QUEL SAC D’EMBROUILLES !
Un privé, engagé pour retrouver une fugueuse, mène son enquête à Reims, à la recherche de renseignements sur un certain Henri Lemaire, ami de la jeune fille recherchée et fils d’un important producteur de champagne.
J’avais à peu près une heure d’autoroute jusqu’à Reims, patrie des meilleurs champagne : Pommery, Krug, Mumm, Taittinger, Piper Heidsieck. Et Lemaire...
Gabrielle Lemaire [...] m’attendait dans les ruines d’une petite chapelle romane située [...] tout près du château, mais cachée à sa vue par un bosquet de hêtres.
- Comment êtes-vous arrivée de la maison jusqu’ici ? Un tunnel ?
- Oui. Il y en a des tas sous ces terres.
Ça n’avait rien de curieux. Tout le sous-sol de la Champagne, y compris dans les villes, est creusé de galeries et tunnels qui se recoupent. Certains datent de deux mille ans ; les Romains les avaient pratiqués en creusant le sous-sol crayeux pour se procurer des matériaux de construction. [...] Durant ces deux derniers siècles, on les avait aménagés pour y faire vieillir le vin pétillant. A cette profondeur, il n’y a pas de changements de température saisonniers pour compromettre le strict processus de fermentation pendant les deux à cinq ans nécessaires pour la transmutation des mélanges de moût 1 en champagne. [...]
Le privé a reçu de Paris un coup de téléphone lui recommandant d’aller voir chez Pommery le directeur de la production, ancien chef de la Résistance locale.
Nous descendions une volée de marches de pierre faiblement éclairées, sous l’immeuble de Pommery. [...] Le directeur de production [...] parlait de la nécessité de ne pas se croire infaillible s’agissant des décisions à prendre durant le développement du champagne.
- Il faut toujours se souvenir que la contribution de l’homme n’intervient dans le processus que comme un troisième facteur incertain. Dieu est le facteur le plus important. Ensuite, il y a le soleil qui fait mûrir le raisin dans les champs.
- Et ensuite le directeur de production.
- Avec toute son équipe de spécialistes, corrigea Sevran. Bien entendu, la décision la plus importante est la première : le choix du mélange des vins de différents vignobles pour obtenir un équilibre parfait. On pourrait dire la bonne harmonie. Le mélange : c’est exactement comme la direction de la Première Symphonie de Beethoven par différents chefs d’orchestre. [...] Créer du vin est un acte très sensuel. Nous goûtons le mélange, nous sentons, nous apprécions sa robe. Nous dépensons de nos sens pour effectuer un choix.
- Vous n’avez certainement pas fait beaucoup de mauvais choix jusqu’à présent si l’on en juge par la réputation de votre marque. [...]
- Il est dangereux d’être trop sûr de soi : en amour, dans l’éducation des enfants, et dans la production du champagne. [...]
Nous pénétrions dans un labyrinthe de hauts et larges tunnels situés à trente mètres sous terre. [...] On y stockait vingt millions de bouteilles, assez pour approvisionner les clients de la firme pendant les quatre prochaines années. [...]
Jacques Chalier était le chef caviste z de Sevran, et il [...] émergea de l’un des tunnels du fond. [...] II me jaugea avec une fausse sévérité lorsque nous fûmes présentés.
- Etes-vous capable de reconnaître un bon champagne quand vous le dégustez ?
- Je ne suis pas expert, dis-je, mais j’aime en boire quand j’en ai l’occasion.
1. En réalité, ce ne sont pas les moûts, mais les vins, que l’on assemble avant la mise en
bouteilles pour la deuxième fermentation. 2. L’expression exacte est "chef de cave".
- Vous allez l’avoir. [...]
Au bout du tunnel, nous pénétrâmes dans une pièce bien éclairée, mais toujours souterraine. [...] Sur la table, un élégant seau à champagne en argent contenait une bouteille mise au frais. [...] Tandis qu’il ouvrait la bouteille et servait, je regardai l’étiquette. C’était un brut très vieux, d’un excellent millésime. Chalier me tendit la première coupe 1. [...] Je pris tout mon temps pour observer les rites. J’examinai les fines bulles qui montaient dans la coupe, j’en respirai le bouquet, puis je bus une petite gorgée. Je me renversai dans mon fauteuil en la savourant et en y réfléchissant. Après un bout de temps convenable, j’exprimai ce qu’ils attendaient.
- Je ne suis toujours pas expert, mais je n’ai jamais rien goûté de meilleur.
1986
Traduit de l’américain.
1. La coupe est proscrite dans les maisons de champagne ; les dégustations se font avec des
"verres à dégustation" au récipient en forme de tulipe porté par une jambe de faible hauteur.