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Anne-Marie Cazalis

Littérature générale (1972)

LA DÉCENNIE

Elissa reçoit à dîner Patrice, le neveu de son amant Xavier, lequel s’est tué en auto il y a dix ales près de Vézelay.

Les années 50 avaient débouché, passionnantes, passionnées, et puis passé. Un chêne, un simple chêne sur la route de Vézelay avait arrêté l’avalanche. Xavier achevait brutalement sa course. Il venait de boire du champagne avec ce neveu. [...]

Aujourd’hui, années 60, voici que revenait Patrice. [...] Depuis les journées mortes qui avaient suivi la nuit de l’accident, elle ne l’avait pas revu. [...] Il s’enivrait de ses mots, puisant son inspiration dans la coupe que son hôtesse remplissait régulièrement. Tout allait de soi : l’Occident était chrétien, le champagne était millésimé et l’Algérie était française, du moins elle aurait dû le rester. [...]

Elle n’avait pu s’empêcher de donner au neveu le même champagne que l’oncle lui avait servi le soir de Vézelay. Un Pol Roger. Xavier avait la coquetterie du champagne et l’amour du Pol Roger. Il disait que c’était la vérité de la vie. Les formules, il les aimait comme le champagne, frappées.

Le dîner s’acheva avec la bouteille de Pol Roger. Un quart pour Elissa, trois quarts pour Patrice. Au début du repas, les pensées s’étaient bousculées. A présent, c’étaient les mots. [...] L’entrée de Cathy fit diversion. [...] Elle avait quinze ans, en paraissait quatorze, pensait comme à treize. [...] Elle s’inclina comiquement devant sa mère, en faisant une sorte de révérence et se tourna vers Patrice.

Un choc. Insuffisant pour dissiper les nuages de Pol Roger qui flottaient dans sa tête, mais assez fort pour frapper clairement le coeur. [...] Il était fasciné, interdit, sans voix. Cela s’appelait-il l’amour, ou bien cette ivresse de tout le corps venait-elle seulement du champagne ?

Il bredouilla en serrant légèrement la main de la petite. Non, elle ne le chassait pas mais il était pour lui l’heure de partir. Comment aurait-il pu lui dire qu’il avait peur de la jeunesse et du champagne ?...

Il sortit en voguant. Ni Elissa, qui connaissait les effets du champagne, ni

Cathy, pour qui ce garçon n’existait pas, ne s’étaient aperçues que la foudre venait de tomber au milieu du salon.

Quatre années plus tard, en 1968, Patrice et Cathy se sont retrouvés par hasard sur le campus universitaire de Nanterre. Après avoir fait l’amour chez Patrice, ils vont dîner chez Elissa.

Doucement, elle ouvrit la porte du salon. Patrice et Cathy étaient assis l’un près de l’autre, penchés l’un vers l’autre, détendus l’un et l’autre... Ces retrouvailles sont comme des fiançailles, songea Elissa. Dîner au Pol Roger, Xavier aurait aimé tout ça...

L’année suivante, André Geai, qui avait été très lié avec Xavier, et sa femme Jenny se rendent pour le réveillon chez Elissa. Ils y retrouveront Patrice et Cathy, qui sont maintenant mariés.

Ils allèrent à pied chez Elissa. En chemin, il acheta une bouteille de champagne. [...]

Elissa surgit, une coupe à la main.

- Champagne d’abord. Cher André, j’ai été très sensible à votre choix. Votre bouteille est celle que j’aime.

- Je n’ai pas oublié, dit Geai.

- C’était le champagne d’oncle Xavier, intervint Patrice. La première fois que je suis venu ici, rue Cassini, j’ai en même temps découvert Cathy et reconnu le Pol Roger. Je n’ai pas oublié non plus. Montant avec les premières bulles du Pol Roger, le passé crevait à la surface.

1972