UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La cuvée

Avant de procéder à la deuxième fermentation, on prépare la cuvée, mariage judicieux des vins en vue de constituer pour le tirage et la prise de mousse un ensemble équilibré dans un type donné, choisi par le producteur. Elle résulte de deux opérations, l’assemblage et le coupage. L’assemblage, qui a lieu normalement lors du premier soutirage, est le mélange des vins de la même année, d’un même cru, d’une même origine ou d’une même catégorie. Le coupage, qui se fait généralement avec le deuxième soutirage, est, dans le sens qui lui est donné en Champagne3, le mélange des vins déjà assemblés, entre eux d’une part, avec des vins de réserve des années précédentes d’autre part. En réalité, le terme assemblage est souvent employé dans un sens élargi pour qualifier l’ensemble des mariages, qu’il s’agisse de crus entre eux ou des vins de différentes années. L’origine de ces opérations remonte au XVIIe siècle et on a déjà vu dans la première partie quelle est leur raison d’être. On doit noter qu’elles nécessitent une main-d’œuvre et des matériels de stockage onéreux, des réserves lourdes à financer. Si elles se pratiquent, ce n’est donc pas par simple routine mais en raison des nombreux avantages qu’elles procurent. Il convient en conséquence de les passer à nouveau en revue dans le contexte de l’élaboration du champagne d’aujourd’hui.
Les assemblages, pris au sens large du terme, offrent la possibilité de tirer le meilleur parti de vins qui sont souvent de provenances très diverses. Ils assurent l’homogénéité de la production et ils donnent au producteur la possibilité de faire œuvre de créateur en élaborant des champagnes aux caractéristiques propres à sa marque, notamment en allégeant ses cuvées avec des vins de Chardonnay ou en les corsant avec des vins de raisins noirs. Les types peuvent en être adaptés à diverses catégories de consommateurs et rester identiques à eux-mêmes, année après année, ce qui permet de susciter et d’entretenir la fidélité, car on s’habitue aux particularités spécifiques d’une marque lorsqu’elles demeurent invariables.
Dans le domaine de la qualité, les assemblages contribuent à améliorer les vins jeunes et à estomper les imperfections de certaines années. En 1972, les vins ont été mauvais dans certains vignobles et ils ont été vendus sous leur millésime. En Champagne, ils n’étaient pas bons, mais par le jeu des assemblages ils ont été améliorés par les vins des excellentes années 1970, 1971 et 1974. Il faut à ce propos citer à nouveau Pierre Geoffroy, qui écrivait dans le Vigneron champenois d’avril 1959 : Certaines années portent en elles des insuffisances qui ne peuvent être redressées que par des mélanges appropriés. C’est le rôle des vins de réserve, en l’absence desquels il est difficile de se garantir systématiquement un niveau constant de qualité. Et Emile Peynaud affirme pour sa part que l’équilibre et la complexité d’un grand vin s’obtiennent par ces mélanges [1].
On doit bien comprendre que par le jeu des assemblages on a obtenu un nouveau vin et non pas le médiocre résultat d’une simple juxtaposition des caractéristiques propres des vins ainsi réunis. On peut à juste titre parler du mariage des crus qu’ainsi l’on mêle, écrivait Louis Budin dans le numéro de décembre 1951 de La France à table, car les qualités respectives de ceux-ci se trouvent rehaussées et fondues par cette opération au point de donner un ensemble harmonieux dont la personnalité diffère de celle de ses composants et la surpasse. Maumené donnait à ce sujet, dès 1874, une précision intéressante : Les éthers contenus dans les vins, une fois mis en présence, peuvent réagir les uns sur les autres et donner lieu à des éthers nouveaux pouvant influencer beaucoup sur le gout des vins [2]. Cette heureuse propriété du mélange bien conçu est d’ailleurs utilisée pour le porto et bien d’autres vins, pour les eaux-de-vie, comme le cognac et le whisky, et même pour d’autres produits comme le thé, le café, le tabac.
L’assemblage est naturellement plus facile à pratiquer pour le Négoce et les coopératives de manipulation que pour le récoltant-manipulant n’ayant qu’un petit vignoble. L’abbé Pluche, champenois comme on le sait, écrivait déjà au XVIIIe siècle dans Le Spectacle de la nature que le propriétaire qui a nombre de vignes peut en étudier les différentes qualités, et faire un mélange qui donne de la réputation à ses vins. Mais le principe de l’assemblage demeure, même si celui-ci est réduit à sa plus simple expression, deux années d’un seul cru par exemple, ou même à la rigueur deux parcelles d’un même cru en une seule année, compte tenu des différences de leurs situations respectives et, éventuellement, des cépages susceptibles d’y être plantés. A l’opposé, l’assemblage peut porter sur un nombre impressionnant de composants. Pour un champagne non millésimé de grande marque, il est normal que soient mis en jeu une cinquantaine de crus différents, chacun en deux ou trois années, exceptionnellement même davantage. On attache dans ce cas beaucoup d’importance à la qualité des crus représentés, qui se traduit pour la marque par une moyenne des crus aussi élevée que possible. C’est ainsi que l’on dit d’une maison qui s’approvisionne dans 2 crus à 100 %, 4 crus à 98 % et 2 crus à 96 % qu’elle a une moyenne des crus de 98 %.
Le choix des vins et de leurs proportions respectives se fait par dégustation et analyse, selon les modalités déjà observées au siècle dernier et demeurées inchangées si on met à part, pour l’analyse, des améliorations techniques dans les domaines de la précision et de la rapidité. Elaborer c’est choisir, et l’élaboration de la cuvée est affaire d’artiste. Chaptal ne parlait-il pas de l’art de couper les vins, de les corriger l’un par l’autre [3]. Cela fait appel à la mémoire, aidée par le livre des cuvées, déjà noté au XIXe siècle, mais aussi à l’intuition, car le collage n’est pas encore fait, les vins sont troubles et jeunes, leur couleur n’est pas définitive, et il faut imaginer ce qu’ils deviendront après plusieurs années. On doit donc saluer le praticien responsable de la préparation de la cuvée, qu’il soit négociant, vigneron ou chef de cave. Il goûte, il cherche, il dose, il essaie par des combinaisons audacieuses et variées, il équilibre harmonieusement grâce à des dosages précis, afin d’élaborer un vin qui alliera plus tard les trois vertus exigées : arôme, finesse, fruit, et qui constitue d’une année à l’autre les types de vins suivis qui rentreront dans le cadre de la personnalité de son produit et feront sa marque de confiance à l’égard de ses consommateurs [4]. Des projets de cuvée sont successivement élaborés, entre lesquels on choisit celui qui se rapproche le plus du type de champagne souhaité. On effectue alors en vraie grandeur, dans des foudres et cuves équipés d’agitateurs, le mélange des différents vins retenus selon les proportions déterminées au préalable.

Notes

[1PAYNAUD (Emile). Le goût du vin. Paris, 1980.

[2MAUMENE (E_l). Traité théorique et pratique du travail des vins, leur fabrication, leurs maladies. Fabrication des vins mousseux. Paris, 1873

[3CHAPTAL (Jean-Antoine, comte). L’Art de faire le vin par M. le Comte Chaptal. Paris, 1819. CHASTELAIN (Dam Pierre). Voir JADART.

[4Guide d’or de Champagne. Cazilhac, 1977