Prix Nobel 1972
OÙ ÉTAIS-TU, ADAM ?
C’est la guerre. Le colonel Bressen a été blessé et sa raison défaille.
Alignés, les brancards faisaient penser à des transatlantiques sur un pont étroit ; il aperçut devant lui [...] un crâne chauve qui s’agitait violemment et, tout devant, sur le premier brancard, une tête blanche entourée d’une grosse épaisseur de pansements [...] ; de cet amas de gaze sortait une voix tranchante, sonore, nette [...], la voix du colonel, et cette voix criait : « Du champagne ! » [...]
Derrière, on étouffait prudemment son rire.
- Du champagne, hurlait la voix rageusement, du champagne frappé !
- Ferme ta gueule, dit tranquillement le crâne chauve, ferme donc ta gueule.
- Du champagne ! reprit la voix, cette fois sur un ton pleurnichard, je veux du champagne.
Le colonel a un éclair de lucidité et pense à son ami Velten.
Ce Velten représentait une fabrique de spiritueux et quand les affaires avaient été bonnes il apportait une bouteille de champagne.
- Du champagne, dit Bressen, à haute voix, du champagne frappé !
- C’est tout ce qu’il lui arrive de dire, expliqua le médecin du poste [...], du champagne, du champagne frappé. Puis, quelquefois, le colonel parle également de femmes, de petites femmes.
Le colonel reprend le fil de ses souvenirs.
Il avait donné des leçons de savoir-vivre. La ville [...] était habitée par quantité de gens cossus qui ignoraient que le poisson se mangeait autrement que la viande. [...] Il allait à domicile [...],partageait leur dîner : il lui fallait alors [...] leur démontrer qu’ils pouvaient déboucher eux-mêmes une bouteille de champagne. [...J
- Du champagne, dit-il à haute voix, du champagne frappé. [...]
L’espace d’une seconde il vit [...] la main rose du médecin-chef qui se penchait audessus de lui pour décrocher le tableau de température.
- Du champagne, fit Bressen à haute voix, du champagne frappé.
- Monsieur Bressen, dit d’une voix douce le médecin-chef, Monsieur Bressen.
Puis, après un instant de silence, il signifia à l’autre médecin qui était à côté de lui
- A transférer à Vienne par train sanitaire.
Traduit de l’allemand.
1972