LES SEMAILLES ET LES MOISSONS - IV
TENDRE ET VIOLENTE ELIZABETH
Dans un hôtel de montagne, tenu par Pierre et Gloria. Le frère de Gloria, permissionnaire, s’est annoncé pour le dîner.
Pour le dîner, Gloria avait commandé au chef un menu spécial, mi-russe, mifrançais. Pierre monta de la cave une bouteille de son champagne le plus précieux. Les autres tables, avec leur petit bordeaux, leur mâcon léger et leurs fades eaux minérales faisaient pauvre figure auprès de ce guéridon de luxe où se consommait le vin pétillant de la joie.
1957
LA VIE QUOTIDIENNE EN RUSSIE
AU TEMPS DU DERNIER TSAR
Au début des années 1900, Jean Roussel effectue en Russie un voyage d’affaires. Alexandre Vassiliévitch, son correspondant accompagné de son épouse, Tatiana Serguéïevna, l’invite à souper dans un cabinet particulier du restaurant moscovite Strélnia.
Bien entendu, on servit dès le début, du champagne glacé "en aiguilles"’. Caviar frais, foies au madère, sterlets, perdreaux à la crème... Au dessert, Alexandre Vassiliévitch convoqua un groupe de chanteurs russes avec leurs balalaïkas. Après les cinq chansons réglementaires, ils cédèrent la place à un choeur tzigane. [...]
Derrière les chanteuses entrèrent trois musiciens habillés de tuniques rouges, à manches fendues et rejetées sur le dos. La soliste, qui était une femme mûre, aux yeux noirs et aux pommettes proéminentes, posa un verre de champagne sur une assiette retournée, s’avança vers Tatiana Serguéïevna et entonna une chanson à boire. Jean Roussel fut surpris de voir la respectable Tatiana Serguéïevna vider sa coupe d’un trait. "Ne va-ton pas s’en prendre à moi maintenant ?" pensa-t-il avec appréhension. Il avait deviné juste. Renseigné par Alexandre Vassiliévitch, le choeur pria "Ivan Gastonovitch" de s’exécuter à son tour. II avala une énorme rasade de champagne. Un hurlement de joie salua cette performance. La cérémonie se répéta avec Alexandre Vassiliévitch, qui, la moustache déviée, l’oeil vif, éclatait de contentement. Ensuite, la soliste chanta d’une voix rauque une mélopée qui amena des larmes aux yeux de Jean Roussel. II ignorait lui-même d’où lui venait ce désir d’être triste. Plus il écoutait les tziganes, plus il avait envie de boire, comme pour préparer la matière de son corps à une merveilleuse révélation. Les bouteilles de champagne se succédaient sur la table. II y en avait pour le choeur et pour les convives. Tout à coup, Jean Roussel sentit qu’il était ivre, mais d’une ivresse infiniment noble et poétique.
1959
LA LUMIÈRE DES JUSTES - IV
LES DAMES DE SIBÉRIE
Des aristocrates russes ont été déportés sur ordre du tsar en Sibérie, où les ont rejoints leurs épouses. Le commandant du camp, un homme bienveillant les a réunis pour leur apprendre qu’ils viennent d’être amnistiés.
Léparsky fit apporter du champagne. Il avait pris l’habitude d’en boire dans les grandes occasions. [...] Il dit joyeusement
1. L’auteur a précisé plus haut que le champagne, pour séduire les connaisseurs, devait être non frappé, comme en France, mais littéralement congelé, au point que des aiguilles de glace apparussent en suspension dans la bouteille.
- Mesdames, Messieurs, je vous propose de trinquer à la santé de l’empereur qui vient de nous prouver à tous son immense sollicitude !
Il fut seul à lever son verre. [...] Une expression de tristesse passa sur les yeux de Léparsky. De nouveau, un fossé se creusait entre lui et les détenus. [...] Il vida son verre d’un trait et le fit remplir par le planton. Cette fois, le prince Troubetzkoï dit
- A votre santé, à vous, Stanislas Romanovitch ! [...]
Léparski fronça le sourcil pour cacher son émotion. [...] Le champagne lui piquait la langue. Ses yeux se mouillaient. Et il choqua son verre contre les verres des prisonniers et de leurs femmes.
1962
UNE EXTRÊME AMITIÉ
Jean et Madeleine vont dîner au restaurant pour fêter le quinzième anniversaire de leur mariage.
Le collier scintillait au cou de Madeleine. Son regard, en se posant sur Jean, le remerciait non seulement du cadeau, mais des quinze années de bonheur tranquille dont cette soirée était le symbole... D’autorité, Jean avait commandé du champagne. Il leva son verre, le coeur serré. Elle l’imita. Ils se turent en se contemplant de près, avec une ferveur muette.
LE MOSCOVITE - I
1963
1812. Napoléon vient de prendre Smolensk. A Moscou, le comte et la comtesse Béreznikoff reçoivent à dîner.
Avec le dessert, on servit du champagne. Soudain le comte éleva la voix, en français
- Du champagne, un jour pareil ? Qui a donné l’ordre ?
...]
- Mais, moi, mon ami, dit la comtesse. Il me semblait qu’avec le gâteau [...].
- Voudriez-vous célébrer ainsi la chute de Smolensk ?
La comtesse baissa la tête. [...] Le comte haussa son verre, y trempa ses lèvres et ajouta
- Après tout, vous n’avez pas tort. Ce vin, bien que français, est excellent. Et Smolensk n’est pas toute la Russie.
1974
TCHEKHOV
Il accepte d’assister, le 19 février 1897, à un somptueux dîner, organisé au Continental, pour fêter l’anniversaire de l’émancipation des serfs. [...] Boire du champagne, [...] alors que des esclaves en frac, exactement les mêmes
serfs qu’autrefois, officient autour des tables et que les cochers attendent dehors dans le froid, c’est mentir au Saint-Esprit.
Le mois suivant, Tchekhov tombe malade.
Sur sa table, les bouquets de fleurs voisinaient avec les boîtes de caviar, et les bouteilles de champagne avec les envois des auteurs novices en quête de recommandation.’
1984
1. Dans cet ouvrage, Troyat a décrit la mort de Tchekhov, et le rôle qu y a joué le champagne. Son texte est à peu de choses prés, s’inspirant des mêmes sources, celui de "La Vie de Tchekhov" d’Irène Némirovsky (voir p.494).