UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

La Femme & le Champagne

Œnologie

On distingue dans la Champagne viticole les Maisons de champagne (autrefois appelées « négoce ») et les Vignerons. Les Maisons assemblent et commercialisent leurs Grandes Marques de champagne qu’elles élaborent non seulement avec les raisins produits dans leurs propres Domaines de vignes de champagne (lorsqu’elles en ont), mais aussi et pour la plus grande part, avec ceux qu’elles achètent aux Vignerons dans le cadre d’un partenariat pluriannuel. Il y a une centaine de « Maisons de champagne », regroupées depuis 1882 dans une UNION et dont la plus ancienne, Ruinart, date de 1729.

Le Vignoble groupe l’ensemble des Vignerons, (et/ou Vigneronnes) (de l’ordre de 15 000), et leurs Coopératives (environ 150).

Jusqu’au début du XXe siècle, vignerons et vigneronnes s’occupaient exclusivement de cultiver leurs vignes et d’en vendre les raisins aux Maisons. Dans les années 1920-1930 naquit la « manipulation », qui se développa considérablement dans la seconde moitié du XXe siècle. Le « récoltant-manipulant » est un Vigneron qui transforme ses raisins en champagne à son nom, soit lui-même, soit collectivement au sein d’une Coopératives, dont certaines vendent sous leur Marque le champagne qu’elles élaborent. Seul le quart des Vignerons sont « Récoltants-manipulants » et vendent leur champagne. Les femmes directement intéressées par la production du champagne sont très nombreuses dans le Vignoble de la Champagne à jouer un rôle essentiel dans la production, élaboration et commercialisation du champagne, même si les travaux viticoles et l’élaboration du vin reste principalement le fruit du travail des hommes.

Depuis que la vigne a vu le jour en Champagne, au IVe ou Ve siècle, des femmes ont travaillé dans le vignoble familial et d’autres ont été employées comme ouvrières-vigneronnes. Dans « La Route du vin de Champagne », Armand Lanoux a ainsi présenté la femme du vignoble champenois de l’entre-deux-guerres : « La vigneronne, en Champagne, est aussi vaillante que le vigneron. Sous le soleil brûlant, comme sous la pluie battante, elle se coiffe du bagnolet, ce curieux bonnet, parfois ruché, qui protége la nuque et les yeux, et inlassablement elle se dépense pour l’incertaine échéance de la vendange. [...] La vigneronne aime sa vigne comme le vigneron, à qui elle prête la main dans toutes les opérations nécessitées par une culture délicate entre toutes ». Le bagnolet a disparu. Les activités de la vigneronne champenoise ont évolué mais elle a conservé sa vaillance.

Avant l’arrivée du phylloxéra en Champagne à la fin du XIXe siècle, le vignoble était cultivé « en foule », les plants de vigne extrêment rapprochés les uns des autres, jusqu’à atteindre une densité de 50 000 pieds à l’hectare. Le travail ne se faisait qu’à la main, dans un enchevêtrement qui faisait dire à un vigneron évoquant cet ancien temps : « On se tortillait là-dedans comme des serpents ! ». A chaque pied de vigne correspondait un échalas, grand bâton de bois qu’il fallait « ficher » au printemps et, à l’automne, « déficher » et mettre en tas, les moyères, pour être l’hiver aiguisé et désinfecté. Pour le fichage, les vigneronnes passaient les échalas, la pointe en bas, aux hommes, qui les enfonçaient, et pour les autres opérations concernant l’utilisation des échalas, c’était elles qui faisaient tout l’ouvrage. En outre, quand la vigne poussait, elles y attachaient avec des torchettes de seigle les jeunes pousses, ce qui n’allait pas sans maux de reins. Puis elles faisaient le rognage, suppression des rameaux et vrilles qui nuiraient au développement des grappes. Elles participaient aussi au binage et, sauf le bêchage, les plantations, le provignage, les apports de terre et d’engrais, trop durs pour elles, à tous les travaux de la vigne. Elles étaient cependant robustes. Cavoleau écrivait, en 1806, dans son « Œnologie française » que « leur condition n’est guère plus douce que celle des hommes ; ce sont de vrais athlètes par la force et le courage ». Il arrivait même que la femme remplace son mari pour le fichage. Voici ce que l’on peut lire dans le « Calendrier du vigneron champenois », publié en 1877 : « Autrefois des femmes aussi fichaient. La ficheuse plaçait le haut bout du bâton dans le talon du plastron qu’elle portait sur la poitrine et elle appuyait dessus de tout le poids de son corps afin de faire entrer le bâton dans la terre. Cette monstrueuse besogne faisait refluer les seins vers le cou, ébréchait parfois la peau et brisait la poitrine ». Par contre la taillerie, pourtant moins fatigante, était, dans certains vignobles tout au moins, l’affaire des hommes car, écrit dans « Au Pays du champagne » Moreau-Bérillon, « un préjugé très ancien ne reconnaissait pas à la femme l’intelligence suffisante pour tailler la vigne » ; il lui restait néanmoins à ramasser les sarments coupés et à les lier en bottes que l’on donnait au curé et à l’instituteur tout en en conservant le plus grand nombre pour les utiliser pour la cuisine et le chauffage.

Pour Jean-Jacques Rousseau, dans « La Nouvelle Héloïse », les vendanges sont « l’aimable et touchant tableau d’une allégresse générale ». Il y a certes, de bons moments mais elles sont fatigantes, dures même si le temps est froid et pluvieux, et c’était à l’époque surtout les femmes qui en avaient la charge. Dans les semaines précédentes, elles avaient réparé, parfois même fabriqué les petits paniers tressés ou en bois, et dans les derniers jours avant la cueillette elles arrosaient, s’ils étaient trop secs, les gros paniers appelés paniers-mannequins.

Au XIXe siècle, on prit l’habitude, dans la Montagne de Reims d’abord puis dans tout le vignoble, de faire effectuer par les femmes un « épluchage » des grappes déversées sur des « clayettes », procédé qui devait durer jusqu’aux années 1970. Les clayettes étaient des claies d’environ 1 mètre 20, en bois jusqu’en 1870 puis en osier, que l’on posait sur des paniers-mannequins. Les « éplucheuses », assises face à face sur des bancs ou des pliants, éliminaient les grains verts ou pourris et... bavardaient. Il y avait aussi des « pareuses » qui, après épluchage, choisissaient pour en faire la couche supérieure des paniers-mannequins les grappes les plus belles, parfois toutes disposées la pointe au-dessus.
Toutes les femmes de la famille participaient à la vendange car, comme l’écrivit Béranger dans une chanson,

Tout vigneron à l’ouvrage
Mène enfants, amis, voisins,
Tant ses tonnes en veuvage
Ont soif du jus du raisin.

et s’il ne citait pas l’épouse et les soeurs, c’est que ça allait de soi. On complétait quotidiennement les effectifs des vendangeurs à une louée locale, ouverte à l’aube sur la place du village par un roulement de tambour.
Pour les vignobles importants, on faisait venir du personnel, généralement de l’Argonne ou de la Lorraine. Tout le monde couchait sur la paille, dans des dortoirs dont les allées centrales séparaient les hommes des femmes comme on ne se déshabillait pas pour la nuit, la cohabitation ne posait pas de problème. Seule disposait d’un lit la « Mère des vendangeurs », femme d’un certain âge qui accompagnait chaque groupe de Lorrains.

Comme leurs longues jupes entravaient les mouvements des femmes quand elles travaillaient dans les vignes et pendant les vendanges, elles en diminuaient le volume en nouant étroitement sur leurs jarrets le cordon de leur tablier. Certaines les arrangeaient même à grand renfort d’épingles doubles en « jupes-culottes », terme déjà employé à l’époque dans le vignoble champenois.

Pendant la guerre 14-18, les femmes étaient seules pour faire la vendange. Elles cueillaient les raisins jusqu’à la tombée de la nuit. Elles étaient cependant aidées parfois par des soldats en cantonnement dans le voisinage.
Des tentatives de lutte contre le phylloxéra furent faites en introduisant dans le sol du sulfure de carbone avec un pal injecteur. Les hommes maniaient les pals mais les vigneronnes bouchaient les trous avec des tampons fixés à l’extrémité de longs bâtons, besogne fatigante. Ce procédé n’ayant pas donné satisfaction, on dut arracher les vignes et mettre en terre à la place des plants d’origine américaine résistants au phylloxéra, sur lesquels furent greffés les cépages champenois. Les vigneronnes participèrent au greffage, au triage des greffes-boutures et à leur mise en pépinière.

En raison de la guerre, la reconstitution du vignoble ne fut terminée qu’en 1920. Depuis, le travail des vigneronnes fut moins important dans les vignes car on les avait replantées en lignes, avec des intervalles permettant d’y faire passer les chevaux et, à partir des années 1950, les tracteurs-enjambeurs. Elles n’eurent plus à ficher et à déficher mais la plupart continuèrent à travailler avec leur père ou leur mari, par devoir et par plaisir.

Aujourd’hui, les vigneronnes participent souvent au greffage, à la taille et à l’attachage, à l’ébourgeonnement, à l’épamprage, au pincement, au rognage et à l’écoeurage, au palissage. Elles le font fort bien et elles se classent souvent en bonne place dans les concours de greffage et de taille. Il y a même des jeunes filles de la ville qui épousent un vigneron et qui se font initier par lui aux travaux de la vigne pour avoir la satisfaction d’aller tailler ses vignes par un beau jour de mars. Dans les années soixante-dix, à une journaliste qui lui demandait si sa nouvelle vie lui convenait l’une d’elles répondit : « Je me suis attachée à nos vignes d’une façon sentimentale. Elles me tiennent à cœur comme mes propres enfants et tout ce qui risque de leur nuire m’affecte. Et puis, c’est plus intéressant, plus gratifiant d’être vigneronne que de faire à la ville un métier monotone et fastidieux ». On voit aussi des veuves et des femmes célibataires exploitantes à part entière (pour 16 % des exploitations dans les années 90), menant à bien les travaux de la vigne, parfois jusqu’à l’âge de 70 ou 75 ans.

Les vendanges sont restées longtemps pour la femme du vigneron ou l’exploitante une lourde charge. Elle devait s’occuper du logement et de la nourriture des vendangeurs, en moyenne 5 par hectare, soit 10 à 50 et même davantage par exploitation, le repas de midi étant généralement pris aux vignes. Il n’en est plus de même depuis les dernières années du XXe siècles car les exploitants se sont trouvés obligés de faire cueillir leurs raisins par des prestataires de service saisonniers, ni logés, ni nourris, ceci à cause d’une réglementation gouvernementale des normes de logement, rigide et totalement inadaptée, à laquelle s’ajoutent des décisions de l’Administration interdisant à de nombreuses catégories de personnes d’effectuer les vendanges, fonctionnaires, salariés en congé payé, préretraités, exploitants agricoles retraités...

Si la vigneronne a vu ainsi ses charges allégées, il lui reste à prendre sa part au casse-tête qu’est devenu le recrutement des vendangeurs.
Lorsque l’exploitation familiale produit du champagne, il incombe à la vigneronne des tâches supplémentaires. Elle assure généralement l’habillage des bouteilles et leur emballage pour l’expédition. La femme qui est exploitante doit en outre mener à bien le pressurage de ses raisins et l’élaboration de son champagne, avec le concours, comme d’ailleurs pour la culture de ses vignes, des membres de sa famille, de collègues dévoués et d’entreprises spécialisées, éventuellement d’une coopérative.
Dans toutes les exploitations vigneronnes produisant du champagne le rôle administratif et commercial de la femme 86 87 s’est considérablement développé. L’épouse a conservé ses réflexes viticoles, surveillance du thermomètre et dégustations par exemple, mais elle est devenue une femme d’affaires, parlant gestion et marketing. C’est souvent à elle qu’échoit l’établissement des prix-courants, l’établissement des fichiers, la correspondance et la relance des clients, la facturation, la comptabilité. Elle jongle avec les difficultés des expéditions intracommunautaires et autres. Elle rédige les innombrables déclarations à adresser aux organismes chargés de la gestion d’ensemble du vignoble champenois et du contrôle des récoltes et des vins et elle passe une bonne partie de son temps au téléphone ou devant son ordinateur, certaines proposant même leurs produits sur Internet. On est dans le vignoble comme partout ailleurs à l’ère du commerce électronique.

Les vigneronnes sont aussi partiellement chargées de la communication. Quand le mari est aux vignes elles s’occupent de l’accueil des clients ou des visiteurs susceptibles de le devenir, elles leur font visiter leurs caves et déguster les différentes cuvées de leur champagne, sans oublier de leur remettre la documentation qu’elles ont établie pour la promotion de leur marque. Une des particularités du vignoble champenois est d’ailleurs l’habitude, sinon générale tout au moins fréquente, de mettre sur la marque sous laquelle est vendu le champagne les noms réunis par un tréma du chef de famille et de sa femme, nom de jeune fille s’entend. C’est une reconnaissance de la part que l’épouse prend à l’exploitation mais aussi une commodité dans des localité où habitent plusieurs récoltants-manipulants portant le même nom.

Dans le cas où elle n’exerce pas une profession citadine, la fille du vigneron participe aux travaux de l’exploitation, mais elle est souvent désireuse de s’établir au vignoble. Si elle est enfant unique et célibataire, elle succède à ses parents. Sinon, elle peut être aide familiale salariée ou cultiver ses propres vignes si elle en possède. Le plus souvent elle épouse un jeune vigneron, et si elle a des parents qui en ont les moyens elle lui apporte en dot de la vigne qui lui permettra de la faire valoir et de s’installer ou, s’il est déjà exploitant, d’agrandir son domaine.

La fille du vigneron est de son temps. Lorsqu’elle travaille à la vigne, il lui arrive d’écouter la musique d’un transistor ; elle porte des vêtements pratiques et de saison, qui ne rappellent en rien les amples jupes et le bagnolet d’autrefois. Et surtout, elle est instruite. Elle sort d’une école de viticulture, Avize, Beaune ou même Montpellier et certaines suivent les cours d oenologie de l’Universite de Reims. Il en est aussi qui sont diplomées d’une grande école de commerce. Elles parlent l’anglais et d’autres langues.

Des vigneronnes enfin, mères ou filles, jouent un rôle important, technique ou administratif, dans les coopératives, et participent à l’action syndicale du Vignoble, notamment comme membres de la Commission des Viticultrices du Syndicat Général des Vignerons de la Champagne.

Les Maisons de champagne du Négoce sont principalement aux mains des hommes mais certaines ont ou sont dirigées par des femmes célèbres dont généralement la famille est propriétaire de l’entreprise.

Dans les années 1740, à Avenay, petite localité de la vallée de la Marne, une exploitation modeste appartenant à une famille parisienne était dirigée par leur fille de 18 printemps, Marie-Gabrielle de Navarre, qui devait devenir favorite du maréchal de Saxe puis comtesse de Mirabeau. Elle s’occupait des vignes et de la vente des vins de la propriété, mousseux et non mousseux. Marmontel, qui précéda dans son cœur le maréchal de Saxe, vint la voir à Avenay en 1748 et voici ce qu’il écrit dans ses mémoires : Les jours d’orage, il fallait ou dîner ou souper dans ses caves ; et au milieu de cinquante mille bouteilles de vin de Champagne, il était difficile de ne pas s’échauffer la tête ».

Quelques années plus tard, sur la face nord de la Montagne de Reims, Adélaïde, maréchale d’Estrées, dernière descendante en ligne directe des Brulart de Sillery, se vit confier par son père 50 hectares de vignes, propriété importante pour l’époque, ainsi que des caves. Elle apporta des soins si éclairés à son vignoble qu’une parcelle fut appelée le « Clos de la Maréchale ». A sa mort, en 1775, elle laissa, entre autres legs, 60 000 bouteilles de champagne à un lointain cousin, Charles-Alexis Brulart, comte de Genlis, l’époux de la célèbre femme de lettres.

Au XIXe siècle, bien avant le combat féministe, plusieurs Maisons de champagne, certaines parmi les plus prestigieuses, ont eu à leur tête, parfois pendant longtemps, des femmes avisées et énergiques qui ont fait faire de grands progrès à leur marque, qu’elles ont parfois créée, et d’une manière générale au champagne.

A Reims, Philippe Clicquot, banquier et drapier, avait fondé en 1772 une maison de vins à son nom. Son fils François entra dans l’affaire et entreprit la production du champagne effervescent. Il épousa en 1799 Nicole-Barbe Ponsardin et il mourut prématurément en 1805. A l’étonnement général, sa veuve, avec le concours de M. Fourneaux, œnologue, et de M. Bohne, voyageur de la maison, prit la direction de l’affaire sous la raison sociale Vve Clicquot-Ponsardin, Fourneaux et Cie puis, à partir de 1810, Vve Cliquot-Ponsardin. Cette jeune femme d’une trentaine d’années dirigea personnellement sa maison avec une grande autorité et parvint à lui donner rapidement une importance considérable, aidée à partir de 1825 environ par un homme remarquable, Edouard Werlé, devenu son associé à partir de 1831. Elle envoya ses voyageurs dans toute l’Europe et elle n’hésita pas à forcer le Blocus continental de Napoléon pour faire pénétrer ses vins en Russie, où ils devinrent si prisés que Prosper Mérimée écrivait le 26 juillet 1853 : « Mme Clicquot abreuve la Russie ; on appelle son vin « klikofskoé » et on n’en boit pas d’autre ». Son champagne était connu universellement. Dans les pays anglo-saxons on le nommait « the Widow », dans ceux de langue espagnole « la Viuda ».

Madame Clicquot, intelligente et énergique, avait une grande autorité et suivait de très près l’élaboration de ses vins. Regrettant de les voir troubles en raison de la présence du dépôt formé par les levures de la seconde fermentation, elle entreprit de s’en débarrasser et c’est à elle qu’on attribue la création du pupitre de remuage, horizontal d’abord puis vertical, sur lequel on met les bouteilles le goulot en bas pour pouvoir les agiter, ce qui rassemble sur le bouchon le dépôt, qui est expulsé avec lui avant l’addition de la liqueur d’expédition et la pose du bouchon définitif.

Sous le second Empire, Madame Clicquot est « reine de Reims » comme l’affirme Prosper Mérimée dans la lettre précitée et son champagne est le roi de Paris. Dans la comédie de Labiche « La Poudre aux yeux », au maître d’hôtel qui lui demande « Quelle marque préférez-vous pour le champagne ? » Frédéric répond : « La Veuve Clicquot, c’est le meilleur ».

De ce succès vient sans aucun doute le surcroît de prestige qu’ajoute aux yeux de certains le mot Veuve lorsqu’il figure dans le libellé d’une marque d’un producteur qui, bien souvent, n’a jamais eu de veuve dans son négoce ! Madame Clicquot s’est éteinte en 1866, à l’âge de 89 ans, au château de Boursault, une sorte de petit Chambord qu’elle avait fait construire sur les pentes qui dominent la rive gauche de la Marne, en aval d’Epernay. Elle avait toute sa vie été bonne et généreuse.

En ont témoigné notamment la fondation d’une maison de retraite pour les travailleurs de sa maison et, avec les fonds que lui avaient rapporté le gain d’un procès gagné à Londres contre des contrefacteurs, la création d’un asile de vieillards. Les actuels directeurs de sa maison, conscients des liens qui unissent femme et champagne décernent chaque année le « Prix Veuve Clicquot de la femme d’Affaire » pour consacrer la réussite professionnelle d’une femme.

A Reims également et, comme Madame Clicquot en 1805, devenait veuve à 30 ans Apolline Henriot. Née Godinot, elle avait épousé en 1794 Nicolas-Simon Henriot, issu d’une ancienne famille de la bourgeoisie négociante rémoise, propriétaire de vignobles. Dans la corbeille de mariage, la jeune femme apportait la tradition viticole familiale issue du chanoine Godinot qui, outre les largesses dont il avait bénéficier la ville de Reims au XVIIIe siècle, avait fait des expériences heureuses sur les vignes qu’il possédait en plusieurs endroits de la Montagne de Reims et, selon toute probabilité, était l’auteur du premier ouvrage écrit sur le champagne, « Maniere de cultiver la vigne et de faire le vin en Champagne », paru anonymement en 1718.

Disposant d’un excellent vignoble et d’une position sociale de premier plan, Madame Henriot créa en 1808 la maison Vve Henriot Aîné, la 11e dans la chronologie des fondations de Maison de champagne. Elle la fit prospérer, obtenant des résultats fort honorables.
C’est à Epernay que Madame Claude-Joseph Devaux, née Josephte Ducray, devenue veuve à 39 ans en 1843, fonda en 1846 la maison Veuve A. Devaux. Elle la dirigea avec son fils François-Auguste. Celui-ci épousa Maria-Augusta Herbin qui devint la seconde veuve Devaux à la mort de son mari en 1879 et dirigea l’affaire jusqu’en 1895. Une troisième veuve Devaux, née Hussenot, apparaîtra en 1907, son mari Charles-Auguste Devaux, fils de François-Auguste ayant été victime d’un accident cardiaque ; elle prit à 31 ans les rênes de la maison et les garda jusqu’à son décès à l’âge de 80 ans, en 1951, ses deux fils prenant sa succession.
Cette maison A. Devaux, de taille modeste mais d’excellente réputation a donc été essentiellement féminine dans sa direction. La marque a été reprise par une importante coopérative auboise qui lui fait honneur en produisant de l’excellent champagne.

M. Christian Heidsieck, associé à Reims avec M. Piper, mourut en 1836. Ce fut son épouse qui prit la direction de la maison. Une société s’étant formée le 1er janvier 1837, elle en resta associée commanditaire jusqu’à son mariage avec M. Piper, puis propriétaire communautaire très active jusqu’à sa mort survenue en 1857.
A Reims, Jeanne-Alexandrine Mélin avait épousé en 1840 Alexandre-Louis Pommery, jeune lainier rémois. Celui-ci s’associa en 1856 avec Narcisse Greno qui avait fondé en 1836 avec un monsieur Wibert, depuis disparu, une petite maison de champagne qui produisait à peine 30 000 bouteilles par an.

Madame Pommery mourut en 1858. Madame Pommery prit dès son veuvage la direction de la maison, assistée par Henry Vasnier qui était le collaborateur de son mari, monsieur Greno restant encore en place deux années. Elle donna une impulsion considérable à sa maison dont les expéditions annuelles s’acheminaient en 1870 vers le million de bouteilles. Il lui fallait s’agrandir et elle décida de s’établir au sommet de la colline Saint-Nicaise. Elle y fit construire des bâtiments imposants dans un style composite s’inspirant de châteaux britanniques et de collèges oxfordiens, allant du gothique tardif au style dix-huitième de Robert Adam. Elle fit percer 18 kilomètres de caves d’allure roman-ogival desservies par un escalier monumental de 116 marches et reliant en partie les « crayères », carrières de pierre à bâtir d’origine gallo-romaine creusées en pyramides d’une hauteur atteignant une trentaine de mètres et assurant au vin de parfaites conditions de conservation. Vignes et parcs ombragés couvrirent les emplacements vacants du sommet de la butte. Ainsi équipée, la firme atteignit les deux millions de bouteilles annuelles à la fin du siècle. Madame Pommery n’en vit malheureusement pas les dernières années car elle disparut en 1890, dans sa 71e année.
Une anecdote illustre son caractère énergique. Pendant la guerre de 1870, elle tint tête à l’envahisseur et parvint ainsi à préserver sa maison de champagne et sa demeure. Elle l’a raconté comme suit dans une lettre écrite à l’un des siens : « Le prince de Hohenloe logeait dans ma maison et recevait tous les grands personnages prussiens de passage à Reims, tel le comte de Waldersee. Comme ce dernier me manifestait son étonnement de me voir seule aussi calme dans ma maison avec ma fille, je lui répondis que j’avais eu la chance de n’avoir jusqu’alors que des gens bien élevés chez moi, mais que, s’il en était autrement, j’avais de quoi imposer le respect et je sortis de ma poche un revolver qui ne me quittait jamais. Le prince de Hohenloe se récria à cette vue, invoquant la défense expresse de posséder des armes affichée dans toutes les rues. Le comte de Waldersee me dit alors : — Conservez votre arme, madame, ce ne sont pas les Prussiens qui désarment les darnes, mais bien les dames qui désarment les Prussiens ».

Comme Madame Clicquot, Madame Pomrnery s’intéressait de très près à ses vignes et à ses vins. Par exemple, elle eut l’idée de mettre les quais de réception de ses vendangeoirs à la hauteur la plus commode pour le déchargement des raisins, ce qui n’était pas le cas ailleurs. Quant à ses vins, elle fut une des premières à produire du champagne sec, moins dosé que l’était généralement celui de l’époque.

Madame Pommery était charitable et généreuse. Elle se consacra principalement aux enfants malheureux et au personnel de sa maison. Elle contribua financièrement à la réorganisation de la Société Philarmonique de Reims et elle dota le musée de la ville d’oeuvres d’art. Elle fit acte de mécénat en offrant au Musée du Louvre un tableau célèbre de Jean-François Millet, « femme au champagne.

A la mort de son mari, en 1870, Madame Auguste Heidsieck assura la cogérance de la maison Heidsieck et de Monopole, qui devint Veuve Heidsieck et Cie. femme d’affaires remarquable, elle forma ses associés, qui lui succédèrent à sa mort, en 1889.

En 1871, Mathilde-Emilie Perrier avait épousé Eugène Laurent, fils d’un ancien tonnelier, entrepreneur de tirages de Chigny-les-Roses, et chef de caves d’une petite maison de champagne de Tours-sur-Marne appartenant à Alphonse Pierlot. Il en hérita à la mort de ce dernier, en 1881, lui donnant comme raison sociale Eugène Laurent & Cie. Il décéda en 1887. Son épouse, veuve à 37 ans, l’ayant auparavant aidé dans la gestion de l’entreprise, en prit la tête avec la collaboration de Paul Couvreur, d’Aÿ, et de Paul Lebègue, de Londres. La raison sociale devint Vve Laurent-Perrier & Cie.

Madame Perrier s’acquitta fort bien de sa tâche. Partie de peu, elle commercialisera 600 000 bouteilles en 1914. Elle fit connaitre sa marque tant en France qu’à l’étranger. Elle sut créer un excellent tissu de relations avec les vignerons qui lui fournirent les meilleurs raisins et elle effectua même des créations d’un grand renom comme le « Grand Vin Sans-Sucre » à une époque où régnait des champagnes très dosés. Elle mourut en 1925, à 75 ans, ayant brillamment dirigé sa maison pendant trente-huit années !

Depuis le début du XXe siècle et aujourd’hui encore, continuant la tradition établie par les veuves du siècle précédent, des maisons de champagne, parmi les plus importantes, sont tenues par des femmes remarquables dont la plus célèbre a été Madame Bollinger, d’Aÿ, aussi bonne dégustatrice qu’excellente femme d’affaires.
On ne peut pas évoquer le rôle des femmes dans le Négoce sans parler de celles qui œuvrent à tous les échelons de la production et de la commercialisation. En 1975, d’après une statistique officielle elles représentaient 28 % des effectifs des maisons de champagne et ce pourcentage n’a pu que croître depuis cette époque.

Autrefois, on en trouvait beaucoup dans les caves et les celliers où elles nettoyaient, rinçaient et miraient les bouteilles, triaient les bouchons. Elles collaient les étiquettes et emballaient chaque bouteille dans du papier de soie. Parfois elles fabriquaient les muselets, les paniers six-cases, les paniers d’expédition. Pendant les guerres elles ont pris la place des hommes, remuant les bouteilles, les dégorgeant, les bouchant.

Aujourd’hui, en raison de la mécanisation des techniques, elles ont leur place en plus petit nombre, sur les chaînes d’habillage et d’emballage, pouvant aussi participer au contrôle visuel de la qualité et à la maîtrise. Quelques femmes exercent, assez rarement, des métiers typiquement masculins, comme par exemple celui de cariste. Et dans toutes les maisons de champagne, la gent féminine a envahi les bureaux où elles ont des fonctions de responsabilité ou de secrétariat, sans oublier leur présence aux standards téléphoniques. Il en est qui œuvrent à la communication de la firme ; elles peuvent en assurer la direction ou, tout au moins, être hôtesses pour les visites de cave et les réceptions. Il y a en outre, et de plus en plus, des œnologues de sexe féminin et des laborantines travaillant dans les laboratoires du Négoce, comme aussi dans ceux du Vignoble, des organismes interprofessionnels, des établissements œnotechniques, pouvant même être « chef de caves » dans une grande maison.

Des femmes, enfin, font du courtage de raisins et de vins.

La femme, on l’a vu, doit beaucoup au champagne, mais en retour ce vin merveilleux doit beaucoup à toutes celles qui, du haut en bas de l’échelle, ont participé et participent à sa production et sa commercialisation.