Propos recueillis par B. Arnold en 1995
"Sécurité ou Mutualité Sociale, Hôpital, Mutuelle, Garantie de salaire, Caisses de retraite", autant de vocables familiers qui désignent des organisations sociales auxquelles tous les salariés peuvent avoir recours de nos jours. Mais au XIXème siècle (surtout dans les régions industrielles), la vie était beaucoup plus précaire. L’évocation du généreux mécénat social de Maisons de l’époque témoigne d’une longue tradition de politique sociale avancée qui se perpétue de nos jours sous d’autres formes.
Le XIXème siècle fut celui de la vapeur, de l’acier, de l’électricité, du pétrole avec toutes les transformations industrielles qui en découlèrent : des transports de plus en plus rapides par fer, par mer et même les débuts de l’aviation ; une véritable révolution dans le travail qui va passer de l’artisanat à la "fabrique" et changer ainsi l’artisan en ouvrier et drainer vers les villes une large population qui va délaisser les campagnes. Ce fut aussi le siècle du téléphone et de la machine à écrire qui vont moderniser, dans les entreprises, l’organisation bureaucratique et multiplier les services de fonctionnaires de l’Etat. Avec toutes les découvertes de ce siècle, la Science devient la "bienfaitrice de l’humanité".
Et pourtant qu’en est-il des hommes ? Quelle était la vie de cette multitude d’employés quittant nos campagnes et recrutés dans des entreprises de plus en plus grandes et organisées comme l’a si bien imagé Charlie Chaplin dans "Les temps modernes" ?
La seconde moitié du siècle permettra d’amorcer des transformations par des lois sociales au départ bien mal observées. La durée du travail hebdomadaire vers 1860 est encore de 84 heures. Elle ne passera à 60 heures qu’avec la loi sur le repos hebdomadaire de 1906. Notons encore qu’il fallut attendre 1841 pour voir enfin voter une loi limitant à 8 h le travail des enfants de 8 à 12 ans dans les manufactures !
On n’agit pas en Champagne comme dans les mines de charbon, la sidérurgie ou les filatures. La culture des vignobles de champagne et l’élaboration de ses vins en font une des rares régions a être le moins touchée par l’exode rural. Sa production reste de tradition artisanale et exige déjà d’étroites relations entre négociants et vignerons (certainement moins conviviales que celles que l’on connaît de nos jours). En effet, la principale préoccupation des négociants était de faire connaître leurs Champagnes au-delà des frontières nationales. II s’agissait à l’époque de créer de toute pièce la notoriété mondiale des vins de Champagne avant même de penser à améliorer la productivité de leurs Maisons. La nouvelle vague industrielle du XIXème leur a aussi permis de perfectionner leur outillage, améliorer leur production, et organiser le travail rationnellement.
Audacieux entrepreneur et porté par l’essor économique de cette époque, Claude Moët en 1780, produisait déjà 50 000 bouteilles, malgré la menace de "casse" des bouteilles qui explosaient en série à cette époque et décourageait bon nombre de producteurs. Ecrivain Irlandais très sensibilisé aux questions sociales, G.B. Shaw, raconte qu’en 1863, trois hommes perdirent un de leurs yeux lors de l’explosion de bouteilles soumises à une seconde fermentation trop tumultueuse. Ces regrettables accidents nous ramènent à notre sujet. Qu’advenait-il du sort d’un ouvrier victime d’un accident ? II faut se rappeler que la confiscation des biens du clergé, et l’anticléricalisme qui refusait toute ingérence du clergé dans les affaires publiques avaient supprimé l’assistance dévouée et gratuite dispensée par les religieuses avant même de la remplacer. On assista à une cruelle carence de "charité publique", d’assistance médicale pour tous et de refuge pour les personnes âgées.
C’est alors que les plus importantes Maisons de Champagne d’alors acceptèrent de prendre le relais en faisant preuve d’uni générosité peu ordinaire. Parmi d’autres trois importants bâtiments, demeurent les témoins de pierres de cet exceptionnel altruisme : l’Hôpital Auban-Moët à Épernay, l’Hôtel de la Mutualité et l’Hospice Roederer à Reims.
A Épernay, l’hôpital Auban-Moët, comme à Reims l’Hôtel historique de la Mutualité et l’importante maison de retraite offerte par Roederer rappellent aujourd’hui encore la longue tradition sociale des Maisons de champagne. Tel est encore le cas du don Pol Roger (dans les années 70) de près de 3 ha en bordure d’Epernay attribués en jardin à des personnes de conditions modestes pour leur permettre d’y récolter des fruits et légumes. Même si, à la demande des représentants de salariés, cette générosité « paternaliste » s’est progressivement transformée en salaires et avantages sociaux substantiels, la plupart de ces œuvres privées généreuses confirment leur utilité en perdurant le plus souvent sous gestion publique (Etat ou Communes) ou associative.
Cette tradition sociale permit à la profession de ne pas être prise au dépourvue en 1936, période du Front Populaire, et de conclure plus rapidement que les autres branches professionnelles, des accords avec les syndicats de salariés, mettant ainsi un terme rapide aux mouvements sociaux de l’époque. Elle se matérialise encore de nos jours, par un niveau de salaires et d’avantages sociaux exceptionnellement avantageux, négociés avec les syndicats de salariés au sein de la Commission Tripartite du Champagne qui définit le cadre professionnel des salaires et avantages sociaux dans la Convention Collective des salariés du champagne.
Le mécénat culturel est une autre expression de la générosité des Maisons de champagne. Il a permis la réalisation ou la sauvegarde de nombreuses œuvres dans le domaine des arts et lettres.
L’œuvre généreuse de nos alliés américains pour Reims après les deux guerres mondiales a été complétée par les Vignerons et Maisons qui firent réaliser pour la cathédrale un vitrail monumental (Simon 1954), la rénovation du carillon et de l’horloge (1988), le spectacle Cathédrale de lumière (1985), la rénovation de la statuaire du portail central (1992-1997).
Cet exemple sera suivi en 1970 par un autre vitrail imaginé par Marc Chagall et offert par les entreprises régionales du Bâtiment rassemblées sous la présidence de René Blondet.
A titre individuel, la Maison Mumm réalisa en 1898 des celliers d’une architecture artistique qui perdurent et offrit à l’artiste japonais Foujita la possibilité d’exprimer son art par la réalisation d’une chapelle qui se visite encore de nos jours. La Maison Roederer offrit une statue à la Ville de Reims pour commémorer le 15ème centenaire du baptême de Clovis par Saint-Rémi.
Quant à Madame Pommery, elle se porte acquéreur de l’œuvre célèbre de Jean-François Millet « Des Glaneuses », tableau qui sera ensuite offert par Pommery au musée du Louvre, après avoir été exposé au pavillon du Champagne de l’exposition universelle de 1889.
Cette tradition de mécénat fut récemment entretenue par la Maison Veuve Clicquot qui participe en 2000 à la restauration des orgues de la basilique Saint-Remi détruites depuis 1914. En juillet 2004, la statue monumentale du « Beau-Dieu » retrouve son visage d’antan grâce au mécénat de la Maison Taittinger.
Les Grandes Marques et Maisons déposeront au Musée Le Vergeur à Reims, une peinture de Charles-Auguste Herbé, représentant la famille de Jean-Nicolas Houzeau-Muiron (Reims 1801-1844) en costume Henri II. Industriel et député, on lui doit le premier éclairage au gaz de la ville de Reims.