UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

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Les projets de publicité collective dans le champagne entre 1931 et 1939

par Yves Tesson [1], pour la journée internationale de recherche sur les stratégies des territoires viti-vinicoles autour des questions centrales de clusters, de gouvernance et de marque territoriale. Ce colloque, qui a eu lieu le 1er juin 2012 à Reims Management School, était organisé par le Reims Research Centre for Wine-Place-Value.

Article publié dans « Stratégies des territoires vitivinicoles : Clusters, gouvernance et marque territoriale »
par Management Prospective Editions et les Editions Management & Société.
UMC mai 2013

Comment s’est bâtie la réputation du champagne ? Si le champagne constitue bien grâce à la protection de l’AOC une forme de « marque territoriale » dont sont propriétaires l’ensemble des professionnels de la région, son succès n’est-il pas d’abord fondé sur le marketing individuel de grandes maisons qui, par leur prestige, tirent l’ensemble des négociants de la Champagne viticole ? Il est intéressant à ce titre d’examiner la manière dont furent envisagés par le passé les projets de publicité collective. Les archives de l’Union des Maisons de Champagne offrent des sources très riches sur ce sujet concernant la période des années 1930 : rapports confidentiels, procès-verbaux des réunions, correspondances, prospectus.

Depuis peu, la question d’une forme de propagande collective a été remise au goût du jour dans les projets de l’interprofession. Si elle suscite de vives réticences de la part des grandes marques, cette idée n’est cependant pas neuve et a déjà fait par le passé l’objet d’expérimentations au sein de la Champagne viticole. Elle fut d’abord expérimentée dans les années 1920, lorsque l’Association Viticole Champenoise initia la formation d’un premier Comité de propagande coprésidé par les présidents du Syndicat du Commerce des Vins de Champagne (représentant les grandes maisons) et du Syndicat Général des Vignerons.

Avec l’AVC, c’étaient les négociants qui venaient au secours des vignerons en leur procurant leur assistance financière et technique dans la lutte contre le phylloxéra. Avec le Comité de propagande, les vignerons trouvaient une première occasion de manifester leur solidarité à l’égard des négociants en s’impliquant dans des questions touchant au commerce. Ce comité de propagande avait également un but pédagogique, il était contemporain des premières fixations communes des prix du raisin. Il devait permettre aux acteurs de mieux se connaître pour mieux s’entendre. Les vignerons découvraient ainsi les problématiques des négociants et étaient à même de mieux comprendre les prix qui leur étaient proposés, non pas par l’arbitraire des maisons, mais en raison des contraintes du marché. C’est dans ce cadre notamment que les négociants communiquèrent pour la première fois des informations restées confidentielles parmi lesquelles leurs coûts de revient. L’œuvre de ce premier comité fut toutefois réduite. L’essentiel de son travail fut de rediriger vers les caves l’afflux de touristes internationaux venus au lendemain de la première guerre mondiale en pèlerinage sur les anciens champs de bataille.

La crise des années 1930 relance ce type de projet. En 1931, est constituée une Commission de Défense et de Propagande du Vin de Champagne réunissant sous la houlette du préfet l’ensemble des représentants de la Champagne viticole, présidents des syndicats, des chambres de commerce, parlementaires, directeurs des administrations locales… La propagande collective constitue alors, entre autres domaines, l’un des outils principaux devant permettre une relance de l’économie champenoise. Mais, cette fois, la question suscite de vives polémiques et si les vignerons et le commerce de la "petite bouteille" se montrent très enthousiastes, les Grandes Maisons semblent beaucoup plus réticentes et ont une approche différente à la fois quant aux origines de la crise et quant à ses remèdes. A travers cet exposé nous tenterons de dégager les origines de ce désaccord et la manière dont s’établit finalement un consensus.

Un projet initié par les vignerons mais qui suscite d’abord une opposition virulente du Syndicat du Commerce

A cette époque, alors que la crise fait rage et que les expéditions de champagne s’effondrent, les vignerons qui ne parviennent plus à écouler leurs stocks de raisin auprès du négoce, réclament la mise en place d’un nouveau comité de propagande collective. Ils accusent la concurrence entre les négociants de nuire à la publicité du champagne et souhaitent développer une publicité sur le marché intérieur jusque-là négligé. Le SGV s’appuie sur l’exemple de la maison Mercier qui a su maintenir ses ventes et son chiffre d’affaires en orientant au maximum ses ventes vers la métropole et les colonies. Cette propagande doit par ailleurs s’inscrire dans le cadre de la lutte contre les fraudes, car si l’appellation est désormais protégée (loi de 1927), 9/10ème des consommateurs ne distinguent toujours pas la différence entre mousseux et champagne.

Les Grandes Maisons, représentées par le SCVC s’oppose dans un premier temps à ce projet. La propagande collective autour du champagne nuirait au prestige des grandes marques qui se verraient assimilées à la masse très hétérogène des producteurs, d’autant que les vignerons vont jusqu’à proposer la création d’une marque collective. En outre, aux yeux du négoce, les vignerons ne saisissent pas la distinction entre faire connaître et faire aimer. Ils ignorent la part d’éducation, le travail des mœurs et de civilisation que cela implique. Bertrand de Mun, président du SCVC écrit :

« Les Viticulteurs de tous les pays, élevés traditionnellement dans le goût et le culte de leur production, croient tout naturellement que les consommateurs du Monde entier aiment spontanément leur produit, dès qu’ils le connaissent. »

L’accusation faite par les vignerons à l’égard des concurrences existant entre les maisons semble paradoxale au négoce. Celle-ci, loin d’être néfaste, est un facteur d’émulation et de créativité, chaque marque cherchant à se distinguer des autres. Ces initiatives individuelles bénéficient toujours indirectement à l’ensemble des vins de champagne, enrichissant leur prestige. De fait, il est vrai que chaque grande maison a trouvé son créneau de communication : la Maison Pommery a associé de façon étroite le champagne au sport, la Maison Mercier s’est distinguée par ses défits techniques, la Maison Moët & Chandon a lancé le principe de la cuvée spéciale… Par ailleurs, cette concurrence n’a jamais exclu des actions publicitaires conjointes. Les différents pavillons construits pour les expositions universelles sous la houlette du SCVC en sont une preuve éclatante, tout particulièrement celui de 1900.

Les vignerons veulent adopter une propagande de masse auprès de toutes les couches de la population ce qui risque de détruire l’image de produit de luxe du champagne, lequel nécessite au contraire une communication très ciblée. Pariant désormais sur les négociants de la « petite bouteille » pour écouler leurs stocks, cette démocratisation du champagne ne leur est pas dommageable. Le vigneron veut disputer aux mousseux « l’homme de la rue », les vins de la Loire en effet par leur publicité certes « bruyante » et « tumultueuse » sont parvenus à l’accaparer quand les négociants l’ont négligé.

« Il nous a été donné de visiter l’agence parisienne d’une de nos plus grandes marques de Champagne de Reims. Le bureau est fort bien installé, rempli de vieilles choses très intéressantes pour un folkloriste. L’homme de la rue passe à côté sans même regarder. Que dire de celui qui file en autobus ou en taxi et qui une demi-heure après échoue à la Porte de Versailles où il vient pour acheter ou simplement se promener. Il est obligé de subir là tous les mousseux français et même étrangers. »

Kiosque démontable conçu par le Comité de propagande

Beaucoup des propositions des vignerons sont irréalistes, notamment la publication de notices auprès des consommateurs sur les coûts de production afin de combattre les marges excessives des restaurateurs. Cette disposition est difficile dans la mesure où ces coûts sont très variables au sein d’une même maison selon les assemblages et les coûts de stockage. De plus, elle semble indiscrète aux yeux du négoce, Bertrand de Mun ironise : pourquoi ne pas aussi convier les consommateurs à « venir visiter et compulser nos livres » ?

Le choix du marché intérieur ne répond pas aux intérêts des grandes marques qui ont toujours constituées leurs bénéfices sur l’exportation, laquelle représentait au XIXe siècle entre 75 et 85 % des expéditions. Le marché intérieur est considéré comme saturé et n’a guère connu jusqu’alors d’extension, sauf, cas particulier, avec les arrivées des élites immigrantes russes. Cette propagande ne profitera là-encore qu’au commerce de la petite bouteille dont la médiocre qualité empêche toute velléité d’exportation. Le maintien actuel du marché intérieur est par ailleurs trompeur dans la mesure où il est artificiellement gonflé par les ventes à perte des maisons, prêtes à tout pour liquider leurs stocks. Le SCVC lutte contre cette tendance en constituant des accords entre ses membres afin de maintenir les anciens tarifs et ne pas céder à ce qui risque de représenter une dévalorisation des marques et une perte de prestige.

L’expérience de publicité collective menée dans le cognac a été un fiasco, les vignerons n’ont pas compris la nécessité d’employer des moyens financiers massifs et ont refusé d’apporter une contribution suffisante. Si cette expérience a pu emporter un succès en Gironde, c’est que la structure du vignoble constituée de gros propriétaires est très différente.

Pour le négoce, le champagne ne souffre pas d’un manque de notoriété mais des droits de douane et du faible soutien de l’Etat dans les accords commerciaux. Sous prétexte de son image de produit de luxe, le champagne subit des taxes élevées, deux à trois fois supérieures à celles des vins de Bordeaux ou de Bourgogne. Or, le champagne est un produit de luxe particulier qui ne doit pas son prix à sa rareté ou à sa notoriété mais à son coût de production très élevé ce qui rend ces prélèvements injustes, ne pouvant être compensés par une réduction des marges. Plutôt qu’une publicité collective, il serait à ce titre plus opportun de mener un lobbying collectif, notamment pour faire contrepoids aux positions protectionnistes du Midi viticole apeuré par la concurrence des vins de masse grecs et espagnols. Le champagne devrait s’associer à d’autres industries ayant intérêt à voir le gouvernement français prendre des positions économiques plus libérales sur le plan international. Jusque-là, les seuls accords commerciaux favorables au champagne ont été votés par surprise en profitant de l’absence momentanée des députés du Midi.

De même, il serait plus judicieux de renforcer la lutte contre la prohibition dans laquelle le SCVC a déjà joué un rôle décisif en prenant une part très active dans la constitution de La Ligue internationale des adversaires des prohibitions. La stratégie mise en œuvre est de mettre en avant la distinction entre les alcools forts et les vins à degré modéré comme le champagne. La prohibition a renforcé la consommation des premiers et restreint celle des seconds, alors qu’ils étaient en réalité le meilleur rempart de la tempérance. C’est ainsi qu’elle constitue « le statut légal du pire alcoolisme ». Cette prise en compte du degré alcoolique est d’ailleurs le seul moyen de contourner l’interdiction américaine dans la mesure où celle-ci est inscrite dans la constitution. Seule le Volstead Act qui définit ce que l’Etat entend par alcool peut être modifié aisément.

La Prohibition constitue la forme la plus dure de protectionnisme, d’autres phénomènes comme l’institution de monopoles d’Etat qui se sont multipliés dans les années 1920 représentent aussi un rempart significatif aux exportations de champagne. Cette pratique est présente en Turquie ou dans les pays scandinaves. Le système est particulièrement défavorable au champagne dans la mesure où l’Etat, afin d’augmenter ses marges, se tourne de façon presque exclusive vers les vins bons marché.

Derrière cette accusation du négoce de ne pas jouer correctement son rôle de propagandiste du champagne se dissimule une conception erronée de sa vocation. Les vignerons considèrent le négoce comme le débouché naturel et unique de leur production. Celui-ci doit absorber la totalité de leurs récoltes. Cette vision est remise en cause par Bertrand de Mun. Jamais le négoce n’a été en mesure d’une telle prouesse, même pendant l’âge d’or si souvent évoqué par les représentants vignerons de la deuxième moitié du XIXe siècle. La majeure partie de la production a toujours été commercialisée en vins tranquilles et l’origine de la crise chez les vignerons vient de la disparition progressive de ce débouché. Il conviendrait donc, par la création d’un label Vins de Qualités Supérieurs, de développer à nouveau ce marché, d’autant que la proximité de Paris et la qualité de ces vins peut compenser en partie l’avantage concurrentiel dont bénéficient les vins du Midi du fait de leurs coûts moins élevés de production. Par ailleurs, les vignerons résistaient mieux jadis aux aléas du marché parce que la vigne ne constituait pas leur seule activité et qu’ils pratiquaient dans leur grande majorité la polyculture.

La construction d’un consensus

Un consensus finit cependant pas se dessiner. L’une des origines du conflit vient d’un malentendu. Il ne s’agit pas de faire de la réclame collective mais de la propagande collective. Le projet consiste donc dans une œuvre beaucoup plus anonyme et masquée qui travaille les mentalités. Il s’agit davantage d’éduquer le consommateur que de promouvoir.

Le négoce reconnaît en partie l’intérêt de cette action. En période de crise, la propagande automatique liée à la consommation est suspendue. Le champagne disparaît des menus et des vitrines. Or, même s’il n’est plus consommé, pour bénéficier de la future reprise, il est nécessaire d’occuper le terrain des mémoires. Faute de quoi, lorsque la croissance surviendra, le champagne sera supplanté par un autre produit. Les cocktails qui constituent alors la nouvelle mode représentent ainsi une menace majeure.

Cette propagande est nécessaire face aux changements de mœurs : l’avènement de la restauration rapide alors que les grands restaurants étaient les meilleurs relais du champagne, le changement de stratégie des marchands en gros qui favorisent leurs propres mousseux, une dégradation aussi de l’image du champagne devenu le vin de la jet set, des restaurants de nuit et des prostituées et qu’il convient de replacer dans le bon ton de l’élégance française et des fêtes familiales. Voici ce qu’écrit Bertrand de Mun :

« Parmi les goûts, celui du mouvement prime tout et absorbe les disponibilités de temps et d’argent ; dans les mœurs, l’instabilité devient la règle. Les Maisons ne s’accommodent plus de caves ; les repas se prennent à la hâte aux heures les plus variables ; l’épicier livre des vins, si on en demande, une heure avant un dîner, à des consommateurs qu’ont déjà saturés des verres corsés, des apéritifs divers absorbés çà et là aux arrêts devant un bar ou dans l’automobile.Il y a là un courant marqué, fâcheux pour nous et contre lequel une propagande bien comprise peut et doit lutter autant que possible. »

L’opposition entre la vision des négociants d’un vin de luxe et celle des vignerons d’un produit qu’il faut démocratiser est surmontable. Le commerce de la petite bouteille n’est-il pas un moyen par ses prix abordables d’amorcer la consommation chez un client qui, devenu amateur, se tournera par la suite vers des vins plus hauts de gamme ? Le grand négoce peut avoir intérêt à favoriser leur développement. Il avait d’ailleurs pour cette raison favorisé pendant un temps, contre l’opinion des vignerons, le maintien de la production de mousseux en Champagne. En outre, l’existence d’une appellation unique facilite le projet de propagande collective à la différence des vins de Gironde ou de Bourgogne.

Mais, c’est la pression politique qui justifie d’abord l’adhésion des négociants. Dans un contexte de crise, il est délicat vis-à-vis des hommes politiques de la région dont les négociants attendent un soutien sans faille auprès du gouvernement de refuser de tendre la main aux vignerons. L’unanimité des vignerons et des parlementaires et l’opinion favorable de beaucoup de milieux, placent les négociants dans une situation délicate : il leur est difficile « moralement » de refuser un tel projet de collaboration. Bertrand de Mun note : « La nouvelle commentée par la Presse (…) produirait un effet fâcheux ». Le SCVC se montre pragmatique. Dans la mesure où le projet se fera avec ou sans le négoce, il pourrait être très préjudicieux d’abandonner un organisme de propagande aux seules mains des vignerons. Le négoce perdrait en partie le contrôle de l’image du champagne. Même si cette institution risque de n’obtenir aucun résultat sur le niveau des ventes, le danger est de la voir compromettre la réputation si durement et longuement forgée du champagne. Cette propagande pourrait même être orientée contre le commerce en vue de favoriser les champagnes des coopératives naissantes.

Le négoce pose cependant ses conditions, la campagne doit être longue, les moyens massifs et elle ne doit pas négliger l’international et en particulier l’Angleterre, marché traditionnel du champagne. Il ne s’agira pas non plus de constituer une caisse alimentée par le commerce et gérée par les vignerons. Le négoce, s’il accepte la participation des vignerons, souhaite diriger le comité. Il tient à garder la main sur la stratégie publicitaire. C’est la raison pour laquelle il ne souhaite pas inversement une contribution financière égale des vignerons : maintenir un déséquilibre des contributions lui permet de conserver la légitimité de la présidence. Ce comité ne doit pas non plus être alimenté par une taxe particulière qui orienterait l’organisation de façon progressive vers un système corporatiste contraignant. Elle doit demeurer une union libre. Enfin, en échange de cette propagande, des règlementations permettant d’améliorer la qualité du travail viticole et de réguler les rendements doivent être instaurées. En effet, pour qu’une publicité collective soit crédible, il est nécessaire d’avoir une certaine homogénéité en matière qualitative.

Le négoce obtient gain de cause sur l’ampleur de la campagne, les moyens seront importants mais principalement grâce aux subventions et au négoce. En 1934, quand les vignerons apportent 1 000 francs, le Syndicat du commerce en procure 100 000. Le Comité qui gère ces fonds sera en revanche strictement paritaire.

Sur le plan qualitatif, ce Comité de propagande s’accompagne de la première mise en place des grandes règlementations sur la taille et les presses. Ces mesures ont un double effet, puisque outre l’amélioration qualitative, elles doivent restreindre la surproduction, et donc soutenir les prix. Ainsi, le syndicat des restaurateurs envisage-t-il avec beaucoup de scepticisme les campagnes menées par le Midi viticole alors même qu’en acceptant l’irrigation des vignes, il contribue à la dégradation de l’image de la gastronomie française. Au contraire, le vignoble champenois, par ces mesures exigeantes, obtient le soutien actif de cette corporation.

La Commission de propagande a consenti à ne pas exercer qu’une activité publicitaire mais à mettre en œuvre également un lobbying auprès du gouvernement, ce qui, pour le négoce était la nécessité la plus impérieuse, les solutions devant être également politiques. Cette action auprès des parlementaires pour donner au champagne dans les traités commerciaux la place qui lui revient de droit semble avoir été fructueuse. La commission avait ainsi remis lors de l’inauguration de la foire aux vins d’Epernay, le 28 mars 1935, une motion aux parlementaires du département de la Marne, revendiquant « une diminution de 50% des droits de douane et des taxes fédérales qui frappent les vins de Champagne aux Etats-Unis ».

Le décret-loi de 1935, qui prolonge la Commission de Défense et de Propagande en créant la Commission spéciale de Châlons, donne à cette institution par le biais du CNAO l’obligation de l’Etat de la consulter dans toutes les questions politiques qui peuvent la concerner. Aussi, aucun accord commercial ayant un lien avec les intérêts du champagne ne peut être élaboré sans qu’elle ait pu au moins signaler sa position. En 1937, le gouvernement usurpe ce droit, la Commission spéciale réagit en concluant par elle-même une entente commerciale avec l’Allemagne permettant l’échange de matériel agricole contre des livraisons de vin en cercle. Cela prouve d’ailleurs que les vins de Champagne n’ont pas attendu la Seconde Guerre mondiale pour alimenter la production des maisons de sekt allemand. Cette pratique ne gêne pas la Commission dans la mesure où l’Allemagne respecte l’appellation et où ces vins rendus effervescents en dehors de la délimitation ne prétendent pas au label champagne.

De la même façon, l’action de lobbying ouvre la voie à la résolution de la question de la réduction des prix au détail. Faute de pouvoir, suivant la volonté des vignerons, remédier à ce problème par une propagande sur la transparence des coûts de revient, la Commission de propagande opte pour une solution politique. Les Champenois appuient la loi du 24 décembre 1934 spécifiant que « quiconque sera convaincu d’avoir sciemment et dans le but de se procurer un bénéfice illégitime, pratiqué, tenté de pratiquer ou provoqué une hausse des prix non justifiée par les conditions générales du marché et les usages du commerce, sera puni d’une amende de 50 à 5 000 francs et, en cas de récidive, d’un emprisonnement d’un à six mois ». Il reste cependant à déterminer le niveau des marges jugées illégitimes, ce qui reste toujours subjectif.

La Commission de propagande a édité un grand nombre de brochures et de films, organisé des événements qui eurent un succès retentissant comme le 250e anniversaire de la prise de mousse en 1932 réunissant un grand nombre de personnalités anglaises. Le mythe de l’invention du champagne par Dom Pérignon lui doit ainsi beaucoup.

Elle a aussi mené une active propagande médicale autour des vertus thérapeutiques du champagne. Elle finance une section champenoise des « Médecins amis du vin ». Elle soutient la publication de différentes brochures dont l’Utilisation du champagne dans les suites opératoires ou Des effets du champagne après l’accouchement. En parallèle, le Comité organise une campagne plus discrète auprès du corps médical en fournissant abondamment en caisses de champagne les grands chercheurs afin de susciter leur collaboration. Enfin, le Syndicat Général des Vignerons va jusqu’à envisager des primes aux médecins qui prescrivent le champagne à leurs patients. Après tout, disent-ils, le procédé n’est pas plus immoral que les primes au bouchon accordées aux prostituées dans les maisons closes pour la consommation de leurs clients.

Conclusion

Si les premières collaborations entre vignerons et négociants se sont faites sur le terrain technique avec l’AVC, c’est qu’il était aisé de construire un consensus sur ces questions. La propagande en revanche révèle la diversité des intérêts au sein de la profession. Les vignerons dont l’unique souci est d’évacuer leurs stocks surabondants à tout prix veulent parier sur le commerce de la petite bouteille et par conséquent démocratiser l’image du champagne. Les grandes marques sont en revanche très réticentes quant à l’idée d’une propagande collective qui signifie pour elles un amalgame entre toutes les qualités. Elles sont très attachées à la conservation de l’image de luxe du produit. Elles rechignent également à voir les vignerons se mêler d’un domaine dont ils ne sont par nature pas familiers. Elles se refusent enfin à financer un projet qui s’intéresse d’abord au marché intérieur lequel n’a jamais été leur principal débouché.

Si le projet aboutit finalement c’est d’abord sous la pression des politiques et parce qu’en temps de crise, il serait malvenu de la part des négociants de refuser de tendre la main aux vignerons. Le négoce a également conscience de la nécessité de cette campagne dans une période où les mœurs changent avec l’avènement d’une première restauration rapide et où le champagne tend à devenir l’image d’une société décadente.

Cette opposition dans les conceptions du produit demeure à l’heure actuelle. La stratégie des Maisons élaborant de Grandes Marques, par les résultats qu’elles obtiennent, semble être appelée à se maintenir. De fait, si le champagne à la différence de la plupart des autres vignobles régionaux se défend si bien à l’exportation, c’est qu’il est le seul à conjuguer tout à la fois le principe des Marques et celui des Appellations. Pour les consommateurs étrangers, les appellations d’origine et les échelles des crus sont difficilement compréhensibles. Au contraire, les Marques constituent des repères beaucoup plus lisibles. Si le nom « champagne », est obligatoirement apparent sur l’étiquette, l’explication « Appellation d’Origine Contrôlée », n’est pas obligatoire, et la référence « AOC » n’est pas un instrument de notoriété mais un ensemble des règlementations empêchant toute érosion de la qualité où toute tentation productiviste que pourrait engendrer la demande du marché. C’est dans cette mesure seulement qu’elle contribue au prestige du produit.

Notes

[1docteur en histoire et membre associé du pôle de recherche sur le vin de Reims Management School, travaille en étroite collaboration avec les syndicats professionnels en vue de la mise en valeur de leurs archives. Lauréat de l’Institut international des vins de champagne, il a aussi participé à plusieurs projets éditoriaux dont la rédaction en collaboration avec Claire Desbois Thibault d’un dictionnaire du champagne à paraître aux éditions Laffont et l’écriture d’une quinzaine d’articles dans l’ouvrage publié par la Maison Atlande Nourrir les hommes (2009).