HISTOIRE D’UNE BOUTEILLE DE CHAMPAGNE
Un jeune homme prend, seul, un cabinet particulier dans un restaurant avec l’intention d’y finir ses jours à la suite d’un désespoir d’amour. Il commande du champagne et le sommelier descend à la cave.
UNE BOUTEILLE DE CHAMPAGNE—Prenons garde, mes sœurs, voici le sommelier, il vient sans doute prendre l’une de nous.
— Hélas ! il faut bien nous y attendre. N’est-ce pas là notre destin et ne devons-nous pas subir toutes le même sort !
UNE JEUNE BOUTEILLE—Oh ! moi, cela m’est égal ; je préfère même aller désaltérer quelque mortel plutôt que de rester à geler dans cette cave.
La « jeune bouteille » est apportée sur la table du désespéré.
— Enfin ? me voilà seul en face d’un verre de champagne... Mon dernier rêve... Il ne faut plus hésiter... depuis huit jours je ne cesse de remettre le logique dénouement de mon idiote existence... Une semaine de préparation, c’est assez et puisque je n’ai pas le courage de me brûler la cervelle de sang-froid, que ce champagne m’aide à baisser le rideau sur ma vie... Voilà le pistolet, c’est-à-dire la carte d’entrée en enfer... Il y en a un... Brrr... lâche que je suis ! quand je le regarde j’ai des défaillances... Buvons !
LA BOUTEILLE DE CHAMPAGNE—Paf ! enfin, je suis libre !... Ah ! que c’est bon l’air ! Allez, ma mousse, répandez-vous, caquetez, chantez, bavardez ! je suis bien l’image de la chanson et de la joie ; je brille, j’étincelle... la bougie me prête mille facettes brillantes que je lui rends en pétulance et vivacité. [...] Tu veux te tuer, cher maître ! te tuer !... quand la vie est si belle, quand je suis là pour l’embellir, moi, le vin diamanté qui donne pour deux écus l’ivresse et la joie.
Malgré l’opposition du pistolet, qui dialogue avec la bouteille de champagne, celle-ci a finalement gain de cause et le jeune homme quitte le restaurant, ragaillardi, en laissant comme pourboire au garçon... le pistolet.
24 juillet 1861
“Le Charivari”