LES ROUGON-MACQUART
HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D’UNE FAMILLE
SOUS LE SECOND EMPIRE
LA CURÉE
Maxime a invité sa jeune belle-mère à souper en cabinet particulier au Café Riche. Il a renvoyé le garçon et fait lui-même le service.
Comme la table était un peu étroite, il plaça à terre, entre elle et lui, un seau d’argent plein de glace, dans lequel se trouvait une bouteille de champagne. L’appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrent à tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec des gaietés brusques, se lançant dans des théories scabreuses, s’accoudant comme deux amis qui soulagent leur coeur, après boire.
Au buffet du bal travesti donné chez les Saccard le jeudi de la micarême.
C’était un pillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et les laquais ne savaient à qui répondre, au milieu de cette bande d’hommes comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seule crainte d’arriver trop tard et de trouver les plats vides. [...]
Le préfet guettait un gigot. [_] Les entrepreneurs revinrent de leur côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de champagne. [...] Et ces messieurs soupèrent sur le coin d’une jardinière, au fond de la pièce, [...] gardant les bouteilles sous leurs bras. [...] Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique s’il ne pourrait avoir un verre de champagne.
- Il faut attendre, monsieur ! [...] On a déjà bu trois cents bouteilles.
1871
NANA
Nana joue "Blonde Vénus" aux Variétés. Elle reçoit chez elle à souper après la représentation.
Le champagne, qu’on buvait depuis le potage, animait peu à peu les convives d’une manière nerveuse. On finissait par se moins bien tenir. [...]
Nana [.] oubliait son rôle de maîtresse de maison. [...] Le champagne qu’elle avait bu la faisait toute rose, la bouche humide, les yeux luisants. [...] Vers la fin du souper, elle était très grise ; ça la désolait, le champagne la grisait tout de suite. [...]
Le jour allait paraître. [...] On ne savait que faire pour être gai, pour finir follement la nuit. [...] Comme des bouteilles de champagne restaient dans le buffet, les jeunes gens s’étaient remis à boire. [...] Alors, le petit blondin [...] qui portait un des grands noms de France [...] eut une idée : il emporta sa bouteille de champagne et acheva de la vider dans le piano. Tous les autres se tordirent.
- Tiens, demanda avec étonnement Tatan Néné [...], pourquoi donc met-il du champagne dans le piano ?
- Comment, ma fille, tu ne sais pas ça ? répondit Labourdette gravement. Il n’y a rien de bon comme le champagne pour les pianos. Ça leur donne du son. [...)
Autour du piano, le petit jeu continuait, dans un coup de folie bête ; on se poussait, chacun voulant y verser son fond de bouteille. C’était simple et gentil.
- Tiens ! mon vieux. bois un coup !...
’
Le Prince d’Ecosse vient rendre visite à Nana dans sa loge des Variétés.
Des voix bruyantes s’élevèrent à la porte de la loge. [...] C’était Fontan, suivi de Prullière et de Bose, ayant tous les trois des bouteilles sous les bras, et les mains chargées de verres. [...] II criait que c’était sa fête, qu’il payait du champagne, [...] zézayant, répétant
- Moi pas pignouf, moi payer du champagne...
Brusquement, il aperçut le prince, qu’il ne savait pas là. Il s’arrêta court, il prit un air de bouffonne solennité, en disant
- Le roi Dagobert est dans le corridor, qui demande à trinquer avec Son Altesse Royale.
Le prince avait souri, on trouva ça charmant. [...]
Les verres [...] pleins, on trinqua. [...]
Complaisamment, le prince balançait son verre. fois, [...] et il but d’un trait.
Nana, oubliant qu’elle était en pantalon, [...] jouait la grande dame, la reine Vénus, ouvrant ses petits appartements aux personnages de l’Etat. [...] Et personne ne riait de cet étrange mélange, de ce vrai prince, héritier d’un trône, qui buvait le champagne d’un cabotin. [...]
Il attendit, il salua trois
1. La scène est authentique. Elle a eu lieu chez la courtisane Lucie Lévy. (Zola - "Carnets d’enquête").
Cependant, la redingote de Son Altesse essuyait derrière elle le marbre de la toilette. C’était comme un fond d’alcove [...] avec [...] le violent parfum des essences, mêlé à la pointe d’ivresse aigrelette du vin de Champagne.
Aux courses de Longchamp.
Ce dimanche-là, par un ciel orageux des premières chaleurs de juin, on courait le Grand Prix de Paris au Bois de Boulogne. Le matin, le soleil s’était levé dans une poussière rousse. Mais, vers onze heures, au moment où les voitures arrivaient à l’hippodrome de Longchamp un vent du sud avait balayé les nuages ; des vapeurs grises s’en allaient en longues déchirures, des trouées d’un bleu intense s’élargissaient d’un bout à l’autre de l’horizon. [...]
Des lunchs s’organisaient en plein air, en attendant le Grand Prix. [...] C’était un étalage de viandes froides, une débandade de paniers de
champagne, qui sortaient des caissons, aux mains des valets de pied. Les bouchons partaient avec de faibles détonations, emportées par le vent. [...]
Mais bientôt on se pressa surtout devant le landau de Nana. Debout, elle s’était mise à verser des verres de champagne aux hommes qui la saluaient [...]. Nana jetait à chacun un rire, un mot drôle. Les bandes de buveurs se rapprochaient, tout le champagne épars marchait vers elle ; il n’y avait bientôt plus qu’une foule, qu’un vacarme, autour de son landau ; et elle
régnait parmi les verres qui se tendaient, avec ses cheveux jaunes envolés, son visage de neige, baigné de soleil. Alors, au sommet, pour faire crever les autres femmes qu’enrageait son triomphe, elle leva son verre plein, dans son ancienne pose de Vénus victorieuse.
1879