des maisons de Champagne.
Le report des dates d’ouverture de la cueillette fut salvateur. La pluie cesse de tomber à partir du 14 septembre et le soleil revient. Aussitôt, le botrytis est stoppé et les degrés potentiels progressent rapidement (de 1,5 % vol. entre le 19 et le 26 septembre). Ce beau soleil, qui sauve la récolte et garantit sa qualité, brillera pendant toute la durée de la cueillette des raisins. A tel point que le recours à la chaptalisation a été très restreint et même souvent totalement écarté.
La gestion des problèmes logistiques générés par le recul de plusieurs jours des dates initialement prévues pour débuter la cueillette n’a pas été simple. A cet égard, il faut bien constater qu’il est de plus en plus difficile de trouver de bons cueilleurs de raisins capables de s’adapter aux exigences qualitatives champenoises. Le recours aux machines à vendanger n’étant pas possible, puisque les raisins doivent être versés entiers sur les pressoirs en application d’une réglementation définie en
1979, une réflexion sur le sujet s’impose.
La synthèse des analyses effectuées sur les raisins tout au long de la vendange a permis d’établir les résultats suivants quant au degré potentiel et à l’acidité totale de la récolte.
Ces chiffres sont très satisfaisants et les comparaisons susceptibles d’être faites évoquent le souvenir de belles récoltes.
Le titre alcoométrique, qui s’élève à 9,8 % est supérieur à la moyenne des vingt dernières années. Il se situe en retrait par rapport à celui de 1989 (10,1 %) et celui de 1992 (9,9 %). Mais il dépasse nettement celui de nombreuses autres vendanges telles que celles de 1991, 1993, 1994 (9,1 %) et 1995 (9,2 %).
Ce résultat apparaît d’autant plus satisfaisant que la récolte était abondante. Le nombre élevé de grappes et le poids important de ces grappes n’ont pas eu d’effets négatifs sur le degré potentiel des futurs vins.
Quant à l’acidité, qui atteint 8,1 grammes, elle se situe dans la moyenne des vingt dernières années. Elle est identique à celle de 1993, proche de celle de 1990 (8,0 grammes), supérieure à celles de 1992 et 1991 (7,9 grammes) et inférieure à celles de 1997 et 1994 (8,4 grammes).
Le couple titre alcoométrique-acidité est original. Sans doute est-il moins flatteur que celui de récoltes prestigieuses, telles 1996, 1995 et 1990, mais il se détache cependant nettement de bien d’autres récoltes.
Les premières dégustations des vins au début et en cours de fermentation ont confirmé une bonne tenue : les vins étaient droits, nets et francs. A l’issue de cette étape importante, des caractéristiques aromatiques intéressantes et agréables, appréciées par les chefs de caves, commencent à s’épanouir.
Ce sont les pinots noirs qui recueillent, cette année, les compliments les plus élogieux. Les vins qui en sont issus présentent une belle structure, avec beaucoup de corps et d’ampleur.
Les meuniers font l’objet de presque autant de louanges. Les vins qui en sont issus apparaissent fruités, frais et ronds.
Quant aux vins issus des chardonnays, ils sont souvent élégants. Mais certains semblent, dans l’immédiat, un peu fluets et minces.
Ces commentaires s’adressent aux vins qui proviennent des crus où chacun des trois cépages est d’implantation traditionnelle et bien adaptée au terroir.
Sans atteindre la haute qualité des vins exceptionnels de 1996, 1995 et 1990, les vins de 1998 vont sans doute se situer à un niveau proche de ceux de 1997, 1992 et 1991.
Il est vraisemblable que les meilleurs vins de 1998 seront appelés à recevoir la consécration du millésime. A l’issue d’une élaboration attentive et prolongée, ils viendront compléter la gamme prestigieuse des vins de Champagne millésimés à partir du milieu de la première décennie du prochain millénaire.
Les autres vins, qui ne déméritent pas pour autant, apporteront leur personnalité sympathique et attachante lors de la composition d’assemblages de grande qualité avec les vins de 1997, 1996 et 1995, auxquels s’ajouteront des vins de réserve issus de récoltes antérieures.
Ces assemblages, auxquels chaque élaborateur, qu’il soit récoltant, coopérative ou négociant, apportera tout son esprit créateur et passionné, ne devraient pas manquer de ravir, dans quelques années, les amateurs de vins de Champagne.
Bulletin d’information spécial CIVC - La vendange en Champagne 1998
Analyses réalisées par les Ingénieurs & Œnologues des services techniques de l’AVC - CIVC