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Historique du remuage

Nadège Druzkowki - Juillet 2005

Le lent éveil des arômes spécifiques aux terroirs de la Champagne se réalise lors du vieillissement en caves. Durant au moins 15 mois (souvent bien davantage) les bouteilles sont placées à l’horizontal afin que les levures, qui permettent au vin d’épanouir sa complexité et sa finesse, soient en contact avec le vin. Disposées à la verticale, il n’y aurait plus suffisamment de surface d’échange entre le vin et les levures.

Lorsque les vins de Champagne ont atteint leur parfaite maturité, ils sont remués afin de faire glisser le dépôt, constitué par les levures devenues inactives étalées sur toute la longueur de la bouteille, vers le col. Cette délicate opération ne peut se faire brutalement au risque de ne pas totalement éliminer ces lies. Il existe, en effet, dans la bouteille un dépôt assez lourd mais aussi un dépôt plus léger constitué de particules en suspension et qu’il faut capturer, amalgamer avec les autres.

Les bouteilles sont ainsi remuées selon des mouvements rotatifs pleinement orchestrés, à droite ou à gauche d’ ¼, d’1/8 ou d’1/16ème de tour, tout en relevant doucement leur degré d’inclinaison vers le goulot. Les particules de dépôts en suspension sont alors, au rythme des rotations, amalgamées au dépôt plus lourd et progressivement entraînées vers le col de la bouteille. Cette étape est fondamentale pour obtenir un vin parfaitement limpide. Lorsque les particules légères ne sont pas totalement éliminées, on dit que le vin reste « bleu ». Grâce aux programmes extrêmement précis que permettent d’établir les gyro-palettes, ce phénomène a disparu.

Durant des décennies et aujourd’hui encore pour partie, le remuage a été effectué sur des pupitres, ouvrages en bois percés de trous obliques. Typiquement champenois, le pupitre est même devenu au fil des ans un des emblèmes du roi des vins.

Les premières techniques de remuage

Des bacs à sable aux pupitres

Avant même l’invention du pupitre, divers procédés ont été imaginés afin d’obtenir un vin le plus limpide possible. Ainsi, à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle, des moines ingénieux se servent de bacs à sable, où ils disposent leurs bouteilles, d’abord de façon horizontale puis en les faisant lentement venir à la verticale. Les levures inactives constitutives du dépôt peuvent alors être emprisonnées dans le col. Le chanoine de la cathédrale de Reims, Godinot (1661-1749), conseille ainsi de déposer les bouteilles sur deux ou trois doigts de sable à demi-renversées les unes contre les autres. Le process de fermentation loin d’être encore parfaitement maîtrisé, ainsi que la fragilité du verre des bouteilles d’antan entraînent néanmoins une casse importante. Selon les notes de ce philanthrope, en 1732, sur 594 bouteilles tirées, 345 n’auraient pas résisté à la pression ! A l’époque, les bouteilles sont fermées lors de leur fermentation par un bouchon en liège et maintenues par une ficelle de chanvre pour contenir la pression qui se forme à l’intérieur (soit 6 bars de pression dans une bouteille). On parle alors de ficelage à l’ancienne. Au cours du XIXème siècle, la ficelle est remplacée par des agrafes métalliques et la bouteille placée sur un râtelier à trous obliques, dont la première apparition remonte à 1813. Déjà inclinées, les bouteilles ne sont pas encore systématiquement remuées.

Il faut attendre 1818 pour que l’histoire du remuage commence véritablement. La légende veut que Madame Clicquot, sur une suggestion d’un de ses employés Antoine Muller, ait fait découper dans une table de cuisine « des trous percés obliquement, afin que les bouteilles puissent être inclinées à des angles variés (…) et ne quittent plus leur logement pour être remuées ». Un dénommé Thomassin, ouvrier de la Maison Morizet, eut à l’époque l’intelligence de mettre cette idée en œuvre. La table à remuer, ancêtre du pupitre, est née !

L’idée est à proprement parler renversante. Elle revient, en effet, à faire du goulot le fond de la bouteille pour rassembler par gravité la lie, précieuse pour le vin mais indésirable à celui qui le boit. En 1864, M. Michelot dépose le brevet du pupitre tel que nous le connaissons aujourd’hui (soit traditionnellement 120 bouteilles). En 1889, les rotations sur pupitres sont systématisées. Avec l’invention du pupitre naît également un métier à part entière, celui de remueur : il consiste à décoller le dépôt des parois de la bouteille par une double rotation à gauche puis à droite, tout en acheminant le dépôt près du goulot, en inclinant de plus en plus la bouteille grâce au pupitre. Le « coup de poignet » efficace est très difficile à acquérir. Pouvant remuer à l’époque jusqu’à 75 000/ 80 000 bouteilles par jour pour les meilleurs d’entre eux, les remueurs veillent sur leurs caves en véritables « seigneurs ». A l’abri des regards et de la lumière, ils perpétuent en solitaire ce fabuleux travail ancestral et mystérieux, qui consiste à lentement réveiller les vins de Champagne de leur long sommeil en caves…
Au cours du XIXème siècle, avec l’avènement des méthodes modernes de culture et de la mécanisation, l’élaboration des vins de Champagne se perfectionne de façon extraordinaire, tandis que, sous cette impulsion, le process d’élaboration du vin s’améliore considérablement. Le savant Louis Pasteur, notamment, se passionne pour l’étude du vin et met à son service son génie scientifique ; il ouvre la voie à l’œnologie moderne. Les nouvelles techniques de remuage participent à ce fantastique effort vers la modernité. Elles vont au cours des décennies suivantes révolutionner l’art traditionnel de clarifier les vins rendus troubles par le dépôt de leurs lies.

Les débuts de l’automatisation

En 1920, le premier pupitre à manivelle fait son apparition et marque le tout début de l’automatisation. Les bouteilles entreposées sur des tablettes sont remontées à la verticale via une manivelle. 108 bouteilles peuvent alors être remuées à la fois. Mais il faut attendre 1966 pour que la première machine automatique voit le jour : le Pupi-Matic.
D’une forme similaire à celle d’un pupitre, cette première mécanique de précision est composée de panneaux verticaux équipés de 240 logements destinés à recevoir les bouteilles ; ils sont multipliables à souhait selon la quantité de flacons à manipuler. Cette machine à remuer convient parfaitement à de faibles productions car elle est alimentée manuellement. Les gobelets en matière plastique sont rotatifs et inclinables à volonté entre 25 et 75 degrés environ. Les mouvements diffusent des vibrations, impulsés par deux moteurs électriques commandés par une centrale programmable. Ils assurent également la remontée progressive des bouteilles.
Engagées sur le chemin de l’automatisation, quelques inventions manuelles subsistent néanmoins. Ainsi, en 1971, Méreaux dépose le brevet du rotatif manuel, qui tourne par frottement. La voie est cependant ouverte à des innovations plus radicales et en 1973 naît le « gyro-palette », qui dès 1975 est automatisé et programmable.
Mentionnons cinq autres systèmes de remuage, toujours utilisés en Champagne : le Champarex, le Rotopal, le Remupal, le Giratech et le Giromatic. Le Champarex apparaît au milieu des années 1970. De forme hexagonale, il accueille 183 ou 381 bouteilles, emboîtées dans un support métallique rotatif et inclinable. La rotation est manuelle par 1/8ème de tour. Introduit en 1982, le Rotopal est quant à lui l’appareil le plus simple. Il permet de disposer 297 bouteilles dans un conteneur métallique carré, dont l’inclinaison à angle fixe est assurée par un pivot au centre du dispositif. Le système est tourné manuellement de 1/8ème de tour jusqu’à ce qu’il rencontre un nouveau point d’appui.

L’épopée de l’invention du « gyro-palette »

L’introduction du « gyro-palette » (caisse à rotation automatique utilisé pour le remuage des champagnes) en 1973 a révolutionné au cours des trente dernières années les techniques de remuage de l’ensemble des vins effervescents. Cette innovation champenoise, qui aujourd’hui fait florès aussi bien en France qu’à l’étranger, a connu le destin habituel de bien des idées avant-gardistes. D’abord jugé farfelu et inapte à l’élaboration de grands vins, le « gyro-palette » s’est peu à peu imposé avant de devenir un outil clef dans la chaîne de qualité rigoureuse définie dans les Maisons de champagne.

De l’expérimentation à la généralisation

L’aventure de ce système de remuage extrêmement novateur commence en 1968 quand deux Vignerons, Jacques Ducoin, profil type de l’inventeur et Claude Cazals, au caractère plus pratique, déposent le brevet d’une caisse à remuer le vin permettant de remuer non plus une bouteille à la fois mais plusieurs.
Afin de mettre leur idée en pratique, les deux acolytes se tournent vers M. Crozat, propriétaire d’une scierie, qui leur réalise la première caisse en chêne ainsi que vers les sociétés Jouglet et Legras qui elles construisent la charpente métallique devant recevoir la caisse. Les tout premiers essais se déroulent à Pierry chez le Vigneron Gilbert Lagache qui adhère immédiatement au projet.

L’équipe multiplie les tentatives au cours des années 1971/1972 en remplissant des containers de 504 bouteilles avec de l’eau et en essayant de trouver différentes inclinaisons. Les travaux se font à l’époque à la hauteur des moyens de ce petit cénacle. « Au fur et à mesure de nos expérimentations, on changeait notre façon de faire et on affinait les techniques de fabrication » se rappelle Gilbert Lagache. Les résultats ne sont guère fructueux mais l’enthousiasme est néanmoins au rendez-vous. « Nos premiers essais ne se montraient pas toujours satisfaisants. Mais nous savions notre système valable et ne doutions pas de solutionner un jour notre problème » atteste ce dernier. Nul doute qu’il faille aller de l’avant mais le système piétine.

Deux nouveaux protagonistes entrent alors en scène : Pierre Martin, champagnisateur à façon, et Georges Hardy, œnologue, qui viennent de s’associer en vue de créer la Station Œnotechnique de Champagne, qui voit le jour en 1973. Immédiatement convaincus du potentiel de « la machine à remuer les bouteilles », ils signent un contrat d’exclusivité avec les deux détenteurs du brevet. Georges Hardy va alors contacter Jacques Doxin, maréchal ferrant de son état. De cette collaboration naît en 1973 un prototype baptisé « gyro ».
Le second souffle apporté par Georges Hardy et Pierre Martin n’entérine pas pour autant le succès du « gyro ». Pendant six ans, de 1973 à 1979, les essais et les démonstrations se multiplient. Chaque année, le « gyro » est présenté à la foire d’Epernay, rendez-vous incontournable où sont proposées aux professionnels les dernières nouveautés en matière viticole. « Nous étions alors considérés comme des hurluberlus », se souvient Jean Marie Bouvry. Comme on n’est rarement prophète en son pays, une première commande arrive en 1976 pour dix-neuf machines à destination de l’Italie. L’effervescence est cependant de courte durée et s’ensuivent deux années creuses. Découragés, les deux entrepreneurs envisagent de jeter l’éponge fin 1978.

La commande de la Maison Piper-Heidsieck lors de la Noël 1978 fait donc l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel champenois - face à des acteurs très méfiants envers ce nouveau système de remuage - et donne au « gyro » l’impulsion qui lui faisait jusqu’alors défaut.
La commande de la Marque est pourtant loin d’être inconsidérée. M. Lacroix et M. Menu, respectivement Chef de caves et Directeur de la production chez Piper-Heidsieck, ont lentement mûri leur réflexion. Pendant des mois, ils ont passé au crible tous les systèmes existants en matière de remuage. « Nous avons étudié tout ce qui se faisait en France mais aussi à l’étranger, notamment en Espagne, où à ce moment-là des fabricants de vins modernisaient leur équipements », témoigne René Menu. Après un état des lieux serré, la Maison prend le pari de s’équiper entièrement en « gyro » et passe d’un seul coup commande de 221 appareils. Ce faisant, elle contribue grandement à faire évoluer la machine.
Sous sa gouverne, les caisses en bois sont remplacées par des caisses métalliques, dites caisses fils. Les caisses en bois ne pouvaient éviter un certain jeu lors des rotations, dommageables pour les bouteilles, et même parfois transmettaient des odeurs indésirables dans les vins, tandis que les « fils » ou les « guides » en métal, nouvellement introduits, permettent de maintenir à l’horizontal ou à la verticale les bouteilles et d’empêcher qu’elles ne bougent. Face à cette commande, qui implique la mise en œuvre de plus grandes séries, la fabrication des « gyro » est confiée à Claude Michelot, Président de la société Profilam.

A la demande de la Maison Piper-Heidsieck, est également introduit un automate programmable : il va donner au système une souplesse qu’il n’avait pas jusqu’alors. Ce nouveau procédé permet, en effet, de gérer en simultané la totalité du parc de machines. « Auparavant, l’électromécanique alors de mise permettait de commander une centaine de d’appareils. La commande de Piper-Hedsieck qui demande à s’équiper avec la technologie la plus moderne permet de bousculer un peu les choses », explique Jean Marie Bouvry.

Dans les mois qui suivent, la Maison Taittinger passe elle aussi une commande de 231 machines. La grande épopée du « gyro » prend enfin corps et commence une fabrication en grande série. « Peu après, un troisième client fait l’acquisition de 120 machines tandis qu’au même moment la Maison Roederer avalise l’achat de 60 « gyro », commente J.M. Bouvry. Les commandes ne cessent alors de s’enchaîner : champagne mais aussi quelques élaborateurs de crémants de qualité en Alsace, Vallée de la Loire, Bourgogne toujours soucieux de suivre les voies qualitatives de la Champagne.
L’engouement pour le nouveau système de remuage prend rapidement une dimension nationale. En 1985, Marne & Champagne signe la plus grosse commande jamais enregistrée par la Station Œnotechnique, soit plus de 500 unités de remuage. Le système de remuage champenois tend à faire des émules et des fabricants de vins du monde entier commencent aussi à s’intéresser à la machine…

Fort de son succès, le « gyro » ne cesse de se perfectionner au cours de la décennie 1980. Entre 1979 et 1985, les grosses machines de contrôles cèdent la place à de petits automates, à la technologie toujours plus éprouvée. En 1981, la Station Œnotechnique de Champagne, dépositaire du « gyro », procède à une révision complète de l’appareil et une nouvelle génération de machines est introduite. Les « gyro » monomâts à simple cage ou double cage dont la conception mécanique est allégée et modernisée, font leur apparition sous la houlette de Roger Jeanrat, directeur technico-commercial de la Station. Dès 1982, la société met au point son propre système d’automate au sein de son service Automatisme & Robotique dirigé par Roger Lopez. Cette conception en interne permet de donner au système encore plus de souplesse et de personnaliser les installations au gré des contraintes du client.
Entre 1984 et 1985, l’introduction des caisses TSR (Tirage-Stockage-Remuage) marque un pas de plus vers la modernité. « L’idée première du « gyro » était de concevoir une caisse qui puisse non seulement permettre de remuer les bouteilles mais aussi d’y effectuer le vieillissement des vins », commente Jean-Marie Bouvry. Or, à la fin des années 1970, les risques dus à l’explosion des bouteilles au cours du vieillissement, ainsi que le coût élevé des nouvelles caisses ne permettent pas la mise en œuvre immédiate d’une telle idée. En revanche, quelques années plus tard, les conditions sont propices à un nouveau saut technologique. Les innovations en termes de verrerie assurent une fiabilité des bouteilles toujours plus grande et les caisses métalliques brevetées, qui entre-temps se sont généralisées, représentent un investissement moindre. L’étude de cette nouvelle caisse est confiée à Frédéric Questiaux, le responsable du bureau d’études tandis que, sous la gouverne de Roger Jeanrat, les caisses de « gyro » à prises par fourche sont remplacées par des caisses de « gyro » à prise par crochets. Du tirage des bouteilles au dégorgement en passant par le vieillissement des vins, le process de fabrication peut alors être parfaitement intégré : un nombre minimal de manipulations sur les bouteilles intervient pour une qualité optimale du vin.

L’introduction et la généralisation du « gyro » au début des années 1980 marquent l’automatisation du dernier maillon dans le procédé d’élaboration des vins de Champagne à être resté manuel. Ardemment défendus par certains, soumis aux réticences des autres, les progrès induits par le « gyro » ne pouvaient que conduire à son adoption. Synonyme d’avancée technique, le « gyro » est également emblématique d’un changement de vision. La machine a, en effet, révolutionné les comportements, les habitudes et les manières de penser par l’introduction d’autres outils comme l’élévateur, que le « gyro » rend indispensable, et aujourd’hui monnaie courante.

Le succès du « gyro » a ouvert la brèche dans les années 1980 à des systèmes concurrents à la destinée plus ou moins heureuse. Le Champarex de forme hexagonale est créé vers 1975 mais il ne connaîtra pas la même destinée. Puis naissent d’autres systèmes tels que le Remupal constitué d’une caisse que l’on fait tourner autour d’un axe ancré sur le sol. Un autre modèle, le Giratech se compose de deux caisses rectangulaires autour d’un axe et arrive au moment où le « gyro » double fait son apparition, ou encore le Turnover, basé sur un système similaire. En 1989, le Giromatic vient se positionner en complément des « gyro » et propose des modèles de moindre envergure (342 ou 486 bouteilles). Il a la particularité de pouvoir être chargé avec un simple transpalette et s’adapte bien à des productions de petites ou moyennes envergures. Le « gyro » dont le brevet le plus élaboré a été déposé en 1983/1984 devrait rapidement voir la concurrence s’intensifier, l’ingénieux procédé faisant aujourd’hui - après les vingt ans de protection réglementaire du brevet -, partie du domaine public.

Fabuleux gain de précision, de temps, d’espace et de moindre pénibilité pour l’homme.

Système de remuage novateur, le « gyro » fonctionne avec une régularité et une précision jamais atteinte par l’homme vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
Cette invention marque en effet une véritable innovation de rupture : on change radicalement de support. Le brevet de ce système de remuage automatique a été déposé sur la conception de la caisse et non de la machine. Toute l’ingéniosité du système repose, en effet, sur la caisse qui offre la possibilité de prendre les bouteilles sur deux côtés (position sur lattes - c’est-à-dire couchées - ou sur pointe - à la verticale), un phénomène fondamentalement nouveau à l’époque.

Une innovation en nourrissant souvent une autre, l’invention du « gyro-palette » s’inscrit dans la lignée des progrès œnologiques réalisés dans les années 1970. Les dépôts sont, en effet, à cette époque rendus plus lourds et moins collants sur le verre des bouteilles, ce qui permet de les faire glisser beaucoup plus facilement vers le col.
Le « gyro-palette » est constitué de deux sous-ensembles : une caisse palette contenant 504 bouteilles pouvant être gerbé sur deux côtés et un réceptacle motorisé. La caisse, souvent galvanisée, afin de résister à la corrosion provoquée par l’humidité des caves, est composée de six faces : quatre faces fixes, un portillon dit de remuage et une grille nommée « sixième face » pour le transport et le remuage des bouteilles à plat. Cette disposition permet de jouer avec deux positions (bouteille couchée et bouteille sur pointe comme évoqué précédemment). Le réceptacle, fixé sur un pied pivotant permet le basculement des bouteilles de l’horizontale à la verticale et une rotation en tout sens sur toutes les inclinaisons.
De forme cubique, le « gyro-palette » permet d’entreiller quatre rangs de 126 bouteilles, soit au total 504 flacons. Cette conception originale répond à un certain nombre de contraintes techniques : sa configuration en cube permet de répartir également les masses et de s’assurer que le centre de gravité est bien au centre. « Une caisse de stockage rectangulaire classique ne permet pas d’atteindre la même précision. Sur un rectangle, on a toujours plus de poids sur un bord que sur un carré parfaitement équilibré. Le porte-à-faux qui se crée entraîne alors la caisse lorsque le courant est coupé », explique Jean-Marie Bouvry, l’un des propagandistes éclairé de cette innovation.

Une configuration cubique évite donc judicieusement cet écueil et permet de se passer de l’installation d’un moteur frein, complément onéreux ! Quant au choix de la taille du « gyro-palette », ce sont les contraintes de maniabilité et de praticité qui ont prévalu. La machine s’adapte aisément aux dimensions des portes des caves tandis que la caisse palette (près d’une tonne une fois chargée) correspond à un poids équilibré.
Aux « gyro-palettes » de format standard font également écho d’autres modèles, déclinés selon les besoins des Maisons de champagne. Des « gyro-palettes » (automates de gyrotechnique réalisant le remuage des bouteilles par caisse entière avant leur dégorgement) doubles permettent ainsi de gérer deux cages à la fois tandis que les « gyro-palettes » (automates de gyrotechnique réalisant le remuage des bouteilles par caisse entière avant leur dégorgement) dits « quadra » permettent de remuer quatre caisses en même temps.

Le génie des inventeurs repose sur une idée simple : remuer non pas une mais plusieurs bouteilles à fois. Encore faut-il pouvoir imprimer un mouvement de rotation identique et le même degré d’inclinaison à 504 bouteilles à la fois ! Comment procéder ? L’explication est la suivante : lorsque la bouteille au centre de la palette effectue un ¼ de tour, la bouteille sur le bord de la palette obéit au même mouvement et effectue elle aussi ¼ de tour. Compte tenu de la très faible vitesse de rotation du « gyro-palette », le rayon qui marque l’éloignement d’une bouteille au centre ne joue pas. Ainsi, le dépôt n’est pas propulsé et les 504 bouteilles bénéficient d’un traitement parfaitement identique !
Il peut ainsi faire subir aux bouteilles des rotations de 1/16ème de tour à droite ou à gauche alors que pour un remuage classique à la main sur pupitre, le caviste imprime généralement aux bouteilles un mouvement de ¼ ou 1/8ème de tour. Or, différentes expériences ont démontré que le moment le plus important lors de la rotation des bouteilles est celui du démarrage. Ainsi est-il qualitativement plus intéressant d’imprimer aux bouteilles deux rotations d’1/16ème de tour qu’une seule d’1/8ème. De même, grâce au « gyro », les inclinaisons des bouteilles peuvent être programmées au degré près de zéro à quatre-vingt-dix degrés, et permettent d’imprimer aux bouteilles l’angle exactement voulu.
Au contraire, sur un pupitre, de par la forme de celui-ci, les bouteilles subissent dès leur pointage, une première inclinaison d’au moins trente degrés.

Le « gyro » permet aux vins d’être remués en cycles très courts. Après 7 à 10 jours, les bouteilles se retrouvent sur pointe, c’est-à-dire, la tête en bas, prêtes à être dégorgées. Au total, l’ensemble des opérations de remuage nécessite entre 26 et 30 tenues avec un temps d’attente entre chaque opération - selon que l’on se situe au début ou à la fin du processus - de huit à quatre heures. Ainsi, pour le remuage manuel faut-il compter une semaine de repos sur pupitre pour les bouteilles qui viennent d’être pointées (il s’agit de la durée d’éclaircissement) puis au minimum 26 à 30 jours (soit environ six semaines) de remuage, le cycle pouvant parfois durer deux à trois mois suivant la capacité en main d’œuvre de la Maison. Le calcul est simple : le remuage manuel permet généralement sept à huit cycles par an, tandis que le remuage sur « gyro » en autorise couramment quarante à quarante-cinq. La capacité de remuage a ainsi été démultipliée dans certaines caves.
Gain de précision, de temps, le « gyro » permet également une formidable optimisation de l’espace. Ce sont 504 bouteilles qui peuvent être remuées sur un espace de moins de deux mètres carrés alors que quatre pupitres sont nécessaires pour le remuage d’un nombre similaire de bouteilles.
Lors de sa conversion au « gyro », la Maison Piper-Heidsieck a ainsi pu gagner la place de quarante caveaux, une véritable gageure. « Le « gyro » permet une gestion optimale du temps d’immobilisation des bouteilles en caves mais aussi de l’espace occupé, deux données qui contribuent à renforcer la valeur de la cave et donc de la Maison », explique Patrick Dubois, Chef de cave chez de Castellane. Aujourd’hui souvent disposés en épis, les « gyros » permettent un chargement et déchargement des bouteilles plus facile et renforcent la praticité du système. Preuve de son succès, c’est aujourd’hui le « gyro » qui impose ses contraintes : ainsi, de nouveaux espaces sont parfois créés ou aménagés par les Maisons lors de son installation.

Le « gyro » a également considérablement œuvré à améliorer le confort de travail des remueurs, dont la tâche spécifique avant l’introduction de la machine était de remuer manuellement les bouteilles. Travail fastidieux et répétitif, le remuage exigeait, en effet, un travail du matin au soir dans les caves, à la lumière artificielle et dans un environnement humide. « A la fin des années 1970 et au début des années 1980, on comptait qu’une bouteille de Champagne était manipulée 71 à 72 fois lors de son process d’élaboration. Aujourd’hui, si on se débrouille bien, on pourrait ne plus les manier du tout. Le « gyro » a apporté le chaînon manquant à la modernisation du process, commente René Menu, Directeur de la production chez Pipier-Heidsieck puis consultant pour la Station Oenotechnique. Au delà des effets bénéfiques sur les vins de Champagne, ce sont les conditions mêmes de travail que le « gyro » a fait progresser.

Conclusion

Adopté et plébiscité par l’ensemble de la profession champenoise, le « gyro-palette » est aujourd’hui pratiquement généralisé. Au point que les quelques systèmes concurrents qui ont été élaborés sont eux aussi souvent désignés par le nom « gyro », alors qu’ils portent des dénominations et présentent des caractéristiques un peu différentes.

Plus qu’un simple outil de travail parmi d’autres, le « gyro » est devenu un véritable nom générique, dans lequel la profession reconnaît les apports de cette innovation technologique. Une innovation qui elle-même au cours du temps s’est perfectionnée et a engendré dans son sillage la naissance de systèmes toujours plus performants et adaptés aux besoins des champagnes.
Cette innovation a permis d’améliorer encore (et toujours) le process d’élaboration du champagne ; elle a également facilité le travail des cavistes dont certains, les remueurs, étaient parfois confrontés à des difficultés liées à la répétitivité de la tâche. Toutefois, les Maisons s’attachent à conserver et à transmettre ce savoir-faire ancestral en continuant de former des remueurs qu’il faut entendre parler de leur métier tant ils en sont amoureux.